Les Industries du Cauchemar
La localisation exacte changeait souvent, mais ce large édifice en ruines était l’adresse la plus connue à ce jour, bien que la manière d’y accéder changeât aussi souvent que la présence réelle des Industries en son sein. Il suffisait de prendre la mauvaise porte à un moment donné pour se retrouver coincé dans le dédale fabriqué autour de l’enclave. Un dédale des plus trompeurs à déjouer.
« J’y suis déjà entré », dit Riesler. « C’était derrière une porte au fond d’un renfoncement. J’aurais dû trouver une petite pièce coincée entre le couloir et la fin du bâtiment, mais non : à la place j’étais devant un grand espace qui semblait s’étendre à des centaines de salles. Cette immensité m’a filé une sensation aussi géniale que bizarre, un vertige que je n’avais jamais ressenti auparavant. J’avais l’impression d’être exactement au bon endroit au bon moment. En me retournant, j’ai vu que la sortie avait disparu derrière moi. »
Il passa un bras autour de la grande fille qui l’accompagnait et se pencha pour lui lécher la lèvre inférieure. Ils sortaient ensemble depuis presque un an et prétendaient s’aimer tout en sachant que c’était faux.
Mandy était modèle pour un photographe en vogue de la ville, Ginni, sa carrière commençait à décoller. Les fringues qu’elle portait étaient des cadeaux de ce type plein aux as, des tenues extravagantes qui visaient à marquer sa différence avec le reste des gens. Cette attitude de starlette amusait Riesler, qui vivait avec elle et aurait pu faire une sérieuse liste de tous ses défauts. Au début, il avait cru que son caractère éteint et inconstant était dû à un désir d’autodestruction. Cette idée l’avait séduit, mais il avait vite déchanté en réalisant que c’était tout ce qu’elle avait pour elle. Ce n’était pas une fille très futée. Mais sa plastique était parfaite et sa proximité agréable, c’est tout ce Riesler attendait d’une compagnie féminine.
Mandy était une blonde au visage d'une perfection troublante. Ses deux yeux noirs étaient légèrement plus écartés que la moyenne et créaient une harmonie étrange au sein de ses traits. Son nez était petit, ses lèvres à la limite exquise du fin et du pulpeux. Elle déteignait ses cheveux depuis l'adolescence pour leur donner cette iridescence blonde qu'on appréciait tant regarder. Elle était grande, presque la taille de Riesler. Et malgré les formes rondes de sa poitrine et l'éminence de ses hanches, elle était svelte comme une tige.
Y avait-il quelque chose derrière ces grands yeux noirs, ou était-elle aussi vide qu'on se l'imaginait ?
Cet enfoiré de Ginni devait avoir un sérieux faible pour elle, vu tout ce qu’il faisait pour la garder dans son sillage. Ses présents hors de prix, les invitations aux fêtes branchées des quatre coins de la ville, le coup de pousse à sa carrière... Riesler soupçonnait qu’il ait d’autres poules hormis Mandy qu’il gavait tour à tour, jusqu’au moment où il pouvait les serrer sans se fatiguer.
Il lui arrivait de ressentir des poussées de rage quand Mandy allait poser dans son studio au nord de la ville, qu’il imaginait ce porc amateur de bling-bling s’approcher un peu trop près d’elle ou lui demander d’enlever ses fringues « pour les photos ». Cette jalousie n’avait cependant que peu à voir avec les sentiments. Il était possessif comme un animal l’aurait été vis-à-vis de la femelle qu’il se serait choisi.
Riesler ne gagnait pas autant de fric que Mandy, mais il survivait dans cette ville pourrie aussi bien qu’un poisson-chat en eau polluée. Excepté sa gueule d’ange, il ne possédait rien. Mais dans une ville qui ne rendait de gloire qu’à l’argent et la beauté, sa jolie tête suffisait en tout. On lui enviait ce visage qui rendait ses promesses mielleuses et l’avait sorti d’un tas de situations douteuses.
« Quand je suis rentré dans les Industries, près de cet enchaînement de portes qui n’en finissait pas, j’ai été étonné du silence qui planait dans les couloirs. C’était comme si quelque chose allait surgir d’une seconde à l’autre, mais que cet instant était toujours repoussé, figé dans le temps. On y voyait vraiment rien à plus de deux mètres. Au bout d’un moment, j’ai commencé à voir des choses. Des mecs bizarres qui marchaient pour passer d’une pièce à une autre. Avec des masques, des griffes de trente centimètres au bout des doigts, d’autres encapuchonnés qui flottaient au-dessus du sol en portant de grosses caisses. »
Riesler caressa distraitement le manteau qu'il portait et eut un rictus en baissant les yeux dessus, réalisant qu'il ne portait plus qu'une veste en skaï.
Au cours de sa vie, Riesler n'avait jamais tenu qu'à un seul bien matériel. Adolescent, son oncle Joe lui avait légué le manteau de cuir de sa jeunesse, un Reiksar dont la qualité de fabrication équivalait à la vie éternelle. Joe ayant été le seul être humain réellement spécial à ses yeux, il avait tenu à ce manteau comme à la prunelle de ses yeux.
Ginni avait toujours lorgné dessus. Il avait offert à Riesler de le lui acheter au prix fort, et celui-ci s'était retenu à grand peine de lui cracher à la gueule en guise de réponse.
Quelques temps plus tard, Riesler avait accompagné Mandy à une soirée dans sa résidence, soupçonnant que ce porc ne la force à le sucer ou ne la viole une fois qu'elle serait assez éméchée. En arrivant ce soir-là, il était loin de se douter que ce serait lui qui finirait sur le carreau, affaibli par les drogues qui circulaient pendant la fête, assommé sur le bitume du trottoir. Ginni ne l'avait pas enculé, il avait fait pire. Après s'être fait tabasser dans la rue par ses macaques, shooté à la cocaïne, il s'était rendu compte en se réveillant le matin qu'il n'avait plus son manteau sur le dos.
Riesler s’alluma une cigarette, les yeux fixés sur la façade effritée du bâtiment. Mandy le regardait avec des yeux vides, sans grande joie, à peine intriguée à l’idée de ce qu’ils s’apprêtaient à faire. Elle l’accompagnait par habitude.
Ce n’était d’ailleurs pas à elle qu’il parlait mais plutôt à lui-même. Cette fille n’était à ce stade qu’un élément du décor dans le film de sa vie, qui avait l’avantage de se déplacer avec lui. Dès qu’ils se retrouvaient à l’appartement qu’ils partageaient en fin de journée, ils se suivaient dans les mêmes sorties nocturnes avec un automatisme qui leur était propre.
