Fer et Sang.
— C’est une moléculaire ?
— Non, élémentaire mon cher ami.
— Alors elle ne se régénère pas plus vite, c’est dommage.
— Non mais son élément est très intéressant. Elle module l’acier. Nous la gardons sous confinement spécial.
Je haussais un sourcil surpris, et ravi. Voilà qui promettait d’être intéressant.
— A-t-elle une spécialité ?
— Oui, on peut dire ça. Disons que nous avons réussi à la mater mais ce fut long et laborieux. Cependant elle est excellente dans son domaine vous verrez.
— Et le prix sera à la hauteur de son talent j’imagine.
— Vous imaginez bien, me sourit mon compagnon. Maintenant, profitons du spectacle, ça risque d’être assez rapide. Faites amener le moléculaire !
Elle avait mal aux bras. Où était-elle ? Que se passait-il ? Elle releva la tête, comme émergeant d’une sorte de transe. Une fraction de seconde s’envola dans un cri muet. Elle regarda ses mains pleines de sang, noir et luisant. Ça lui faisait comme des gants sombres et visqueux. Au bout de sa main droite, l’arme dégouttait sur le sol carrelé. Un flash douloureux s’imposa dans son esprit. On avait fait rentrer un homme. Il était drogué, il bavait, elle avait eu peur. En titubant il s’était approché d’elle, elle avait voulu fuir. Fuir ces bras tendus, ce regard vide. Mais la pièce était close et elle tremblait trop. Cela faisait tellement longtemps qu’on la retenait enfermée dans cette prison de plastique. Trop longtemps qu’on l’empêchait de moduler les choses, les objets. Toute cette énergie retenue dans son corps, la dévorait de l’intérieur, comme un animal qui tourne dans une cage trop petite, qui guette la faille pour jaillir. Alors elle la vit, la brèche qu’elle attendait depuis si longtemps, sous la forme d’une paire de ciseaux abandonnée là, à même le sol. Minuscules, un outil de manucure, à peine plus grand que la paume de sa main. Son instinct la submergea et la bête s’arracha de sa cage dans un grondement furieux. Puis tout était flou. Elle reporta à nouveau son regard sur la paire de ciseaux qui s’agitait devant elle. Les petites lames autrefois fines et brillantes faisaient maintenant plus de trente centimètres de long. Trente centimètres d’acier noir et rouillé, effilés comme des rasoirs et couverts d’hémoglobine coagulée. Elle releva la tête, son bras s’agitant toujours devant elle, comme animé d’une vie propre. Ses yeux s’agrandirent, entre horreur et plaisir. Un sourire carnassier mêlé d’effroi s’étala sur son visage. Elle sombra à nouveau dans le néant, son corps inlassablement mouvant et meurtrier.
Je ne pouvais détacher mon regard de la fille. Elle m’hypnotisait, m’absorbait tout entier dans sa danse macabre. Sa tunique et son pantalon, autrefois beige, étaient maculés de sang carmin qui lui faisait comme une robe mortelle. Ses cheveux avaient pris une teinte rougeâtre qui lançait des éclairs sous la lumière des néons. Son visage et son cou semblaient littéralement transpirer du sang. Elle bougeait à une vitesse incroyable, presque surhumaine. Les petits ciseaux laissés à son intention s’étaient métamorphosés entre ses mains en une arme monstrueuse et implacable. Elle tranchait dans la chair, les muscles et les tendons, visant le torse, le cou et le ventre de son adversaire. Le sang giclait en fontaines écarlates. C’était magnifique et terrible à la fois. L’homme face à elle subissait ses assauts sans pouvoir se défendre, elle virevoltait autour de lui comme une déesse vengeresse. Assailli sous les attaques, son corps luttait pour se régénérer après chaque blessure infligée. De mon fauteuil, bien à l’abri derrière la vitre maculée de trainées rouges, je pouvais voir sa peau s’ouvrir et se retendre, les fibres de ses muscles se rejoindre et tenter de se réparer. Mais la fille était trop rapide même pour cet organisme aux capacités extraordinaires. C’était une effroyable boucherie, exécutée avec une grâce et une violence absolue. En quelques minutes tout fut fini. L’homme s’écroula au sol, sa mutation vaincue par une autre, plus puissante, plus désespérée. La jeune fille accompagna le corps de sa victime dans sa chute et continua de s’acharner sur la dépouille inerte. Sans m’en rendre compte je m’étais approché et j’avais collé mon front à la vitre pour mieux l’observer. Sur son visage rouge, deux traces roses s’écoulaient de ses yeux à son menton, sillons plus clairs et humides. Je la regardais pleurer, frappant encore et encore. J’étais toujours dans la même position quand on vint la chercher. Mon ami me parlait, débout à côté de moi, babillant sur le prix, le talent et la docilité de la fille. Mais moi, je n’avais d’yeux que pour cette minuscule paire de ciseaux qui gisait au sol, poisseuse et inoffensive.
