C’était une belle journée, la journée d’un printemps déjà bien avancé. Les caprices de la météo, les averses scélérates, les promesses vite oubliées de flânerie sur les bords de Jougle, avaient laissé la place à l’antichambre de l’été : un ciel bleu, presque sans nuage, une température honnête, suffisante pour faire sécher le linge en une journée, mais encore loin de la canicule estivale qui étouffait ponctuellement la grande cité Thil. Un temps parfait pour un dimanche, durant lequel les jardins de la ville se remplissaient des familles ouvrières, les parents goûtant le plaisir nouveau de ce jour de repos hebdomadaire récemment instauré, les enfants s’égaillant dans les allées de graviers, ou sur les pelouses fraîchement coupées par les jardiniers municipaux. Une journée où l’industrieuse métropole reprenait son souffle, où l’air se libérait des fumées noires des cheminées d’usine. Une journée pour le temps libre, et pour le temps politique – les conseils de quartier et les assemblées de travailleurs se réunissant en fin d’après-midi pour délibérer sur les affaires courantes. Une journée où les peintres ambulants et les étrangers en visite pouvaient saisir de leurs pinceaux et plumes l’esprit de cette nouvelle république des conseils, promouvant les temps libres après la besogne, la famille après l’effort, la citoyenneté après la production.
Dans les papeteries et les bureaux de poste du centre-ville, on ne trouvait aucune carte postale qui dépeigne la masse de silhouettes fatiguées présentement en train de s’échiner sur le chantier titanesque de la future gare de triage de Celian, distante de trente-cinq kilomètres des premiers faux-bourgs de l’agglomération. Se voulant une véritable porte d’entrée de la cité, la vaste emprise ferroviaire devait constituer le centre logistique depuis lequel les trains s’élanceraient à l’assaut du désert, ou arriveraient en provenance de Sûl-Nacre les wagons chargés de minerais, de verreries et draperies fines, et autres produits exotiques que produisait la mystérieuse ville d’Orient. Le projet prévoyait des kilomètres de faisceaux de voie pour recevoir les convois, des infrastructures et machines pour les charger ou les décharger, un bureau de la douane, ainsi qu’un dépôt pour l’entreposage et la maintenance des locomotives. A côté de la gare, un village devait être bâti pour pouvoir loger sur place le personnel fourni qu’un tel site réclamait pour fonctionner.
Ici, on ne s’arrêtait pas de travailler, même le dimanche. Un millier d’ouvriers étaient affairés sur le chantier, ici préparant le tablier de la voie, là transportant les lourdes traverses en bois pour les disposer l’une après l’autre. On distinguait aisément deux familles de travailleurs. En blanc, les fonctionnaires municipaux, et les employés de la compagnie de chemin de fer : les hommes et femmes libres. Des ingénieurs, logisticiens, contre-maîtres et gardiens. En rouge vif, la main-d’œuvre pénitentiaire, plus familièrement appelée les bagnards. Des forçats, trimards, bons à tout faire. Tel était le sombre destin des criminels, bandits et détenus de toutes variétés, privés sans honte du repos dominical. Car la cité des conseils exploitait hors de tout questionnement moral cette force de travail, mobilisée sous l’égide du programme baptisé « travail-réhabilitation », trop heureuse de mettre à l’ouvrage une masse de travailleurs et de travailleuses corvéables à merci, pour faire avancer le projet ô combien stratégique de ligne de chemin de fer vers Sûl-Nacre. Ces pauvres diables n’avaient rien à y gagner, ni remise de peine, ni ration plus consistante. Tout au plus bénéficiaient-ils de la possibilité de se trouver en plein air plutôt qu’entre les quatre murs de leur geôle. Bien qu’ici, aux portes du désert, l’air était nettement moins agréable que celui de la ville, baigné par la fraîcheur de la confluence des deux plus grands fleuves du continent. Il était plus sec, déjà empreint de la poussière du désert naissant. Point d’arbres ou si peu, sous lesquels se reposer, à leurs pieds s’étendaient une steppe informe. La seule humidité que l’on trouvait par ici était la sueur qui dès les premières heures de la journée maculait les corps poisseux de ces drôles de manutentionnaires en habits cinabre. Tous étaient à l’œuvre, volontaires, car au tire-au-flanc et autre déserteur étaient promis de copieux coups de bâtons, les postes les plus pénibles, et pour les récidivistes, un séjour au trou à l’issue duquel ils retrouvaient invariablement leur place sur le chantier.