Leur cercle d’amis les qualifiait de couple parfait, mais ils étaient tous bien trop débiles pour réaliser le vide sidéral qu’était leur relation. Mandy et Riesler n’étaient beaux que pour leur plastique impeccable, et il n’y avait aucune autre raison à leur union si ce n’était cet assortiment logique. Mandy n’excitait plus l’imagination de Riesler depuis longtemps. Et Mandy, elle, n’avait jamais eu d’imagination.
« Je n’arrive plus à me souvenir si c’était réel ou si c’était l’actif d’un des cauchemars que j’avais acheté. Ce serait comique, imagine : vendre une carte erronée de leur propre industrie. Je m’étais senti privilégié comme un gamin d’avoir l’occasion de les rencontrer. Les stars de l’outre-monde. Mais ça contredisait tout ce que m’avait dit Yann sur l’endroit. D’après lui, seuls une poignée de gens dans cette ville connaissaient le moyen d’accéder aux locaux. Quelques rares clients. Les employés et les revendeurs. Et bien sûr, les grands patrons. »
Il insista sur ces deux derniers mots. Ces grands patrons étaient autant de légendes urbaines pour les addicts du coin. Certains prétendaient avoir croisé l’un d’entre eux et ne parlaient plus que de ça, comme s’ils étaient restés bloqués à cette rencontre sans possibilité d’avancer plus loin dans la vie.
Mais du haut de son ambition, Riesler avait repoussé tout ce que ces déchets croyaient savoir sur les Industries et les individus qui créaient ces produits impossibles. Il voulait voir par lui-même. Il voulait pénétrer dans l’antre moite où tous ces cauchemars liquides étaient mis en bouteilles.
Riesler n’avait pourtant jamais été quelqu’un d’obsessionnel. Sa vie avait été une succession assez fade de désillusions, de scènes de sexe en couleur et de déambulations sans but. Il s’était senti charrié comme un mauvais vent dans tous les coins de cette ville d’horreur, et c’était sans doute ce qu’il était. Un des vents les plus pourris du monde.
Mais ce soir, il ressentait quelque chose qui n’avait été jusque-là qu’un concept flou : l’ambition.
Il s’était réveillé avec l’idée tenace de visiter les Industries qui fournissaient les drogues si spéciales qu’il s’injectait dans les rétines. Il ignorait pourquoi, ni d’où ça lui était venu, d’autant qu’il était encore sous l’effet des précédentes prises. Mais quelque chose en lui hurlait : Va là-bas. Cette idée l’excitait. Et il ressentait trop peu de sincère excitation pour en laisser passer ne serait-ce qu’une.
« Qu’est ce qu’on fait alors ? On entre ou on reste devant ? » demanda Mandy.
La vision de Riesler se brouilla un instant quand il se retourna pour la regarder. Mandy se brouilla comme une interférence faite chair, ceinturée de lignes noires et blanches. Son image sur le fond de la rue était tremblante.
Elle l’observait avec ses yeux désabusés tandis qu’il frottait les siens. Sa dernière prise avait été particulièrement insidieuse. Pour laisser ses yeux se reposer des injections, il s’était procuré un cauchemar en poudre il y a quelques temps. Ses effets persistaient encore. La conséquence était une perturbation de la réalité juste assez efficace pour faire douter de ce qui était vrai et de ce qui pouvait l'être. Il rendait des présences bien réelles vides de sens, faisait disparaître des silhouettes et même des gens à qui il parlait d’une seconde à l’autre, effaçait des conversations pour en inventer d'autres. Ce cauchemar s’épanouissait dans les régions de l’oubli et de la confusion.
Il n’avait jamais dépensé aussi peu pour un des trips morbides vendus aux alentours de la rue Diernez. Cette poudre devait compter parmi les produits les moins chers, probablement parce que ses effets étaient secondaires et moins puissants que les formules habituelles, mais elle durait dans le temps et foutait un sacré bordel dans la tête. Le Shelter et le Cocoveit, deux produits très voraces en seringues qu’il avait essayés quelques semaines plus tôt, lui avaient coûté les trois-quarts de ce qu’il avait gagné le mois d’avant.
Si on lui avait dit quelques années plus tôt qu’il claquerait autant de fric pour se faire lui-même injecter des cauchemars, il se serait sûrement bien marré.
« Riesler ? »
Il releva la tête vers Mandy. Elle était à nouveau entière devant lui. Le bâtiment gris, qui exhalait des volutes de noirceur près d’eux il y a une seconde, était redevenu calme.
« Allons y. »
Ce qui se vendait le mieux, c’était les cauchemars prêts-à-l’emploi, pompés hors des esprits et reproduits en série. Moins chers, mais aussi moins forts, ils contenaient les effets et les visions d’un cauchemar précis : chute de bâtiment, conversation téléphonique avec un petit-ami inquiétant, destructuration d’un lieu familier, tueries en tout genres. Il y en avait pour tous les goûts. Il était même possible de les faire faire sur-mesure par une branche spéciale d’employés, pour un prix substantiel.
Dans la rue, ils appelaient ça le FUEL.
Ceux que le FUEL avaient conquis restaient pris dans le vortex de cette dépendance jusqu’à ce que leur corps soit réduit à l’état de coquille tremblante.
La peur produit les plus grands retournements de la conscience, de l’être, de l’esprit. La peur nous grandit et nous réduit. Elle nous éprouve et se mêle de force à ce que nous sommes, nous transit ou nous remplit d’adrénaline, détruit les rêves ou pire, les transfigure à son image.
Dans le cas du FUEL, l’effet pouvait s’apparenter à de gigantesques tours de montagnes russes dont on ne pouvait pas descendre pendant des heures, mal sanglés ou coincés la tête à l’envers. À la hantise de parler à la mort jusqu’à frôler ses incarnations. Aux abjects rebus d’autres réalités dont le culte et l’empire était la Peur sous toutes ses formes. Et parfois, des craintes merveilleuses qui naissent dans l’amour : les plus rares à trouver, car les plus délicates à éprouver. Comme le désir que ressentait une certaine Shelley en rêvant malgré elle d’un géant composé des membres recousus de plusieurs hommes.
Il permettait à des peurs méconnues de prendre le chemin de la vie humaine. De s’installer dans chaque pore jusqu’à y obstruer la réalité et tuer la raison.
À force de cauchemars injectés dans les yeux, les consommateurs devenaient des ombres, des âmes en peine attachées au béton du bâtiment censé abriter la fabrique. Ils se râpaient les mains dessus en racontant aux murs l’intensité de leurs derniers cauchemars, suppliant de nouvelles expériences.
