Joué par :
Green Partizan: Jini Reusard #f29d8b
Grendelor : Capitaine Grenat #E9383F
Gaba : Auguste Von Cumulus #26d824
dvb : Don Wilhelm Bouthard #9683EC
Mike : Amadou Falotier #FFFF00
Exodus (…) : Perceval Fermaz #3A8EBA
Cassiopée : Léopold Singrier #CCCCFF
C’était une belle journée, la journée d’un printemps déjà bien avancé. Les caprices de la météo, les averses scélérates, les promesses vite oubliées de flânerie sur les bords de Jougle, avaient laissé la place à l’antichambre de l’été : un ciel bleu, presque sans nuage, une température honnête, suffisante pour faire sécher le linge en une journée, mais encore loin de la canicule estivale qui étouffait ponctuellement la grande cité Thil. Un temps parfait pour un dimanche, durant lequel les jardins de la ville se remplissaient des familles ouvrières, les parents goûtant le plaisir nouveau de ce jour de repos hebdomadaire récemment instauré, les enfants s’égaillant dans les allées de graviers, ou sur les pelouses fraîchement coupées par les jardiniers municipaux. Une journée où l’industrieuse métropole reprenait son souffle, où l’air se libérait des fumées noires des cheminées d’usine. Une journée pour le temps libre, et pour le temps politique – les conseils de quartier et les assemblées de travailleurs se réunissant en fin d’après-midi pour délibérer sur les affaires courantes. Une journée où les peintres ambulants et les étrangers en visite pouvaient saisir de leurs pinceaux et plumes l’esprit de cette nouvelle république des conseils, promouvant les temps libres après la besogne, la famille après l’effort, la citoyenneté après la production.
Dans les papeteries et les bureaux de poste du centre-ville, on ne trouvait aucune carte postale qui dépeigne la masse de silhouettes fatiguées présentement en train de s’échiner sur le chantier titanesque de la future gare de triage de Celian, distante de trente-cinq kilomètres des premiers faux-bourgs de l’agglomération. Se voulant une véritable porte d’entrée de la cité, la vaste emprise ferroviaire devait constituer le centre logistique depuis lequel les trains s’élanceraient à l’assaut du désert, ou arriveraient en provenance de Sûl-Nacre les wagons chargés de minerais, de verreries et draperies fines, et autres produits exotiques que produisait la mystérieuse ville d’Orient. Le projet prévoyait des kilomètres de faisceaux de voie pour recevoir les convois, des infrastructures et machines pour les charger ou les décharger, un bureau de la douane, ainsi qu’un dépôt pour l’entreposage et la maintenance des locomotives. A côté de la gare, un village devait être bâti pour pouvoir loger sur place le personnel fourni qu’un tel site réclamait pour fonctionner.
Ici, on ne s’arrêtait pas de travailler, même le dimanche. Un millier d’ouvriers étaient affairés sur le chantier, ici préparant le tablier de la voie, là transportant les lourdes traverses en bois pour les disposer l’une après l’autre. On distinguait aisément deux familles de travailleurs. En blanc, les fonctionnaires municipaux, et les employés de la compagnie de chemin de fer : les hommes et femmes libres. Des ingénieurs, logisticiens, contre-maîtres et gardiens. En rouge vif, la main-d’œuvre pénitentiaire, plus familièrement appelée les bagnards. Des forçats, trimards, bons à tout faire. Tel était le sombre destin des criminels, bandits et détenus de toutes variétés, privés sans honte du repos dominical. Car la cité des conseils exploitait hors de tout questionnement moral cette force de travail, mobilisée sous l’égide du programme baptisé « travail-réhabilitation », trop heureuse de mettre à l’ouvrage une masse de travailleurs et de travailleuses corvéables à merci, pour faire avancer le projet ô combien stratégique de ligne de chemin de fer vers Sûl-Nacre. Ces pauvres diables n’avaient rien à y gagner, ni remise de peine, ni ration plus consistante. Tout au plus bénéficiaient-ils de la possibilité de se trouver en plein air plutôt qu’entre les quatre murs de leur geôle. Bien qu’ici, aux portes du désert, l’air était nettement moins agréable que celui de la ville, baigné par la fraîcheur de la confluence des deux plus grands fleuves du continent. Il était plus sec, déjà empreint de la poussière du désert naissant. Point d’arbres ou si peu, sous lesquels se reposer, à leurs pieds s’étendaient une steppe informe. La seule humidité que l’on trouvait par ici était la sueur qui dès les premières heures de la journée maculait les corps poisseux de ces drôles de manutentionnaires en habits cinabre. Tous étaient à l’œuvre, volontaires, car au tire-au-flanc et autre déserteur étaient promis de copieux coups de bâtons, les postes les plus pénibles, et pour les récidivistes, un séjour au trou à l’issue duquel ils retrouvaient invariablement leur place sur le chantier.