Le long des voies déjà construites, de nombreux wagons étaient stationnés. Au plus proche des sections en train d’être posées se trouvaient les traverses, les segments de rail, les bacs contenant le ballast. Plus en retrait, d’autres voitures abritaient les bureaux du chantier et la base-vie pour le personnel logé sur place. Quant aux bagnards, ils s’entassaient au crépuscule dans des wagons plats dont on avait soudé aux ridelles des barreaux et bricolé un auvent en guise de protection contre les intempéries. Les pauvres diables dormaient sur de piètres couches, parfois de maigres matelas ou peau d’animaux mitées, parfois à même la ferraille. Ce décor pénitentiaire était surtout symbolique, un prisonnier avec une condition physique minimale pouvant facilement se glisser hors de sa prison roulante. Mais pour aller où ? Leurs vêtements écarlates juraient inévitablement, où qu’ils aillent. Le fuyard était bien vite repéré en pleine journée. Et si la nuit offrait un certain couvert, il fallait déjouer la surveillance des geôliers, et ensuite ? La zone immédiate de la gare était encore inhabitée à cette heure. La métropole était à trois heures de course, pour les meilleurs athlètes, et sur place, leur couleur impayable ne tromperait guère longtemps la garde municipale. Enfin vers l’Est, aucun refuge hospitalier en vue, et la promesse d’une soif dévorante dès les premières heures du jour, qu’aucun cours d’eau ne pourrait étancher.
Chacun restait donc à sa place, résigné, au travail tout en essayant discrètement de s’économiser au maximum. Du reste, le chantier n’était pas un mouroir. La population de détenus n’était pas illimitée, aussi un certain soin demeurait pour ceux-ci. L’embauche avait lieu à sept heures tapantes, un sinistre clairon donnant le signal de reprise des travaux. A midi, une pause de quarante-cinq minutes était prévue pour le déjeuner. Bien sûr, le dernier bagnard recevant sa pitance ne disposait que d’une poignée de minutes pour l’engloutir, mais les rations, quoique frugales et simples, étaient suffisantes pour maintenir une bonne cadence tout au long de la journée. L’heure du coucher du soleil marquait la fin du labeur. Cela signifiait aussi que la durée journalière du travail avait significativement augmenté et continuait de le faire, jusqu’à ce que le solstice fût atteint. Les forçats travaillaient en brigades, sous la surveillance et les instructions de leur chef d’équipe. Suivant la bonne étoile ou la déveine de chacun, celui-ci pouvait être un bon encadrant, ménageant ses subalternes, organisant un roulement dans les tâches les plus fastidieuses, accordant quelque temps de repos après un moment particulièrement épuisant. Il pouvait aussi être un cerbère, aboyant et jurant sur les galériens à son service, hurlant continuellement des ordres et adressant des brimades aux plus faibles. Le plus souvent, c’était un fonctionnaire sobre et ennuyeux, ni méchant ni particulièrement soucieux de la condition de ses manœuvres.
Les organisateurs de cette sinistre besogne auraient pu penser que des problèmes de discipline et de tension émergeraient entre les bagnards, notamment entre ceux qui purgeaient une peine relativement courte, et les réclusionnaires, malfaiteurs patentés et meurtriers. Mais la dureté des conditions de travail mettait tout le monde d’accord, à sa place, et les incartades restaient relativement marginales, cantonnées aux moments des repas et bien vite contenues par les surveillants. Le sens de la vie, l’horizon de chacun, étaient réduits à la voie de chemin de fer naissant sous leurs pieds, traverse après traverse, agrafe après agrafe, progressant chaque jour un peu plus vers l’orée du désert. Certains pouvaient compter les jours jusqu’à leur libération. D’autres s’en abstenaient, ne voulant pas nourrir un désespoir qui aurait absorbé leurs dernières pointes d’énergie face à ce sacerdoce harassant.