Sur la façade, du côté de la rue Diernez, il y avait un tag qui disait : “YOU REALLY ARE HERE.”*
Ce rêve hantait Riesler. Il le sentait resurgir à la surface de sa mémoire quand ça lui chantait, sans doute alimenté par le cauchemar en poudre. Jusque là, il n’avait jamais fait de rêve aussi récurrent. Il avait l’impression qu’on lui hurlait quelque chose d’incompréhensible dans les oreilles, encore et encore. Ce n’était pas le mauvais rêve le plus flippant qui soit, mais le malaise qu’il éprouvait à le revivre nuit après nuit faisait son œuvre, petit à petit.
Riesler mit de côté ce trouble qui remontait en lui et monta les escaliers du bâtiment.
Il était aussi désert qu’on pouvait le soupçonner en l’observant de l’extérieur. Désaffecté et immense. La plupart des vitres éventrées laissaient s’engouffrer de grands courants d’air. Ils étaient plus chauds dans certains couloirs. Riesler se demandait s’ils indiquaient quoi que ce soit sur l’emplacement des Industries.
Des tuyaux sectionnés remplissaient lentement des trous d’eau qui creusaient le sol du deuxième étage. Le béton des poutres et des piliers s’érodait dans les plus grandes salles. À quoi avait pu servir cet endroit avant d’être abandonné ? Vu ses dimensions, probablement une entreprise qui avait moins marché que celle qui avait maintenant pris possession des lieux.
Dire qu’une chose formidable s’activait ici, quelque part, une usine de cauchemars qui n’avait rien à voir avec ce bâtiment décrépi, bien vivante et déterminée à envahir le monde des hommes...
Riesler avait marché dans ses couloirs. Il avait goûté les poisons bien réels distribués à ses alentours. Il refusait de croire que ça n’ait été qu’un de leurs rêves en seringue. Il était venu.
Alors pourquoi doutait-il autant, maintenant qu’il était là où il fallait ? Le vide du bâtiment créait d’autres vides en lui. Des zones dangereuses où on se prend à douter, promptes à changer les secondes d’hésitation en éternités. Mais rebrousser chemin n’était plus une option pour Riesler. L’entrée était forcément quelque part, cachée avec subtilité dans le décor.
Mandy le suivait comme une ombre incapable de penser, vaguement ennuyée par le temps que son compagnon mettait à retrouver son chemin.
La vérité, c’est que cet endroit ne lui disait plus rien. L’impression visuelle qu’il avait gardée lui paraissait pur fantasme, comme s’il n’avait fait que l’imaginer et qu’il confrontait enfin ses plans mentaux à ceux de la réalité. Le bâtiment n’était pas pareil. L’odeur n’était pas la même. La situation était trop solide, à peine diluée par le cauchemar en poudre qui continuait de se frayer un chemin dans les forêts de souvenirs de son esprit, aux arbres somme toute assez dénudés.
Rien n’était pareil. Comment retrouver son chemin si plus rien ne coïncide ?
Il tenta de remettre en place ce dont il se souvenait. Il avait trouvé une porte dans un renfoncement, une zone peu éclairée, reculée dans les ombres. Derrière, il n’aurait dû y avoir qu’une minuscule pièce aussi insalubre que les autres, trouée de fenêtres signalant l’extrémité du bâtiment, puis la vue sur la rue. A la place… Les Industries s’étaient étalées devant lui comme un rêve pénétrant d’un coup sa réalité. Ses longs couloirs obscurs. Ses salles mystérieuses. Ses agents inquiétants.
L’enchaînement n’était pas clair. Il manquait un morceau dans sa mémoire : quelque chose qui lui aurait permis de retrouver cette fameuse porte. A quoi ressemblait-elle ? Plus qu’une apparence, c’était une impression qui lui revenait. Une obscurité particulière.
Mandy ne croyait visiblement pas en lui et déambulait dans l’édifice. Quelque chose dans son comportement surprenait Riesler. Elle semblait ailleurs ces derniers temps, parlait à peine et n’arrêtait pas de disparaître. Il doutait que ce soit seulement l’effet de sa prise de poudre. Quelque chose avait réellement changé depuis quelques semaines.
Face à face avec ses doutes, Riesler se sentit acculé par l’ampleur de l’incertitude. Les minutes s’enchaînèrent durant lesquelles il parcourut le deuxième et troisième étage, convaincu que l’entrée se trouvait dans l’un ou l’autre. Pas plus haut, ni au rez-de-chaussée, sinon l’angle de vue depuis les fenêtres ne correspondrait plus à son souvenir.
Ces étages étaient composés d’un vaste espace central, de deux rangées de poteaux en ligne et d’un enchaînement de petites pièces de chaque côté, sans doute d’anciens bureaux.
Au fond du deuxième étage, derrière une poutre effritée, Riesler remarqua soudain quelque chose. Il fit un pas en arrière pour retrouver l’angle qui avait captivé son regard.
C’était un coin si sinistre qu’il ne pouvait s’agir que de celui qu’il cherchait. Un renfoncement étroit menant à… une autre porte ? Riesler se sentit gagné par une impression de victoire en s’y faufilant avec Mandy. Il ouvrit la porte du fond.
Une salle similaire aux autres se découvrit devant lui, aux dimensions parfaitement classiques. Ses fenêtres éventrées laissèrent entrer un courant d’air glacial.
Riesler recula dans le hall principal de l’étage. Il n’y avait rien ici… Rien du tout, nulle part. Il ne voyait rien d’anormal. Se pouvait-il que ce qu’il ait vu cette nuit-là n’ait été qu’un délire dû à la seringue qu’il s’était injecté ? N’était-il qu’un drogué qui inventait ses propres réponses ? Cette idée le mit en rage.
Riesler hurla de frustration dans le hall. Son cri se répercuta en un formidable écho dans l’espace vide. Au milieu des fenêtres condamnées par d’épaisses bâches, l’une d’elles avait été dégagée et créait un jeu de lumière au centre de la pièce géante. Riesler s’en approcha et discerna la lune qui brillait dehors. Elle apportait à l’intérieur une lumière curieuse. Attentif, il se retourna pour regarder comme elle influençait l’atmosphère. Pourquoi cette fenêtre était la seule à ne pas avoir de bâche pour la couvrir ? La sienne avait été rabattue en hauteur.
Quelque chose sauta alors aux yeux de Riesler. Grâce à cette absence de bâche, la lune éclairait l’étage et tombait sur la porte renfoncée sur laquelle Riesler aurait parié sa main. Il se rappela alors ce qu’il avait retenu de son premier passage ici. Ce qu’il avait ressenti devant la fameuse porte.
Une obscurité particulière.