Le long des voies déjà construites, de nombreux wagons étaient stationnés. Au plus proche des sections en train d’être posées se trouvaient les traverses, les segments de rail, les bacs contenant le ballast. Plus en retrait, d’autres voitures abritaient les bureaux du chantier et la base-vie pour le personnel logé sur place. Quant aux bagnards, ils s’entassaient au crépuscule dans des wagons plats dont on avait soudé aux ridelles des barreaux et bricolé un auvent en guise de protection contre les intempéries. Les pauvres diables dormaient sur de piètres couches, parfois de maigres matelas ou peau d’animaux mitées, parfois à même la ferraille. Ce décor pénitentiaire était surtout symbolique, un prisonnier avec une condition physique minimale pouvant facilement se glisser hors de sa prison roulante. Mais pour aller où ? Leurs vêtements écarlates juraient inévitablement, où qu’ils aillent. Le fuyard était bien vite repéré en pleine journée. Et si la nuit offrait un certain couvert, il fallait déjouer la surveillance des geôliers, et ensuite ? La zone immédiate de la gare était encore inhabitée à cette heure. La métropole était à trois heures de course, pour les meilleurs athlètes, et sur place, leur couleur impayable ne tromperait guère longtemps la garde municipale. Enfin vers l’Est, aucun refuge hospitalier en vue, et la promesse d’une soif dévorante dès les premières heures du jour, qu’aucun cours d’eau ne pourrait étancher.
Chacun restait donc à sa place, résigné, au travail tout en essayant discrètement de s’économiser au maximum. Du reste, le chantier n’était pas un mouroir. La population de détenus n’était pas illimitée, aussi un certain soin demeurait pour ceux-ci. L’embauche avait lieu à sept heures tapantes, un sinistre clairon donnant le signal de reprise des travaux. A midi, une pause de quarante-cinq minutes était prévue pour le déjeuner. Bien sûr, le dernier bagnard recevant sa pitance ne disposait que d’une poignée de minutes pour l’engloutir, mais les rations, quoique frugales et simples, étaient suffisantes pour maintenir une bonne cadence tout au long de la journée. L’heure du coucher du soleil marquait la fin du labeur. Cela signifiait aussi que la durée journalière du travail avait significativement augmenté et continuait de le faire, jusqu’à ce que le solstice fût atteint. Les forçats travaillaient en brigades, sous la surveillance et les instructions de leur chef d’équipe. Suivant la bonne étoile ou la déveine de chacun, celui-ci pouvait être un bon encadrant, ménageant ses subalternes, organisant un roulement dans les tâches les plus fastidieuses, accordant quelque temps de repos après un moment particulièrement épuisant. Il pouvait aussi être un cerbère, aboyant et jurant sur les galériens à son service, hurlant continuellement des ordres et adressant des brimades aux plus faibles. Le plus souvent, c’était un fonctionnaire sobre et ennuyeux, ni méchant ni particulièrement soucieux de la condition de ses manœuvres.