Grenat était excitée comme avant son premier voyage en mer. Tel un jeune mousse, elle trépignait sur place avec un grand sourire. Si ce sourire n'avait pas été si carnassier, elle aurait pu être belle. Du coup, elle ressemblait plus à un requin ayant repéré un banc de poissons frétillants qu'à une jeune femme devant son premier amour.
Cela faisait des mois que la Capitaine et son équipage préparaient cette excursion. Un voyage qui allait ouvrir un nouvel horizon aux pirates. Faire les choses comme les autres ne l'intéressait pas. Maintenant qu'elle avait monté et imposé un équipage entièrement féminin, il lui fallait un nouveau défi.
La pirate aurait pu décider d'aller explorer les horizons maritimes inconnus. Toutefois, personne n'étant revenu de ce genre d'exploration, même les plus grands, elle avait choisi une autre voie. Celle de déplacer la piraterie sur le sable ! Le désert regorgeait de richesses, de caravanes à piller. Avec un peu d'audace et un bon ingénieur, elle avait conçu un voilier capable de naviguer sur les sables.
Pour le moment, il était assez petit, nécessitant tout au plus 5 membres d'équipage. Des voiles perpendiculaires à la quille, placées au niveau théorique de l'eau, se gonflaient sous l'action de l'air chaud du désert et de turbines actionnées par le charbon. Des voiles classiques assuraient la propulsion, qui pouvait aussi être remplacée par un moteur.
Grenat et son équipage avaient monté le voilier, baptisé Sable Rouge, en partant de la première anse de la Jougle en remontant vers Belle Thil. Les premiers tests sur place étaient concluants.
Il était temps de lancer la première exploration et de voir quel butin la Capitaine Grenat allait pouvoir en tirer !
Les engins volants ne sont pas rares dans le ciel de Belle Thil et de ses environs. Aussi, personne ne leva la tête lorsqu’un dirigeable passa au dessus du grand chantier de Celian. De l’appareil se détacha un plus petit ballon sans propulsion qui entreprit de descendre vers un terrain vague poussiéreux en marge des voies ferrées en construction.
Les montgolfières sont en général silencieuses en descente, quand le ballon doit refroidir et qu’il n’est plus nécessaire d’utiliser le brûleur.
Celle-ci ne l’était pas.
Sauf en cas de rafales violentes, les montgolfières sont rarement agités de soubresauts.
Celle-ci l’était.
Ce comportement inhabituel de l’aérostat trouvait son origine dans la nacelle, où deux hommes essayaient d’en maîtriser un troisième plus jeune.
Ce dernier se débattait et protestait, invoquant sur les deux autres le courroux judiciaire, divin, et surtout paternel.
Les deux gaillards rirent à ces menaces et parvinrent à immobiliser leur malheureux passager.
La nacelle ne se posa même pas au sol. Au contraire du jeune homme qui le heurta à une vitesse fatale pour sa dignité, bien qu’assez faible ne pas le blesser physiquement.
Il se releva bien vite, brandit le poing en direction du ballon qui remontait déjà, et lança une imprécation bien vite interrompue lorsqu’il dût esquiver le sac de sable que les deux autres avaient lancé par dessus bord, à la suite de leur passager.
La montgolfière avait déjà rejoint son dirigeable lorsque le jeune homme cessa de maudire son équipage, à bout de souffle et d’indignation. Il regarda autour de lui et constata avec soulagement qu’il n’avait pas été lâché dans un lieu désert. En effet, trois hommes en uniformes approchaient déjà de lui.
Je réclame assistance ! Je suis Auguste Von Cumulus, fils de …
Le coup de matraque dans l’estomac le fit se plier en deux.