Dans un geste lent, il retira les attaches qui retenaient la bâche en hauteur et l’abaissa sur la fenêtre éclatée. Une nouvelle noirceur imprégna lentement la pièce. Il se retourna à nouveau.
Sur la porte du fond régnait cette obscurité particulière. Il alla jusqu’à elle, envahi d’un délicieux sentiment. Il l’ouvrit.
Le premier couloir sombre des Industries s’étendit devant lui.
Qui savait si les murs n’allaient pas subitement se refermer sur lui, si quelque chose n’allait pas surgir tandis qu’il avançait dans la pénombre. À chaque instant, il s’attendait à voir apparaître un de ces êtres étranges qu’il n’avait fait qu’aperçevoir la dernière fois. De la part de fabricants de cauchemars, on pouvait s’attendre à tout.
Il remarqua que les lumières baissaient à mesure qu’il arpentait ce premier couloir incroyablement long. Il n’avait tourné à aucun moment, marchant en ligne droite depuis la porte qui lui avait ouvert ce nouveau monde. Il doutait cependant qu’elle soit restée sagement en place derrière Mandy et lui.
Riesler sentait à quel point marcher ici était risqué. Le danger exhalait une odeur bien à lui ici, une émanation fétide qui rentrait de force dans ses narines. Et aussi autre chose, qu’il n’arrivait pas à identifier.
Riesler se sentit étrangement accablé par ces odeurs, mais pas de la manière à laquelle il se serait attendu. Elles créaient en lui une alchimie intrigante de désir et de dégoût mêlés. Cela lui parut sur le coup la composition même du bonheur. Riesler s’arrêta un moment dans le couloir. Ce relent lui était familier et commençait à l’exciter. C’était une odeur de pourriture et de fluides organiques. Il se retourna pour observer Mandy, si belle dans ces lumières vert fantomatique. Se laissant aller à cette sensation, il s’empara de son bras et l’amena vers lui d’un geste brusque. Il l’obligea à ouvrir la bouche sous les assauts de sa langue et la plaqua contre le mur du large couloir pour lui faire sentir l’érection qui le tiraillait et ne cessait de se renforcer, mue par les émanations flottant dans l’air.
Dans ses bras, Mandy bougeait à peine. Elle n’était pas dans son état normal. Il regarda le vide qui siégeait dans ses yeux et un trouble s’empara de lui. Il avait l’impression d’être passé à côté de quelque chose d’important. Mandy semblait triste. Il s’écarta d’elle, calmé par ce regard.
« Viens », dit-il.
Ils continuèrent à avancer côte à côte, mais au vu du nombre de lumières qui disparaissaient, Riesler décida de tourner. Il choisit une porte au hasard et tenta de la pousser, mais elle ne céda pas. Il continua de marcher. La deuxième ne s’ouvrit pas non plus, ni la troisième. Il arrivait à la huitième et quasiment dans l’obscurité totale quand celle-ci céda enfin. Une porte de droite ; il tenta de retenir ce détail qui lui paraissait important. Tout droit, et à droite. Vingt-sixième porte en tout.
De faibles lueurs émanaient d’un genre de meuble au fond de la grande pièce. Il constata en s’approchant qu’il s’agissait d’un bar et que c’était aux bouteilles qu’il devait cette illumination. Ou plutôt, aux liquides qu’elles contenaient.
Plus loin il y avait une table étrange, sans pieds, qui se maintenait d’elle-même en suspension : une sorte de plaque de roche épaisse aux bords couverts d’inscriptions et de dessins. Sur le dessus, on avait gravé une multitude de formes géométriques qui s’enchâssaient avec une grâce diabolique. Adossé à cette table flottante, un homme fumait une cigarette. Il aurait eu l’air parfaitement normal, n’eût été égard à l’énorme chien qui l’accompagnait, dont la taille assise lui arrivait aux épaules.
La bouche grande ouverte, Riesler observa cette bête tout en imaginant le bruit que feraient ses os entre ces rangées de dents meurtrières. Le chien portait autour du cou une énorme chaîne hérissée de pointes recourbées. Il était calme, assis sur son séant, mais Riesler distinguait dans ses yeux quelque chose qui le mit mal à l’aise. Une convoitise insatiable pour le sang, une folie purement animale. On aurait dit le croisement bâtard d’un chien-loup et d’un doberman. L’homme à côté n’avait pas l’air spécialement nerveux de l’avoir près de lui.
« Tu t’es perdu ? » demanda-t-il.
Riesler voulut répondre par la négative quand il réalisa que techniquement, il était perdu. Mais depuis qu’il avait franchi la porte des Industries, c’était tout le contraire : il avait l’impression d’être exactement à l’endroit où il devait être.
Il n’avait ressenti ça qu’une seule autre fois dans sa vie, lors d’un séjour de pêche avec son oncle Joe. Celui-ci l’avait emmené sur le bord d’un lac à l’eau si claire qu’on voyait au travers. Il se souvenait avoir longuement observé les poissons sous la surface translucide avec lui. Ces jours isolés du monde avec cet homme qui avait tout eu d’un père comptaient parmi les plus beaux qu’il ait jamais eus. Quelque part dans sa tête ces poissons colorés étaient toujours en train de nager. Il les sentait frayer dans son esprit.
Qu’arrivait-il à Mandy ? Elle le suivait depuis tout à l’heure sans rien dire. Même le chien géant ne l’avait pas fait réagir. Riesler se retourna et constata qu’elle avait disparu de son champ de vision. Une sensation désagréable lui ceintura le ventre. Quand avait-elle cessé de le suivre ?
« Ou bien as-tu perdu quelqu’un ? » enchaîna l’homme au molosse, souriant.
« Où est-ce qu’elle est ?
— Qui ça ?
— La blonde qui m’accompagnait. Ma nana. »
L’homme le jaugea un moment. Quelque chose l’amusait manifestement. Il avait les cheveux court, bruns et hérissés. Une barbe jeune assombrissait le bas de son visage. Son aspect calme et bourru se mariait avec sa musculature marquée pour dire au tout venant : NE PAS EMMERDER. Il portait un tee-shirt rayé noir et gris sous un manteau marron au col montant. Très beau manteau, se dit Riesler. À la ceinture de son jean pendait une chaîne épaisse. Une fumée fine s’exhalait de ses larges narines.
« Je vais te montrer le chemin de ce que tu cherches. » dit-il.
Riesler lui emboîta le pas sans poser d’autres questions. Ce type avait l’air si sûr de ce que Riesler ignorait lui-même que c’en était amusant. Cela dit, marcher dans le couloir noir des Industries avec le chien qui lui filait au train l’était beaucoup moins. Riesler jetait des coups d’œil inquiets en arrière, dont le chien semblait se délecter.