Les organisateurs de cette sinistre besogne auraient pu penser que des problèmes de discipline et de tension émergeraient entre les bagnards, notamment entre ceux qui purgeaient une peine relativement courte, et les réclusionnaires, malfaiteurs patentés et meurtriers. Mais la dureté des conditions de travail mettait tout le monde d’accord, à sa place, et les incartades restaient relativement marginales, cantonnées aux moments des repas et bien vite contenues par les surveillants. Le sens de la vie, l’horizon de chacun, étaient réduits à la voie de chemin de fer naissant sous leurs pieds, traverse après traverse, agrafe après agrafe, progressant chaque jour un peu plus vers l’orée du désert. Certains pouvaient compter les jours jusqu’à leur libération. D’autres s’en abstenaient, ne voulant pas nourrir un désespoir qui aurait absorbé leurs dernières pointes d’énergie face à ce sacerdoce harassant.


Jini reprit péniblement ses esprits, étalée par terre, ses oreilles bourdonnant furieusement. La terre sablonneuse de la steppe lui rentrait dans l’œil et elle voulut se frotter le visage, mais elle était presque incapable de bouger, comme si un convoi ferroviaire entier lui était passé sur le buffet. Lentement, laborieusement, elle leva la tête pour essayer de voir comment les évènements passés en étaient arrivés au moment présent sans la moindre transition perceptible. Dans le crépuscule mourant de l’Orient, un grand brasier illuminait les environs. De sa position, et gênée pour voir, elle n’apercevait aucune âme qui vive. « Je suis en enfer » dit-elle, in petto. « Quelle chienne de vie franchement, tout ça pour ça. »
Peu à peu, ses acouphènes diminuèrent, l’oxygène et le sucre se remirent à affluer presque normalement dans ses muscles, et elle put enfin se redresser. Concentrant tous ses efforts, elle put rouler sur le dos, et au bout d’un moment, s’asseoir.
Son sang n’irriguait pas seulement ses muscles. Il se répandait aussi sur ses jambes, depuis son ventre qui était méchamment entaillé. Ca n’était pas bon du tout. Une intense douleur aux entrailles vint la saisir alors qu’elle constatait l’ampleur des dégâts. Elle n’était pas en enfer, elle n’était pas décédée. Mais ça n’allait peut-être plus tarder.
Autour de Jini, d’autres silhouettes semblaient commencer à reprendre petit à petit leurs esprits. Elle prit conscience que c’était la Fumeuse qui était en train de se consumer violemment, répandant une fumée noire plus infernale encore que lorsqu’elle roulait à travers les paysages désolés de la région. Quelque chose avait provoqué une explosion terrible. Elle balaya les environs du regard. Pas d’arme à portée de vue. Luttant contre la souffrance aiguë, elle noua ses guenilles de bagnarde autour de son ventre pour essayer de contenir l’hémorragie. Avec toutes les peines du monde, elle parvint à se lever, et ses boyaux lui faisaient moins mal en position debout qu’assise. En se tenant la panse, elle se traîna jusqu’à la carcasse allongée de Bouthard, qui semblait en vie lui aussi, mais pas encore tout à fait convaincu qu’il n’avait pas passé l’arme à gauche. Elle se pencha au-dessus de lui.
C’est la merde. Je suis blessée, je pisse le sang. Je ne sais pas où sont les pétoires. Quelqu’un a fait n’importe quoi. Fais quelque chose, ou je vais finir ma mission dans ce coin de désert, très loin de chez moi.
Joignant son invitation aux actes, elle le gratifia d’un coup de pied faiblard, mais suffisamment ajusté pour signifier l’urgence de la situation.
Grenat sursauta en entendant l'explosion.
Mais que font ces idiots ?!
Regardant dans sa lunette, elle ne vit que des flammes et de la fumée, trop éloignée pour apercevoir les membres de cette drôle de compagnie.
Mais ils vont détruire mon butin !!!
La capitaine quettait anxieusement l'arrivée du Sable Rouge. Seule, elle ne pouvait rien faire.