« On sait qui tu es. On est ton comité d’accueil. Maintenant enfile ça ! »
L’homme qui avait parlé lui jeta une tenue rouge à la figure.
Toujours dans ses pensées, il se grattait le ventre distraitement sous son attribut de bagnard. Il portait la marque écarlate des gens de sa condition. Quelques trublions, à la harangue facile en fin de journée, parlaient de solidarité entre les « rouges », au détriment des « blancs », les employés de la compagnie. Nous devons nous unir ! disaient-ils, comme y z'ont fait aux Corize, ajoutaient-ils en prononçant le « s » de la célèbre cité-État ouvrière. On n'a rien fait pour mériter tout ça ! Nous on vaut mieux qu'eux !
Et quand on leur demandait la raison de leur présence, ils bredouillaient qu'ils étaient innocents. Que le monde était plein d'erreurs judiciaires. Amadou entendait tout cela, et même que ça lui donnait matière à réfléchir. Mais il n'y croyait pas. Certes, des erreurs pouvaient arriver, mais jusqu'ici, il n'avait pas croisé un rouge qui ne méritait pas de l'être. Lui en tout cas, savait que la société devait l'exclure. Parce qu'il recommencerait.
Oui, quand il s'échapperait de ce bagne il recommencerait.
Il n'attendrait pas dix ans pour mettre le feu à quelque chose.
Non, quelque chose devrait brûler avant.
Amadou baissa les yeux et contempla le wagon-dortoir qu'il venait de quitter. À quel point un train pouvait-il s'enflammer ?
Une calotte derrière la tête le tira de ses calculs. Un contremaître venait de faire son œuvre : il était plus que temps pour Amadou de faire le sien.
Quelle merveilleuse initiative que le repos dominical !
Même sur un chantier mobile comme celui-ci et qui n'arrêtait jamais tout à fait sa laborieuse progression vers le cœur du désert, ce jour avait tout de même cette saveur particulière qui rappelait un peu le printemps de Thil.
Certes, ici on n'entendait pas le charmant gazouillis des perruches ælibores ni les clappements des canards se précipitant avec une vélocité quasi illicite vers les plans d'eau, mais on pouvait entendre de loin en loin les mélopées rythmées des ouvriers qui chantonnaient pour se donner du cœur à l'ouvrage.
Soit, en plein désert et sous ce ciel presque vide, à l'exception d'une ou deux petites montgolfières venant livrer quelque paquet ou missive (ou nouveau collaborateur geignard ?), on ne pouvait non plus profiter des promenades sous les arbres ni des sourires des jeunes filles de bonne famille affublées de leurs toilettes aux tons pastels qui fleurissaient comme autant de roses prêtes à être cueillies.
Et évidement, les pâtisseries du dimanche servies par le chef et ses commis manquaient cruellement de moelleux et de sirop de fleur d'oranger.
MAIS au moins, il était possible de se constituer avec un très léger bakchich et quelques menues promesses, de quoi se faire livrer un presque savoureux et presque décemment copieux petit-déjeuner.
Et c'est tout ce qu'il fallait à Don Wilhelm pour commencer à profiter de son congés hebdomadaire. Un brunch avec café et jus de fruits frais dans le confort relatif de son mini-appartement de fonction.
Son espace personnel était encastré dans un tiers de wagon, alors que les chefs, eux, avaient carrément droit à un DEMI wagon individuel pour eux ! (salauds de profiteurs !).
La dimension restreinte de son logement sur roues offrait à peine assez de place à Don Whilhelm pour y faire tenir un petit bureau-secrétaire en bois clair marqueté d'essences diverses (mais pas si ouf que ça), une chambre privative avec lit, armoire et commode (une seule de chaque mais bon, la vie d'aventurier quoi), un coin pour la toilette (avec tout de même une petite citerne d'eau rafraîchie par un ingénieux système de soufflerie automatique qui permettait de se doucher et de faire couler l'eau pour le café) et surtout un espace où se détendre, constitué d'un fauteuil et d'un repose-pied où s'installer pour lire les journaux.