« Où as-tu trouvé ce truc ? » demanda Riesler en désignant la bête qui les suivait. Sa chaîne de métal faisait cling-cling contre le sol.
« À vrai dire, c’est lui qui m’a trouvé. Il a cherché à me bouffer il y a longtemps, donc je lui ai mis ce collier. »
Riesler se stoppa. L’homme l’imita.
« Comment ?
— Avec mes bras. »
Riesler jeta un nouveau regard au molosse, puis jaugea les forces de l’homme.
« Tu es un employé des Industries », conclut Riesler.
« Je suis Malvare. Lui, c’est Toutou », dit-il en désignant le chien.
Était-ce un genre d’humiliation pour cette bête qui avait voulu lui régler son compte ? C’est ce que Riesler aurait fait à la place de Malvare. Exactement ce qu’il aurait fait.
Ils parcoururent d’étroits corridors et de larges couloirs, jusqu’à parvenir à une porte devant laquelle s’arrêta Malvare. Il mit un de ses doigts devant la bouche pour intimer à Riesler de ne pas faire de bruit. Ou peut-être était-ce destiné au molosse.
Des lumières tamisées régnaient derrière la porte. Comparée à la couleur de la nuit ainsi qu’au noir gluant dans lequel il avait déambulé, c’était presque trop.
À l’intérieur, quatre personnes étaient assises autour d’une table rectangulaire. Le cœur de Riesler battit plus vite quand il réalisa où il se trouvait. Qui il avait sous les yeux.
Les Grands Patrons.
Puis ils discutèrent des investissements des nouveaux produits en fabrication, des placements et des points de distribution. La rue Diernez et ses alentours étaient le point chaud de leur circuit de vente, il n’arrêtait pas de croître et d’attirer des adeptes. Les cercles de drogués en engendraient d’autres, et la réputation de ce lieu grandissait dans la ville entière à une vitesse délirante. Leur influence était un voile noir qui s’étendait lentement sur l’esprit des habitants. C’était devenu l’adresse d’un tout nouveau culte. La peur est après tout tellement plus convaincante que n’importe quel dieu.
Les grands patrons s’en frottaient les mains. Tout cet acide jeté dans la maille des réalités humaines était une folie, même pour Mekarth. Il s’amusait de son succès morbide et ne cessait d’augmenter les productions.
« Patron. »
Mekarth sortit de ses réflexions et fit signe à Malvare qu’il pouvait les déranger. Derrière lui entrèrent Riesler et Toutou. La stature massive de ce chien lui permettait tout juste de passer les portes standards. Il rabattit ses oreilles en arrière quand Mekarth posa les yeux sur lui et s’assit docilement.
Comme le molosse, Riesler avait du mal à quitter l’albinos du regard. Des fragments de son rêve lui revinrent pour une raison obscure.
Le ver qui s’accroche à sa peau avec des bruits de succion. L’araignée blanche qui attend.
Un instant, il crut ressentir la même morsure lancinante au creux du bras.
« On reprendra plus tard », dit Mekarth au reste des patrons.
Shandre, Draynar et Maore acquiescèrent mais ne quittèrent pas la pièce aux lumières feutrées, sortant des papiers devant eux et des objets étranges, se remettant à parler business.
Mekarth, lui, se leva en direction des nouveaux venus. Sa taille était aberrante, mais Riesler se retint de reculer. Il était captivé par la violence tranquille qui s’échappait de lui.
« Je crois qu’il a perdu quelque chose, patron », dit Malvare en introduction.
« Comme tout le monde », répondit l’albinos.
D’un regard, il intima à Riesler de parler pour lui-même.
« Ma copine. Mandy. »
Les grands patrons cessèrent un instant leur activités pour l’observer. Ils esquissèrent un vague sourire en échangeant des œillades.
« Où est-elle ? » demanda Riesler, la voix plus dure que ce qu’il aurait voulu.
Il détestait l’idée qu’on se paye sa tête. Mandy était entrée avec lui ici, elle était forcément quelque part dans les couloirs. Pourquoi ça les faisait marrer ? Riesler sentit un reflux de jalousie l’envahir.
« Tu as encore un de nos produits dans le corps », constata Mekarth. « Tu es sûr que c’est elle que tu cherches ? »
D’un geste vif, l’albinos s’empara du col de sa veste entre deux doigts. Il palpa le skaï un instant, puis reporta les yeux sur Riesler.
« Ce n’est pas ton manteau. »
Riesler fut parcouru par une décharge de peur.
« Comment vous savez ça ? »
Tu me l’as dit. Riesler crut si fort que c’était ce qui allait passer la bouche de Mekarth qu’il l’entendit clairement dans son esprit. Mais l’albinos restait silencieux et se contentait de le regarder.
« On m’a volé mon manteau. Un enculé d’italien qui doit se taper ma nana par-dessus le marché. Elle disparaît tout le temps sans prévenir ces temps-ci.
— Ce doit être frustrant, sourit l’albinos. Peut-être qu’elle prend du bon temps avec un des employés de la fabrique en ce moment même. Il y a tant de nouvelles expériences à découvrir ici, et il est si facile de céder à la tentation quand on a si peu l’occasion d’y être exposé. Cet italien, il a un nom ?
— Ginni. »
Riesler était partagé entre l’acidité de sa jalousie et le désir virulent qu’il éprouvait pour cet univers inédit de noirceur et de cauchemars liquides. On ne l’avait pas encore battu à mort pour être entré ici, ni fichu à la porte. À vrai dire, il trouvait le comportement de ces patrons à l’égard d’un intrus étrangement laxiste. Debout dans cette pièce, entouré par les grands esprits du FUEL, Riesler se sentait aussi négligeable qu’une des chaises. Mais il ne serait parti pour rien au monde.
« Alors, que cherches-tu ? » demanda l’albinos.
« Je veux savoir ce qui se passe ici. Comment tout ça fonctionne.
— Tu consommes énormément de FUEL, ça se sent. Tu empestes l’âme corrompue par des peurs qui ne lui appartiennent pas.
— Elles m’appartiennent grâce au FUEL. »
L’albinos s’approcha de lui et Riesler réprima un mouvement de recul. Il n’osait même pas envisager ce que cet être pourrait lui faire s’il se sentait d’humeur au massacre. Le leader des Industries. La star des stars de l’outre-monde. L’inventeur du FUEL.
« Cet homme dont tu parlais. L’italien qui baise ta copine.
Riesler eut un haut-le-cœur. Il n’était pas sûr de ça, même s’il s’était pris à ce soupçon plus d’une fois.
« Ginni.
— C’est ça. Le photographe.
— Vous le connaissez ?