SA MÈRE. Toujours sa mère et ses élucubrations.
Don, mon petit Don, mais quand songeras-tu enfin à te trouver une femme ? Le temps passe et je n'ai toujours pas de petits-enfants à pouponner ! Tu te rends compte ? Si tu continues comme ça, je serai bientôt morte sans que tu ne sois parvenu à transmettre le nom des...
Et BLABLABLA ! La ritournelle.
Baste !
Don Whilhelm n'en avait pas grand chose à fiche du prestigieux nom des Bouthard. Prestigieux aux yeux de qui d'ailleurs ? Aux yeux de la guilde des gratte-papiers de Willaer... bon ok, la Guilde c'est quand même pas n'importe qui. Admettons...
Non, Don n'en avait pas grand chose à fiche des faux semblants. Si MAMAN savait quel était sa réelle fonction au service de la Cité-État, elle en aurait fait des yeux ronds et ça lui aurait bien rabattu son caquet. Et elle lui aurait lâcher la redingote ! Mais, ladite fonction était loin d'être de celles dont on pouvait se targuer. Du moins pas avant l'âge de la retraite militaire, une fois empochée a posteriori et en toute discrétion la kyrielle de médailles et d'honneurs due en fin de carrière.
Non. Ce qui intéressait véritablement Don Wilhelm, c'était les gentils sourires et les délicates bouclettes de Mademoiselle Daisy Lutrinæ. Et aussi son charmant décolleté lorsqu'elle le rejoignait le dimanche après-midi sur les berges des canaux, toute apprêtée et parfumée. Ô comme ils aimaient déambuler ensemble, l'un à côté de l'autre, rougissant parfois de timidité et gloussant à leurs maladresses coquettes. Des semaines ou des mois que leur petit jeu durait sans qu'ils n'aient jamais, ni l'une ni l'autre, osé s'avouer ce qui était pourtant une certitude commune.
Mais aujourd'hui, quelque chose s'apprêtait enfin à éclore au grand jour. En cet instant précis, face au plan d'eau où nageait gracieusement un couple de cygnes suivi de leurs oisillons encore duveteux.
C'est Miss Daisy qui fit le premier geste. Elle se tourna vers lui, releva très légèrement un pan de sa robe et du bout effilé de sa bottine en suédine lui asséna un coup de pied bien placé dans les côtes avant de lui hurler au visage de sa voie éraillée :
C’est la merde. Je suis blessée, je pisse le sang. Je ne sais pas où sont les pétoires. Quelqu’un a fait n’importe quoi. Fais quelque chose, ou je vais finir ma mission dans ce coin de désert, très loin de chez moi.
Très chère, ferme ta gueule, tu vas faire peur aux petits cygnes...
Il faisait excessivement chaud en ce dimanche après-midi d'octobre. Et la pelouse d'habitude si rafraîchissante à l'ombre des saules pleureur avait en cet instant la texture et le goût du sable. Et les vendeurs de confiseries semblaient avoir foutu le feu à la locomotive.
Bouthard ouvrit un œil, ne vit rien, essaya avec un autre et vit un ciel emplit de flammes et de fumées. Il se redressa pour s'assoir péniblement, la tronche maculée de sang, de sable et de suie et lança un regard torve en direction de sa camarade d'infortune.
Pétard ! Jini : qu'est-ce qui se putain de passe ?!
"J'ai une âme solitaire"
Le premier apparaît lorsqu'une tâche est réalisée au-delà des attentes et demandes initiales. Suivant les circonstances, le zèle peut être bénéfique, comme il peut aller à l'encontre du but recherché. D'ailleurs, ne dit-on pas que dans les antiques forges de Gav'Orn ont soufflé les meilleures intentions ?
Le second est constitué par les évènements imprévisibles à la nature humaine. Une branche centenaire qui cède, morte car dévorée par les fourmis blanches, au moment du passage quotidien d'un vieil homme qui a grandi en même temps que ce chêne ; l'érosion naturelle d'une vénérable montagne qui provoque un éboulement et sème de l'or dans la rivière en contrebas.