L'un des inconvénients majeurs à travailler sur un chantier mobile était bien entendu l'arrivée tardive des journaux et du courrier. Ceux-ci n'étaient livrés qu'une seule fois la semaine, et par conséquent, les nouvelles, après avoir été stockées puis transportées jusqu'à lui, n'étaient plus si fraîches, mais au moins, était-il encore possible de se maintenir au courant des affaires du monde au-delà du désert.
Fort heureusement, pour les urgences, une ligne télégraphique était tirée en parallèle des rails ferroviaires et les dirigeables passaient parfois faire une halte à proximité. Mais pour les affaires courantes, Don Wilhelm devait se contenter de lire des articles déjà vieux d'une dizaine de jours.
Don Wilhelm, sitôt terminé son brunch, rassembla tasse, broc, ramequin de compote, coquetier, serviettes et couverts sur son plateau repas et le déposa sur le marchepied de son tiers de wagon, d'où il serait débarrassé d'ici peu par un commis de cuisine.
Il s'étira, encore légèrement engourdi par sa grasse-matinée, puis s'encouragea à haute voix pour se mettre à l'ouvrage. C'était dimanche, mais il avait quand même du pain sur la planche !
Allez ! Haut les cœurs ! C'est le moment de vérifier les résultats des mots-croisés de la semaine dernière !
"J'ai une âme solitaire"
Il fallait labourer, déraciner, piocher, soulever, déplacer, déposer, concasser, terrasser, jalonner, soulever, installer, déplacer, déposer et recommencer. Quel ennui !
Lorsque le vent d'est ramenait ses courants d'air chaud, et que ses camarades d'infortune en célébraient la douceur, Amadou, lui, humait le très délicat parfum de brûlé qui y résidait. À trois jours en aval des bagnards, une équipe de spécialistes déclenchait de petits feux contrôlés pour éliminer le plus gros de la savane. Amadou en rêvait la nuit car il savait que personne de sensé sur ce chantier ne ferait l'erreur de lui confier un briquet. En tout cas, pas un contremaître. Ou du moins un contremaître sensé.
Plutôt que de pouvoir savourer un délicieux feu de cambrousse, Amadou devait supporter les chants de ses congénères. Les blancs avaient entamé un rythme pour se donner de l'entrain, aussi les rouges s'étaient sentis obligés d'en faire de même, plus fort. Mais comme ils étaient pour la plupart d'horizons différents : l'un de la rive gauche, l'autre des champs de l'est, encore un qui était batelier, puis celui-ci qui mendiait dans les faubourgs et le dernier qui avait été pupille de la cité, ils s'étaient naturellement rabattus sur un texte commun qu'un très mauvais parolier diacre avait réussi - par miracle - à populariser.
Belle Thil la grande, jamais je ne quitterai
Ton vin, tes champs, tes orangeraies.
Ô Grande Thil la belle, toujours éternelle
Tu es mon cœur, mon ciel, ma chapelle.
De la Jougle à la mer, du Tumult aux montagnes
Abreuvent tes terres, tes campagnes.
Ô cité de l'infini, maîtresse des eaux,
Pour la défense d'Aelis, gloire aux héros.
Thil, grande et belle, l'ange William te garde
Depuis son aile volante il te regarde.
Ô Belle Thil, jamais ne disparaît,
Ton pain, tes îles, tes progrès.
Ô Belle Thil, jamais ne disparaît,
Ville de mon cœur que je ne quitterai.
Léopold huma l’air puis souffla de dépit. Toujours cette atmosphère lourde et poussiéreuse à respirer ! Ces derniers jours, il pelletait de la caillasse depuis son réveil à l’aube, jusqu’à la nuit tombée. Ses épaules et ses reins le contraignaient à varier les positions de travail. Bras droit vers le bas, puis le gauche, plier les deux genoux à la fois ou alterner les deux jambes… Cette réflexion de façade ne parvenait pas à camoufler la rage et les idées de vengeance qui l’habitaient.