— Il possède quelque chose qui m’appartient. Tout comme toi. »
Riesler hocha la tête.
« Qu’est ce qu’il vous a volé ?
— Rien. Mais grâce à ses relations, il est entré récemment en possession d’un objet qui me revient. Si je te montre un passage pour aller chez lui reprendre ton bien, me ramèneras-tu le mien ?
Une lueur illumina les yeux cobalt de Riesler.
« Comment ?
— Tu serais surpris du nombre de portes qu’ouvrent les mauvais rêves, surtout ceux des humains. Tu pourrais entrer chez lui par la porte de ses cauchemars et t’emparer de ce qui devrait encore t’appartenir. Pas de gardes pour t’arrêter, si tu viens par une entrée dont personne ne connaît l’existence. Ici, ce sera plus facile. Les Industries sont taillées dans la matière d’un cauchemar, qui se plie et s’étend au-delà de ses apparences, connecté à chaque petite bête effrayante qui rôde dans l’esprit des hommes. »
Riesler buvait chacune des paroles de Mekarth.
« Malvare, amène la bouteille du dernier cauchemar de Ginni Marsuvio. »
Surpris, Riesler regarda Malvare prendre une autre porte et disparaître dans des ombres plus denses.
« Il vous vend ses cauchemars ?
— Il n’en voulait plus. Il disait que ça le rendait faible. J’imagine qu’il ne savait seulement pas à quel point. Grâce à toi, il le découvrira bien assez tôt.
Malvare revint quelques minutes plus tard avec une fiole au contenu transparent. Il remplit une seringue avec l’intégralité du liquide, qu’il tendit à Mekarth.
« Va chercher ton manteau chez cet enculé. Et reviens avec.
— On peut ramener un objet d’un cauchemar ?
— C’est possible. »
Riesler en resta interdit. L’albinos faisait miroiter l’un de ses plus beaux rêves devant lui. Récupérer son Reiksar. Foutre une raclée à ce fils de pute. Une question ne cessait cependant de le troubler.
« Ça ne vous fait rien que j’apprenne ce qui se passe ici ? Pourquoi vous me laissez me balader dans vos industries ?
— Parce que si tu ne réussis pas, tu ne sortiras jamais de là.
— Si je ne réussis pas quoi ? »
Un sourire pinça les lèvres de l’albinos.
« C'est grand à quel point de l'intérieur ? » tenta Riesler.
Son sourire s’élargit davantage. Mekarth le raccompagna vers l’extérieur et Riesler lui emboîta le pas, laissant derrière lui les patrons, Malvare et Toutou. Une fine brume s’était levée dans les couloirs plongés dans le noir. Il suivit Mekarth en regardant partout autour de lui.
« Pourquoi tiens-tu autant à ce manteau ?
— C’est un Reiksar. C’était celui de mon oncle Joe, il m’a élevé. Un type formidable. »
Il resta pensif un moment, glissant une pensée pleine de cette rare affection vers une fenêtre de son passé. Ils s’arrêtèrent à une intersection, où Mekarth parut réfléchir un court instant avant de se diriger vers la porte la plus proche à sa gauche. Était-il possible que même lui, le leader, se perde au sein de sa propre Industrie ?
« Quelle est l'histoire du vôtre ? » demanda Riesler.
Il désigna le manteau de Mekarth d’un mouvement du menton. Riesler profita d’une halte pour l’observer de près pour la première fois et se demanda si son cauchemar en poudre ne recommençait pas à prendre ses aises dans son cerveau. Il était composé de morceaux de cuir bruns cousus ensemble, à l’aspect très étrange. Une peur vive s’installa en lui quand il le vit bouger. Les bouts respiraient sur le corps de l’albinos. Ce cuir semblait suinter par endroits, comme si quelque chose cherchait à en sortir. Il gémissait.
« Tu veux dire, leur histoire ? » (aux hommes dont les peaux pleurent sur mon dos)
Il esquissa un grand sourire. Il avait un manteau de peau humaine. Et les âmes étaient toujours coincées dedans.
La porte qu’il ouvrit était comme toutes les autres du couloir. Derrière, un noir intense semblait se nourrir de lui-même.
Riesler se pencha pour regarder l’obscurité vivante dans laquelle il allait pénétrer.
« A quoi ressemble l’objet que je dois trouver ?
— C’est une sphère métallique de couleur bronze, creusée de sillons dorés. Il doit la garder à l’abri des regards.
— Elle est fragile ? »
Mekarth parut surpris par la question.
« Assez peu. Pourquoi ?
— Au cas où je la fasse tomber. »
L’albinos sourit à la limite du noir frémissant de la porte, la moitié du visage dans l’ombre. Il était amusé par la remarque de Riesler.
Il lui tendit la seringue où dormait le cauchemar liquide de Ginni.
Que pouvez-vous dire à quelqu’un qui vous offre une chance de retrouver ce que vous désirez le plus au monde ?
Riesler passa la porte sans réfléchir, et se retourna pour observer une dernière fois Mekarth.
— Qu’est-ce que vous êtes ?
La porte se referma sur le sourire sardonique de l’albinos.
Dire qu’il allait entrer dans l’inconscient de ce fumier. Il se repassa les paroles de Mekarth alors que les premières couleurs commençaient à l’envahir, trop faibles et lointaines pour former de véritables images. Les mots qu’il avait dits, et surtout les mots qu’il n’avait pas dits. Quelque chose lui plaisait profondément dans la manière d’être de cet homme, s’il s’agissait bien d’un homme. La taille qu’il faisait était hallucinante. Il eut un frisson alors que sa silhouette se redessinait à la lisière de sa conscience. Il faisait définitivement partie de ces rares personnes qui ont la capacité de vous hanter toute une vie, si ce n’est plus.
Riesler sentit que la mer noire caractéristique du glissement dans le cauchemar d’autrui venait à lui. Il se laissa emporter par la vague en se demandant ce vers quoi il allait une dernière fois. Il était en route vers l’inconnu. C’était ce qu’il vénérait chez le FUEL : on ne glissait pas vers un état bienheureux qui nous tenait chaud quelques heures, retrouvé et davantage chéri à chaque prise, on allait en chute libre vers des sensations et des mondes à jamais inexplorés. Même si on achetait le même rêve, ce qui était arrivé plus d’une fois à Riesler, il était impossible que tout se déroule de la même manière.
Mais les choses chères se redécouvrent un million de fois.
L’idée d’aller dans sa chambre le taraude. La chose qu’il a oubliée doit s’y trouver.
Où sont ses deux femmes de ménage ? Il parie aussi que ses gardes ne sont pas à leur poste. Dans sa maison immense, il se sent tout d’un coup seul et en danger. Il faut monter dans la chambre. Là, une solution tangible se manifestera certainement.