Amadou fit preuve de zèle en ce qu'il n'avait pas besoin de charger la soupière d'autant de caillasse. Léopold fit également preuve de zèle en rajoutant une braise à l'intérieur de leur bombe artisanale.
Puis le hasard s'ajouta à l'équation. Nous parlons de chance lorsque l'aléa est bénéfique, tandis que les plus pragmatiques diront malchance pour son contraire. Ici, il s'agira de scoumoune. Une scoumoune bien poisseuse.
Sans les pierres ajoutées par Amadou, l'explosion de la soupière aurait mis sur le cul le cuistot, lui aurait brûlé les sourcils et l'aurait laissé à moitié sourd. Sans la braise, il aurait eu le temps de finir sa gamelle et serait allé se vider la vessie, comme d'ordinaire après avoir mangé.
Mais là...
La soupière explosa. De la pierre et de l'étain incandescents filèrent en tout sens. Un morceau d'une livre traversa la tête du marmiton. Et la scoumoune frappa davantage.
La Fumeuse tenait davantage d'un prototype fi-de-rail d'une locomotive que d'un véritable projet de véhicule motorisé hors pavé. La conception manquait donc de certains éléments de sécurité élémentaires, notamment de redondances en cas de coup du sort. Le fameux hasard.
Donc, plutôt que de placer la cuisine parmi une des trois carrioles de l'attelage, celle-ci fut intégrée à la traction et reliée par des conduits secondaires à la chaudière.
Des bouts de la bombe traversèrent les cloisons, découpèrent les boisseaux, griffèrent les moyeux, déchirèrent les essieux et lacérèrent la chaudière. Le charbon enfourné se répandit aux alentours, enflammant ce qu'il y avait à enflammer : huiles et graisses moteurs, morceaux de tissus qui traînaient, des poulies en bois et en cordage qui au vu des nouvelles techniques auraient dû être remplacées par des courroies en métal.
Et pour couronner le tout, la partie poisseuse de la scoumoune fut le couvercle de la soupière qui retomba à l'intérieur de la seconde cheminée de la Fumeuse — qui portait tragiquement bien son nom à ce moment donné. Le couvercle forma un bouchon, que le Temps allait se résoudre de régler, d'une manière ou d'une autre.
Quand Amadou se releva, il constata avec une étrange – car co-auteur du crime – surprise l'ampleur des dégâts. En tout cas, l'ampleur par rapport à ce que lui avait imaginé à l'origine. Autant il pouvait prévoir avec précision à quelle vitesse allait se consumer tel ou tel combustible, selon le vent, l'apport de l'air et l'humidité, qu'en matière d'acier il effectuait ses premiers pas. Pyromane était un art de calcul, car on ne brûle pas une maison comme on enflamme en plein vol un ballon dirigeable.
La Fumeuse avait un flanc éventré par l'explosion, un feu se propageait à l'avant de la machine.
Singrier et Falotier avaient transformé le d'mibile en un brasier mémorable. Les torpeurs de la nuit avaient reculé au loin et dans les yeux d'Amadou scintillaient une euphorie grandissante.
Il se tenait droit, torse nu, sa tunique rouge dans la main. Émerveillé par ce qu'ils venaient d'accomplir, il jeta un coup d'œil à son camarade qui se remettait sur pieds, puis il leva le bras. Le gauche. Celui qui tenait le poids de sa turpitude. Celui qui brandissait la couleur de son infortune. Celui qui, ce soir, était d'un rouge feu.
Alors il hurla. Tout. D'une traite. Ses rires, ses crimes, ses différences. Sa colère et sa peine. Sa joie.
Il en oublia l'objet de tout ce pataquès : une diversion pour s'enfuir.