Condamné à douze ans de travaux d’utilité publique obligatoires, il purgeait sa peine depuis déjà bien trop longtemps. Pourtant ce matin en prenant sa pelle il avait éraflé la rouille de la bordure du wagon pour la 36ème fois. Il lui restait encore 4347 jours à turbiner ainsi… Comment pourrait-il survivre à cet enfer !
Si encore il avait pu agir sur l’avancée de la voie ferrée en utilisant ses explosifs plutôt que ramasser ces débris. Mais on ne lui avait confié cette tâche qu’au passage d’une petite barrière rocheuse. Depuis, le rail s’enfonçait vers le désert sans rencontrer d’obstacle.
Lors des trois journées nécessaires pour passer les rochers, il avait réussi à subtiliser quelques fils de mèche et une demie poignée de poudre qu’il avait camouflé dans l’ourlet de son pantalon.
Depuis, il attendait avec impatience le moment où le rail serait stoppé par l’escarpement qu’il surveillait à l’horizon. Il était le seul forçat à maîtriser la chimie de l’explosion, ce serait donc encore à lui de préparer le matériel et à le placer subtilement pour livrer le passage au chemin de fer. Et il escomptait bien en profiter pour glaner de nouveau de la poudre noire et un vrai morceau de mèche cette fois. Il en aurait besoin pour fuir quand ils atteindraient la montagne…
D’ici là, il lui faudrait trouver un moyen de voler un briquet, mais celui-ci était jalousement gardé par le chef de chantier.
Toutes ces réflexions défilaient en continu dans sa caboche tandis qu’il cherchait la meilleure position pour ne pas trop souffrir du dos. Ceci en suant sous le soleil qui montait silencieusement vers le zénith sous les coups de pelles rythmant les chants de bagnards.
Jini pouvait sentir sans le toucher le coup de soleil qui était en train d'assortir sa nuque avec son costume de bagnarde. Il faut vraiment vouloir se trouver ici, pensa-t-elle. Dans quels beaux draps tu t'es encore fourrée ma vieille.
Peu de temps après son arrestation pour incitation à l'insurrection et coups et blessures infligés à un agent municipal, elle avait été envoyée sur le chantier de Celian. La peine prononcée par le tribunal, eu égard aux actes commis, était plutôt clémente. Aussi les dépositaires de l'ordre public s'étaient-ils laissé dire que les chances de récidive étaient élevées, et qu'il convenait de canaliser l'énergie militante de cette agitatrice retorse vers une œuvre qui bénéficierait au bien commun, et pourrait lui passer l'envie de renouveler son séjour derrière les barreaux.
En à peine quelques jours, son entrain bouillonnant avait été mis à rude épreuve. Le travail au chantier était difficile, physiquement éprouvant. Il fallait porter les très lourdes traverses en bois, saquer les tirefonds jusqu'à s'en démettre l'épaule, conduire vivement les charrettes débordant de ballast qui bringuebalaient sur le sol inégal des lieux. Les femmes sur place étaient peu nombreuses, tant parmi le personnel blanc qu'au sein de la main d’œuvre pénitentiaire, et Jini subissait continuellement les railleries et remarques grivoises de ses compagnons d'infortune. Même s'il ne l'enfonçait pas, son contre-maître faisait peu de cas de sa carrure et de ses capacités physiques limitées. Elle dormait mal. Elle sentait la sueur recuite. Les pauses au cours de la journée étant rares, elle craignait fortement de contracter une cystite, pour laquelle elle supposait que les matons ne l'aideraient sûrement pas.
Tout était dur dans cette situation. Elle savait qu'elle devrait agir rapidement, tant qu'elle disposait encore d'une certaine réserve d'énergie, qu'elle n'était pas encore brisée par ce labeur infernal. Dans les conserveries ou les ateliers de tissage, entourée de ses sœurs de galère, elle savait s'y prendre pour mettre le feu aux poudres. Mais ici, dans cet environnement désolé, au milieu de ces forçats qu'elle ne connaissait pas ? Certains, pour sûr, étaient dangereux, des meurtriers, des criminels sans foi ni loi, des proxénètes. Sur qui compter ? A qui faire confiance ? Il lui fallait dénicher des alliés, des soutiens. Et trouver déjà comment s'y prendre.