Il s’écarte de la table et se dirige vers les escaliers. Il fait glisser sa main sur la rembarde dorée tout en montant. Une ombre se répand partout chez lui. Il presse le pas pour atteindre le premier étage mais alors qu’il se désintéresse de l’escalier, il ne réalise pas que celui-ci se transforme, et qu’il l’éloigne de sa maison.
Il continue de marcher dans cette soudaine désorientation et met quelques secondes à réaliser où il se trouve à présent. Quelque chose à l’intérieur de lui le maudit de ne pas être resté chez lui.
La salle à manger du Los Angeles Ambassador Hotel n’est pas tout à fait conforme à ses souvenirs. Des tables ont changé d’emplacement, les chaises n’ont pas la même décoration qu’à l’époque, mais le buffet est là où il faut, au centre de la salle.
Cette pièce lui a toujours paru trop sombre pour les repas de la journée. L’effet est plus saisissant encore le matin, quand la grisaille limite l’entrée de la lumière par les fenêtres. Le bois lustré des murs étouffe le reste pour participer à cette ambiance pesante.
Une grande tristesse vis-à-vis de ce moment de la journée découle de ce séjour à l’hôtel. Aujourd’hui, le bâtiment a beau être détruit et d’autres édifices construits par-dessus, il vit encore quelque part à l’intérieur de lui. Il n’aurait pas dû venir. Il repense à l’Ambassador Hotel chaque fois avec davantage d’horreur. Mais ce n’est pas seulement dû au moment détestable du petit-déjeuner, qu’il prend toujours seul alors que ses parents dorment dans leur chambre privée.
Il y a aussi Marsha.
Marsha est une des femmes de chambre, mais elle n’est pas comme les autres. Elle semble être partout à la fois. Il la voit faire le lit d’une chambre quand il marche dans les couloirs, il la voit dans les escaliers quand il monte et descend, dans le hall près de l’ascenseur, stoïque au milieu des passants, quand il cherche de quoi s’occuper. Et il la voit au petit-déjeuner. Elle est là aujourd’hui aussi.
Le visage à moitié caché derrière le mur, elle le regarde depuis l’entrée. Elle est tout le temps en train de le regarder. Des cheveux gris-noir s’échappent de sa coiffure trop serrée. Son maquillage est affreux à voir, exagéré, son rouge à lèvres dépasse. Cela choque d’autant plus que Marsha n’est plus toute jeune. De grandes rides creusent son visage émacié.
Mais par dessus-tout, c’est ce regard qui le terrifie. Ce regard est celui d’une folle.
Elle n’est jamais très loin, Marsha. Il a parfois l’impression qu’elle le suit, car il croise ces yeux fous à chaque fois qu’il tourne la tête dans une direction à l’intérieur de l’hôtel. Elle est toujours là, et elle le regarde.
Il se dirige en automate vers le buffet pour se servir des céréales dans un bol. Simultanément, il a envie de manger des croissants au beurre, ce qui est étrange, car il n’a jamais apprécié leur goût. Il repose le croissant qu’il tient dans sa main sans comprendre.
Marsha est dans le hall, il la voit sur le seuil des deux portes qui séparent le vestibule de la salle à manger. Elle a les yeux rivés sur lui. L’air qu’elle a sur le visage, il le reconnaît bien. C’est celui qui le fait courir.
Il se dirige vers la cage d’escalier en espérant ne pas faire remarquer sa détresse aux adultes qui mangent autour de lui. Ils ne l’aideraient pas. Il sait qu’une fois qu’elle l’a repéré, il est impossible de se débarrasser de Marsha. Elle le retrouve trop ou tard, quelle que soit la cachette, quelle que soit la distance. Et il ne peut pas quitter l’hôtel, n’est-ce pas ? Ses parents sont là, ils dorment quelque part. Leur chambre est au quatrième étage. Il faut les trouver.
Il voit une dernière fois la silhouette de Marsha alors que la porte de la cage d’escalier se referme derrière lui. Elle va tellement vite.
Les escaliers se métamorphosent au milieu du deuxième étage. Ils s’arrondissent jusqu’à devenir de larges colimaçons montant vers on ne sait où. Il jette un œil au milieu et regarde en hauteur cette spirale inquiétante en noir et blanc. Une fractale de cauchemar. Quelque chose a changé radicalement dans l’atmosphère. Une beauté singulière émane de ces escaliers impossibles qui n’en finissent pas. À mesure qu’il avance, la déconstruction se démultiplie. Désorientés et fous, les escaliers se mettent à monter à l’envers et à descendre dans le mauvais sens, les barrières disparaissent sur les côtés. Il se sent exalté de les parcourir malgré le vertige qui le saisit, comme un lieu qui aurait tôt fait de se dissimuler dans les méandres du temps et qu’il ne reverra jamais. Mais Marsha est toujours à ses trousses et il doit presser l’allure. Il ne peut pas avancer maintenant que l’escalier se détraque. Il passe la première porte qu’il rencontre pour s’enfoncer dans des ombres denses.
Il pénètre dans une alcôve bien différente. Ce qu’il sent d’abord, c’est une fraîcheur humide qui se dépose sur sa nuque comme un voile. Il ouvre lentement les yeux sur une boutique de fleurs où pousse une glorieuse et dense vie végétale. Les murs sont verts et rose passé.
Il reconnaît la composition du magasin. Divisé en deux parties, il se trouve dans la première, dans laquelle on entre côté rue. Elle abrite les plantes occidentales et les fleurs coupées qui ont besoin de froid pour rester en vie. La seconde partie du magasin se trouve au fond, au-delà des deux portes de verre en partie décorées de vitrail, face à lui. Elle abrite la serre exotique.
Il sourit bêtement en approchant des portes et les ouvre dans un geste lent, presque religieux. D’impressionnants arbres en pots croissent dans la bruine permanente, parmi les fleurs atypiques suspendues à des crochets et de fins murs végétaux. Une grande chaleur émane du sol, qui l’enveloppe aussitôt qu’il entre. La lumière tombe depuis la coupole qui domine l’espace circulaire de la serre.
Devant l’arbre imposant en pot surnommé « rose du désert » qui occupe le centre de la pièce se tient une fille. Il se met à trembler quand elle se retourne vers lui, car il la reconnaît.
Elle tient dans ses bras un renard au pelage aussi roux que ses cheveux. Une bête magnifique, étonnamment calme, qui le regarde de la même façon qu’elle. Tout est tendre dans ses regards, même s’ils sont porteurs d’un froid dont elle semble incapable de se détacher. Cette fille est figée dans le temps et paradoxalement, elle est tout à fait insaisissable.