Le Sable Rouge avait rejoint sa capitaine. Les yeux rivés sur sa longue vue, Grenat faisait le point sur la situation du camp en flammes. La réserve d'armes n'avait pas encore pris feu et la jeune femme adressa une prière rapide pour que ce miracle persiste encore. Le vaisseau filait pendant que l'équipage se préparait. Sa seconde garderait le Sable Rouge pendant que Grenat et les 4 autres membres de l'équipage l'accompagnerait pour récupérer les armes. Pour ça, deux actions étaient prévues : deux portaient des extincteurs sur le dos pendant que les trois autres les entoureraient, armées, pour tenir en respect le groupe. ce devait être une attaque éclair. Eteindre les flammes, récupérer les armes et repartir. Au besoin, les hommes, qu'ils soient en rouge ou en blancs, seraient éliminés. Dans la piraterie, on ne fait pas dans la sensiblerie.
L'étrange silhouette du vaisseau était maintenant visible depuis le camp dévasté. Dans cinq minutes, l'assaut serait donné.
Peu de personnes savent différentier une détonation d'une déflagration. La plupart parleraient d'explosion, vocabulaire plutôt imprécis. Certains ne parleraient pas du tout, étant privés d'oreilles ou, comme ce pauvre cuisinier, de la cervelle nécessaire à l'élaboration de pensées. Notez qu'il n'en avait pas beaucoup plus avant l'explosion, et c'est bien dommage, car il aurait pu noter l'absence de glouglou du contenu de la marmite.
Au lieu de cela, il avait remis le couvercle, créant les conditions idéales pour une détonation, bien plus violente qu'une déflagration.
Auguste savait tout ceci car il avait senti la chaleur avant d'entendre le boum.
En revanche, il ignorait comment il avait survécu. Et en fait, s'il n'avait pas eu douloureusement conscience de chaque meurtrissure sur son corps, il aurait douté d'avoir survécu.
Il se souvenait de l'explosion, et ensuite, le trou noir. Il avait dû perdre connaissance. Une âme charitable l'avait réveillée ensuite. Qui ? Il ne savait pas, mais cette personne avait aussi éteint les flammes de ses habits.
Son ouïe ne revint pas avant un bon moment. Quand elle revint, elle était accompagnée d'un acouphène terrible, ainsi que du sifflement de vapeur qu'il avait entendu plus tôt dans la journée.
Sa vision encore floue ne lui permettait pas de distinguer quoi que ce soit, mais la grande masse sombre qui s'approchait semblait être la source du bruit.
Auguste ramassa une écharde de métal projetée par l'explosion, la lâcha, se suça les doigts et réessaya de l'autre main, protégée cette fois par sa manche.
Le morceau de métal brûlant fut caché prestement dans la doublure de sa tunique de bagnard. Il servirait sûrement bientôt.
Perceval toussa.
Il y avait d’abord eu un discours. Une tirade flamboyante et passionnée, une ôde à ce qui faisait l’humanité belle et conquérante. Une invitation à plus, à tout, à mieux.
Perceval essaya de redresser son torse. Tout son corps lui intima de changer d’avis. Il arrêta son mouvement, mais la douleur décida de continuer sur sa lancée.
La force des convictions de Monsieur Bouthard avait ébranlé les idées simples et improvisées de Perceval. Il avait senti en son cœur poindre une chaleur nouvelle, une étincelle que sa nature avait si souvent éteinte par apathie. A ses côtés, Auguste vibrait quant à lui littéralement d’excitation. Dans ses yeux, Perceval voyait briller bien plus qu’une braise : c’était un vrai foyer qui habitait alors le jeune homme, nourri par l'injustice.
Auguste se tenait affalé à quelques pas. Ses cheveux fumaient, et son habit carmin était la proie des flammes. Son corps était plié dans une position anatomiquement inquiétante.
Il y avait eu une explosion. Un BANG retentissant, qui avait fait sursauter le groupe de frayeur. S'en était suivi un bref silence puis quelques exclamations depuis l'autre côté de la Fumeuse. Perceval avait alors échangé un regard avec Auguste, mi-angoissé, mi-soulagé, et ouvert la bouche pour -
Il y avait eu une seconde explosion.