Elle soupira en essuyant d'un revers de manche son front dégoulinant. La partie était loin d'être gagnée.
Une simple assiette de soupe était parfois tout ce qui séparait la civilisation de la barbarie.
Mais de soupe, le Maître Chef n’est avant cure.
Ce responsable de cantine de longue expérience avait développé toute une myriade de théories et de principes gastro-mantiques qu’il testait sur les différents chantiers dont il avait la responsabilité. Aussi, et selon ses idées novatrices, il ne suffisait pas de nourrir un être humain : il fallait donner exactement ce dont le chantier avait besoin. Aux ouvriers “volontaires” (aussi appelés “à emploi du temps carcéral dynamique”), il assurait des repas copieux, nourrissant mais sans saveur. Le repas était la réponse à leurs simples besoins, et hors personnel sous sanction, il se devait de leur donner les forces nécessaire pour reprendre le travail, mais surtout pas de faire naître en eux l’étincelle de l'imagination. Car un ouvrier qui savourait son plat se mettait à penser, à faire les liens dans son petit cerveau entre son repas et les précédents, ses souvenirs, les lieux de sa vie… bref, il pensait qu’il pourrait être ailleurs. Or il n’avait spécifiquement pas à être ailleurs, c’était même tout le principe.
A contrario, les employés sous contrats classiques, principalement les encadrants des ouvriers, disposaient de repas plus élaborés. Des noms attrayants, exotiques, qui stimulaient l’imagination. Mais, et c’était là tout le talent du Maître Chef, avec toujours cette subtile note de déception qui garantissait un employé rassasié mais insatisfait. Insatisfaction qu’il mettrait alors à contribution pour encadrer ses équipes de façon plus sèche, plus attentive, plus frustrée. Et les ouvriers allaient donc prendre garde à cette humeur acerbe et filer droit.
Si le Maître Chef du chantier avait été foncièrement mauvais dans l’âme, Aélis serait tombé sous son contrôle en moins d’un an.
Mais ces considérations passaient bien au-delà de Perceval. Elles flottaient environ à la même hauteur que les nuages qu’il contemplait depuis 30 bonne minutes. La moitié du contenu de son assiette s’était versé au sol, débarqué de la cuillère quelque part entre le plat et sa bouche, dans une indifférence totale.
La fade soupe du jour, agrémentée de son pain frais, lui avait laissé tout le loisir de déconnecter son esprit de son corps. Assis sur un rocher légèrement l'écart du campement principal, Perceval avait d'abord porté son regard sur les très léger dénivelés entre lesquels le tracé du rail allait devoir zigzaguer. Puis sur l'étendue de plaine jaunie, dont les hautes herbes ondulaient au vent, uniquement interrompue par un escarpement solitaire. Puis enfin par enfin vers l'horizon : il se faisait toujours avoir et y tombait invariablement.
Pouvoir contempler un après si lumineux et si lointain avait sur lui le même effet que les lampadaires de Belle-Thile sur un phalène.
Un cris qu'il avait appris à connaître résonna dans son dos. Le contre-Maitre de l'équipe de préparation préliminaire, à laquelle Perceval était affectée, hurlait aux ouvriers d'engloutir leur dernière bouchée et de se remettre au travail, dimanche ou pas.
Perceval bu directement le reste de son repas, étira ses jambes, puis se leva afin de rendre ses couverts avant de repartir à l'assaut du trajet prévu, planche à dessin à la main.
Il passa devant son chef, “Le Homard” comme il l'appelait (rapport à des longues et fines moustaches taillées en aiguilles d'horloges et à sa manie de virer écarlate dès qu'il poussait la voix), et le salua d'un hochement de tête distrait. Il s'apprêtait à regagner la tête du chantier, lorsque le contremaître l'apostropha.