Il faisait froid. De la buée blanche s’échappait de ses lèvres glacées. La fille resserra sa cape rouge autour de ses épaules et observa la forêt, immobile sous son manteau de neige. L’air lui-même semblait s’être figé autour d’eux. Le bruit des chiens leur arriva, porté par le vent. Ils étaient encore loin, mais ils arrivaient. Inéluctablement, ils les trouveraient. Une onde de panique la traversa. Un tremblement saisit ses mains déjà bleuies par le froid. Elle réalisa qu’il n’y avait rien dans la forêt, rien pour l’aider, rien à moduler, pas de fer, pas d’acier, rien que des arbres et des feuilles. Elle tourna son regard vers l’homme qui l’accompagnait. Assis contre un arbre, il comprimait la blessure qui gouttait à son ventre.
— Je suis désolé, murmura-t-il. Je voulais t’aider mais je crois que j’ai échoué.
Elle ne répondit rien, il n’y avait rien à dire. Elle allait se détourner quand la bête en elle se remit à faire des ronds, impatiente, le regard tourné vers l’homme agonisant. Alors elle comprit. Lentement, comme un chasseur prudent devant une proie inconnue, elle s’accroupit devant l’homme blessé, sa cape s’étalant autour d’elle comme une corolle. Elle plongea ses yeux dans ceux de l’homme et tendit la main vers lui. Il hurla de douleur alors qu’elle fouissait dans ses entrailles déchiquetées du bout des doigts. Ses cris allaient exciter les chiens qui les poursuivaient. Ça et l’odeur du sang. Elle n’avait pas le choix. Elle enfonça plus franchement sa main dans l’abdomen déchiré jusqu’à refermer le poing sur la balle qui avait ouvert le passage. Elle la retira d’un geste. L’homme ne bougeait presque plus, ses yeux toujours noyés dans les siens. Il leva la main vers elle et elle eut un mouvement de recul. Il sourit, du sang perla à la commissure de ses lèvres et il lui indiqua la forêt d’un doigt tremblant. Elle se releva d'un bond et s’enfuit entre les arbres. Le regard de l’homme la suivit, brulant entre ses omoplates, tandis que la cape rouge disparaissait entre les arbres.
18:31 - 8 nov. 2015
Je te l'avais dit, je crois, sur 1.5 : j'aimerais être dans ton cerveau. Ce texte est beau, il suinte la violence et la terreur, et une fois qu'on l'a attaqué on ne peut pas en décrocher les yeux.
On ne connaît pas forcément l'univers et, malgré un texte relativement court, on n'en a cependant pas besoin. Tout est là, c'est une scène qui se suffit à elle-même.
Bref, j'ai adoré : )
23:32 - 8 nov. 2015
La suite, la suite !
J'aimerais bien pouvoir me souvenir de mes rêves aussi bien que toi ^^ En tout cas, c'est vraiment super bien écrit, j'aime beaucoup la petite fille pour laquelle on ressent à la fois compassion (emprisonnée dans sa cage) et peur (parce que c'est un monstre).
Quand tu dis "Je", c'était toi dans ton rêve ?
08:29 - 9 nov. 2015
Merci :)
@Ju: oui je voulais juste décrire cette scène là pq mon rêve ne contenait qu'elle et il fallait que ça se suffise tout seul. C'est comme une image en instantanée, et je ne connais pas vraiment le reste de l'univers mais c'est pas grave, je l'inventerais. J'aimerais bien reprendre ce texte, en tout cas l'ambiance et ses caractéristiques pr en faire une vraie histoire :)
@Choupchoup: merci, je l’aime bien aussi cette petite. En fait dans le rêve j'étais les deux, j'étais le "j" et aussi la fille en train de trucider le pauvre gars, je passais de l'un à l'autre, mais pr des soucis de compréhension j'ai décidé de mettre un "elle" sinon ça devenait trop compliqué à la lecture. C'était un rêve vachement violent au final, je pense que c'est pr ça qu'il m'a tant marqué :)
15:23 - 14 mai 2016
Petite correction à faire ici, je n'ai rien vu de choquant sinon.
Je comprends que ce rêve soit marquant et aussi bien retranscrit dans ton texte. Il est sanglant, aussi bien dans la chevelure de la fille que dans l'histoire de celle-ci.
Ce qui touche le plus l'esprit de l'Homme est, je pense, le sang. Tout le décor qui tu décris, toutes cette ambiance ressemble à un combat de ton esprit pour/contre (je n'arrive pas vraiment à déterminer) cette petite fille. Elle semble être le bien torturée par le mal.
Une nouvelle agréable à lire, déjà par ton incontestable talent de rédaction. Et je tiens à insister sur ce point car j'ai accroché au point de me laisser inconsciemment (em)porter jusqu'à la fin de cette histoire. De plus, un rêve est une émotion personnelle très forte, une partie de soi-même. Nous livrer/partager une partie de toi aussi intime (de mon point de vue) est une démarche plus que sincère.
Je ne sais pas vraiment quoi retenir d'un rêve aussi peu commun. J'ai déjà effectué cet exercice d'écriture d'un rêve marquant, mais à la différence que je garde le résultat pour moi. Le rêve, finalement, est notre seul espace de liberté, et la majorité des gens n'y prête guère d'attention. C'est bon de voir des gens y donner une importance quelconque.
Il y a des rêves qui sont parfois si marquants qu'ils nous "hantent" durant toutes notre vie, c'est une expression de notre esprit qui est loin d'être négligeable.
Pour conclure rapidement, j'ai beaucoup apprécié ta démarche. Les tournures nous plongent dans l’atmosphère, c'est criant de sincérité.
Merci d'avoir partagé, c'était très surprenant et très plaisant à lire.