La tête de Perceval résonnait tout entière d'un bourdonnement aiguë. Sa vision était floue et il distinguait mal au-delà du corps d'Auguste.
Un jour, il s'était trouvé du mauvais côté d'un incident de décompression. L'événement avait suffit à lui laisser un souvenir qui le réveillait encore certaines nuits. Il lui vint la pensée fugace qu'il n'en rêverait sans doute plus.
Le jeune homme retrouvait peu à peu les sensations - majoritairement pénibles - de ses extrémités. Toussant à nouveau, il se redressa sur ses coudes et ses genoux. La posture fit basculer les tubes de cartons éventrés de son dos, finissant de verser les feuillets et plans qui ne volaient pas déjà ça et là tout autour de la scène. Maladroitement, il avança en direction d'Auguste et se mit à frapper les flammes du plat de la main pour éteindre son camarade. Il l'appela, mais sa propre voix lui semblait lointaine, couverte par le bourdonnement qui occupait son crâne. En fait, l’ensemble des sons - forcément terrifiants - qui auraient dû occuper l’espace lui semblait distant. Il avait même l’étrange impression de n’absolument rien discerner depuis son oreille droite.
Sous ses mains, le corps d’Auguste avait fini par réagir, éructant à son tour et recroquevillant ses membres sur lui. A la bonne heure ! Mais il allait sans doute avoir besoin de soins. Perceval remarqua alors que son propre bras était rougi par une notable quantité de sang. “– Et zut.” Ils allaient avoir besoin de soin.
Le jeune cartographe se redressa, cherchant du regard tout autour de lui d’autres rescapés. Ils étaient entourés de débris, de pièces fumantes et de plans voltigeant sur les courants de chaleurs, mais il finit par apercevoir M. Bouthard. En fâcheuse posture. La Rouge qui les avait rejoints peu avant la détonation était penché au-dessus de lui et lui avait asséné au moins un violent coup de pied.
Découvrant une loyauté nouvelle envers l’ordonnanceur (adjoint) du chantier, Perceval se pencha aussi vite que possible en direction de la crosse d’une arme qu’il avait aperçue tantôt, projetée par l’explosion de façon fort à propos. Après deux essais, il réussit à saisir la crosse abîmée de ce qui était un fusil. Il se redressa, épaula douloureusement et sans grande confiance l’objet, et cria aussi fort que ses poumons le lui autorisaient en direction de la Rouge, qui dominait toujours un M. Bouthard maintenant assis. Le fait qu’il ne soit pas sûr de savoir armer le fusil était optionnel en cet instant.
– Lai-lai-laissez Monsieur Bouthard tranquille ! Ou… ou je vais -
Il ne put finir sa phrase avant de réaliser que l’arme qu’il dressait vers l’agresseuse pointait obstinément son canon au moins vingt degrés trop à gauche, suivant la courbure exagérée que faisait le cylindre à partir du fût.
– Et zut…
Le sol sur lequel était vautré Léopold semblait presque frais en comparaison de l'air qui, lui, était chauffé à blanc. Plongé dans un silence inquiétant, il n'osait pas se redresser.
Il mit un certain temps à se rendre compte qu'Amadou dansait à ses côtés dégageant une folie heureuse par tous les pores de son corps.
Quand il s'assit enfin, la tête lui tournait mais des sons lointains lui parvenaient : mélange de pulsations vrombissantes, de sifflements et de cris.
Son cerveau tentant de se recomposer, il réussit à se mettre debout et à attraper le bras de son compagnon qui gesticulait.
-Viens ! Il faut partir maintenant !!
Mais Amadou ne l'entendait pas, trop pris par sa frénésie bondissante.
Il tenta bien de le secouer, mais ce dernier l'ignora totalement.
Il fallait qu'il parte. Maintenant !
Il se risqua un dernier appel et une nouvelle secousse, puis s'escamota vers l'ombre du rocher.
Il ne devait plus être là quand tout un chacun récupèrerait ses sens.