- Hey, le scribouillard ! Pars pas tout seul dans ton coin. Les grosses têtes veulent qu’une équipe aille vérifier le tracé au niveau de la colline là bas. Laisse moi tes notes pour le prochains kilomètre et file les rejoindre au wagon de coordinations, hop-hop-hop !
- Oui chef !
Perceval changea de cap, remontant entre les équipes ayant déjà repris le travail pour rejoindre le wagon servant de QG aux différents décideurs du chantier. Autour de lui, les pauvres hommes et plus rares femmes en rouge trimaient sous le soleil et les invectives.
Le jeune homme avait toujours eu l'habitude de contempler la pénibilité du travail, et dans des conditions parfois bien plus dangereuses, mais l'absence d'humanité de certains des contremaîtres le choquait profondément. Comment arriver à un travail efficace sans un minimum de support et d'entraide ? Ça le dépassait.
Une gare de triage, c’est grand. Il faut de la place pour tous ces trains à faire rouler, à stocker, et surtout à assembler dans le bon ordre. Et quand le lieu de travail est à l’opposé du chantier par rapport à la cantine mobile (qui ne se déplaçait pas pour autant), le temps de trajet compté sur les trente minutes de repas accordés aux rouges, courir en pleine digestion est la seule solution pour éviter la punition.
Auguste courait donc, sautant par dessus les voies déjà posées, esquivant les tas de ballast et slalomant parmi les piles de matériaux.
Tout en cherchant le chemin le plus court, il s’imaginait les trains qui fréquenteraient bientôt cette gare, leur ballet bien ordonné et fluide.
Soudain, il s’arrêta devant un aiguillage, se frappa le front et fit demi-tour. Il avait une catastrophe logistique à prévenir.
Arrivant au wagon des chefs de chantier, il avisa un petit homme à lunettes qui n’avait pas l’air occupé par une tâche urgente. De fait, l’homme remplissait des mots croisés dans un journal datant de plusieurs jours.
Monsieur, les plans sont pas bons ! Il y a un risque d’interblocage sur les sections treize et quatorze et pas de signalisation prévue à cet endroit ! Il faudrait considérer ces deux tronçons parallèles comme un seul, sinon on court droit à la collision !
Si la plupart du transport entre Sûl-Nacre et Belle Thil se fait via la voie des airs, des caravanes sillonnent le désert pour emmener les pierres précieuses extraites des mines jusqu'aux artisans de Sûl-Nacre et pour aller vendre le travail des bijoutiers jusqu'à Belle Thil.
Après avoir testé le Sable Rouge en navigation, il lui fallait maintenant rentabiliser son investissement et voir comment le navire se comportait lors d'une attaque. Grenat avait repéré sur la carte les principales voies des caravaniers. Même s'il était petit, le voilier des sables était équipé de deux canons, un sur chaque bord, et son équipage formé à la bataille.
Profitant d'un vent favorable, le Sable Rouge filait à tout allure et, surtout, silencieusement, les machines n'étant pas en route. C'était d'ailleurs l'un des points à améliorer. La fumée, le poids, le bruit... peut-être avec des ballons d'hydrogène ?
Grenat arrêta sa réflexion en apercevant du mouvement dans sa lunette. Un grand sourire fleurit sur son visage carré. Oui, c'était bien une caravane, revenant d'une zone diamantaire si elle ne se trompait pas sur sa position (et elle ne se trompait pas sur ce genre de choses).
L'attaque fut rapide et prit les mercenaires chargés de la protection par surprise. Le premier coup de canon fit mouche, juste devant la caravane. La panique s'empara de tout le monde et les pirates n'eurent qu'à les cueillir, tirant au fusil depuis le bastingage. Un vrai jeu d'enfant. La récolte fut bonne.
Le Sable Rouge repartit rapidement. L'équipage avait embarqué pour 10 jours de vivres.