Jini luttait contre la douleur vive qui lui lacérait l’abdomen. Son complice venait manifestement de reprendre ses esprits, mais cela ne lui apportait qu'un maigre réconfort. Elle était prise de nausées, au bord du malaise. Elle eut un regard pour le Rouge qui venait de l'interpeler, pointant - ou tentant de pointer - un fusil manifestement hors d'usage. Encore une mauvaise nouvelle. Elle tomba à genoux, les bras toujours noués autour de ses boyaux.
Ce qui se passe, c'est que quelqu'un a fait exploser la machine. Je ne sais pas comment. Ce qui se passe, c'est que les armes sont dispersées aux quatre vents, peut-être complètement inutilisables. Ce qui se passe c'est que j'ai les entrailles en vrac, je me vide de mon sang, voilà ce qui se passe ! Maintenant il faut qu'on se bouge le cul.
D'un regard oblique, elle aperçut un Blanc qui avait recouvré ses sens et pris note de la configuration nouvelle de l'équipée. Quoique manifestement encore sonné, il parcourait les débris qui jonchaient les alentours à la recherche de quelque chose, et on pouvait facilement deviner quoi. Ses mains vides et tremblantes indiquaient qu'il était encore bredouille, à cette heure. Jini se tourna à nouveau vers son camarade d'infortune.
Ohé Perceval ! Lève-toi et viens par ici, la Liberté va avoir besoin de toi. Et emmène ce fusil avec toi, il peut encore servir pour assommer.
Le vent du désert se leva brusquement et souffla une puissante bourrasque sur ce qui restait du "camp", dissipant quelque peu la fumée noire qui s'élevait en sombres volutes de la carcasse de la Fumeuse. D'un coup, Jini prit conscience que l'univers existait encore au-delà du champ de bataille sur lequel se répandaient ses fluides vitaux. On ne pouvait pas rater la carlingue haute et menaçante qui s'approchait vivement en glissant sur le sable, ni douter de l'angle de sa trajectoire - droit sur eux. Elle ferma les yeux, saisie par la lassitude et le découragement. Elle sentit sa blessure gargouiller de plus belle.
Tu portes vraiment la poisse, Bouthard. Je ne veux plus jamais retravailler avec toi.
Les flammes du camp éclairaient le vaisseau volant. Ils purent reconnaître le pavillon noir flottant au plus haut. Le second, un camélia rouge d'où s'égoutte des larmes de sang, était celui du Capitaine Grenat. Les occupants du camp en train de reprendre leurs esprits purent voir 5 silhouettes s'avancer dans la fumée, deux portant des bonbonnes sur le dos et 3 armées.
En voyant l'état du camp, Grenat secoua la tête, dépitée. Sa voix claqua.
Jade, Cristal, éteignez-moi ce feu avant que tout n'explose ! Saphir, Rubis, on rassemble le troupeau. Le premier qui tente quelque chose, vous l'abattez !
Dans une parfaite synchronisation, les 5 silhouettes se mirent au travail. Les bonbonnes déversèrent des jets d'eau sur les flammes, les étouffant rapidement tandis que les trois autres faisaient le tour. Grenat avisa un homme en blanc à terre, une femme en rouge ensanglantée au dessus de lui, un autre blanc tenant un fusil qui ne tirerait plus jamais plus ou moins pointé vers la femme, un rouge à moitié calciné à ses pieds. La pirate les menaça de son pistolet.
Lâchez vos armes et rassemblez-vous, à genoux ! Je m'empare de ce camp, fit-elle avec un sourire qui aurait mis mal à l'aise un requin.
De son côté, Saphir trouva un blanc au crâne explosé et un rouge riant comme un damné à côté. Tout comme son capitaine, elle pointa son pistolet vers lui dans l'idée de le faire rejoindre le groupe.
Rubis, elle, ne vit qu'un seul blanc, encore un peu hagard, qui se laissa convaincre par l'arme pointée sur lui.