L’amour qu’il ressent pour cette silhouette évanescente est plus troublant que tout ce qu’il a pu connaître. Il le sent monter en spirales claires dans sa tête à chaque fois qu’il est en sa présence. Son visage est parmi les plus doux et les plus beaux qu’il ait jamais vus.
Une ombre rôde parmi les fleurs et les arbres dans l’espace clos. Elle ne cesse de se déplacer et se rapproche, dangereuse.
« Tu n’es pas là », dit-elle.
L’ombre bouge dans la jungle enfermée et s’agite près de la fille. Elle se tapit un moment derrière la rose du désert, et quand elle en ressort, c’est un albinos gigantesque qui se tient près d’elle. Mekarth.
Il se penche pour respirer ses cheveux roux devant lui, possessif, et reste derrière elle pour surveiller celui qui la regarde. Une torsion violente d’envie lui broie le ventre. Dans le même temps, il sent que quelque chose cherche à rentrer dans son esprit, ou plutôt, à revenir. Il voit la bouche de Mekarth prononcer des mots épars au sein d’une confusion bruyante. Il distingue un éclairage vert fluorescent autour de cette bouche cruelle.
Dans quelques semaines (crrrss) … (crrrss) Retrouve la route. Perds-toi où il faut. Et rappelle-toi (crrrss)
Quand il rouvre les yeux, Mekarth est en train d’embrasser à pleine bouche la fille avec le renard dans les bras. Cette vision lui fait tant de mal qu’il détourne le regard.
Il ouvre les yeux sur une table de verre aux rebords et pieds dorés, qu’il regarde un moment à travers la vitre. Un soleil insoutenable s’écrase contre sa joue gauche. Il regarde le paquet de céréales Froot Loops mais ne le prend pas. Il laisse son bol vide devant lui. Quelque chose ne va pas.
Il réalise que son appartement n’est pas autour de lui. Pourtant, il est chez lui, il le sent. Vit-il dans un appartement ?
Un appartement. Cette réflexion a un effet inattendu, comme s’il se scindait subitement en deux. Il lève les mains en l’air pour les observer et acquiert une nouvelle conscience. Le corps et les pensées de Ginni s’écartent pour laisser la place à Riesler.
Il se met à hurler dans la résidence vide pour s’exorciser de cette torpeur semblable à la mort, rien que pour être certain qu’il en a le pouvoir. Il est comme un homme qui respire à nouveau l’air qu’on lui aurait refusé de longues minutes. Il a conscience d’où il est, de qui il est, de ce qu’il est en train de faire, mais il se sent encore bloqué dans l’esprit de l’autre. Ginni. Il a ressenti les mêmes choses jusqu’à s’oublier lui-même. Cette sensation détestable lui colle à la peau même après coup. Il ne sait plus qui est à l’intérieur de l’autre.
La consistance de ce cauchemar n’est pas naturelle, pense Riesler. Le temps s’est changé en boucle au sein de cet espace clos d’où jaillissent les rêves.
Il ne connaît rien du processus de fabrication des cauchemars au sein des Industries, mais il soupçonne que ce que Mekarth lui a donné soit un rêve qui n’ait pas encore été traité pour l’injection. Un rêve pur, une fosse pleine d’interférences et de trous noirs, tel que s’en souvient un humain au réveil. Comment se peut-il que Ginni soit encore à l’intérieur ?
Où est-il maintenant ? Il n’y a plus que lui au milieu du grand salon. Il jette un coup d’œil autour et explore un peu la pièce. Chic, luxueuse. Il ne s’attend à rien d’autre de la part de Ginni. Ce type est sûrement né dans un hôpital qui porte son nom.
Il est déjà venu ici le soir de la fameuse fête qui l’a dépossédé de son manteau, mais il s’était davantage intéressé aux boissons et divertissements qu’au mobilier.
Peut-il se balader comme bon lui semble dans son rêve, sans le subir ? L’influencer ? Est-ce que s’il passe cette porte de cuisine dans le coin, un monde va continuer d’exister et de s’étendre derrière, où le cauchemar s’arrête-il à cette pièce ? Il est fasciné par la possibilité qu’il existe quelque chose au-delà.
Il est chez Ginni. Il n’a plus qu’une seule idée en tête : chercher le manteau. Mais tout est terriblement flou autour de lui d’un coup. Il sent que… qu’il peut se réveiller d’une minute à l’autre. Il n’a que peu de temps pour tenter de trouver ce qu’il cherche.
Comment pénétrer la réalité pour s’emparer du manteau une fois qu’il l’aura trouvé, et surtout, revenir aux Industries sans le lâcher ? Mekarth ne l’a pas renseigné sur les grandes lignes de la marche à suivre, mais Riesler se dit qu’avoir encore sa tête sur ses épaules est signe de bonne entente avec lui.
Du reste, Mekarth n’a pas l’air d’être le genre à déléguer le travail important. Pourquoi a-t-il demandé à un inconnu qui venait d’entrer par effraction dans son entreprise de récupérer cette sphère mystérieuse ? Quoique, peut-on parler d’effraction quand il s’agit d’un endroit aussi volatile que de la fumée ? S’il est aussi simple pour lui de voyager dans les cauchemars des gens, pourquoi ne pas venir chercher la sphère lui-même ?
Il pense trop. Il se sent fébrile. Il est trop prêt à se réveiller. Il tente de s’accrocher, mais c’est comme quand il dort et qu’il veut rester dans un beau rêve : autant s’agripper à une paroi lisse et glissante à pleines mains.
Il réalisa qu’il avait échoué. Le rêve avait totalement filé entre ses doigts, il n’avait eu aucune emprise dessus. Ce voyage lui avait provoqué un mal de crâne à crever mais ce n’était rien comparé au regret qui lui lançait la poitrine. Il ne pouvait pas en rester là. Retourner voir Mekarth la queue entre les jambes ? Impossible.
Il était dans les Industries du Cauchemar. Il y avait un moyen de récupérer son manteau. Un moyen de pénétrer la réalité par l’entremise du rêve de Ginni. Sortir de cette salle n’était pas une option. Il ignorait si c’était dû à sa ténacité ou à la perspective effrayante d’annoncer à l’albinos qu’il avait échoué à trouver ce moyen, mais ça revenait au même.
Le cauchemar s’éloignait déjà comme un nuage de fumée, il reculait dans sa mémoire. Il tenta de regrouper ce qui restait en surface.
Il se souvenait du dernier petit-déjeuner. Ginni devait vraiment détester ce moment de la journée. Avant ça, un souvenir plus doux lui revenait. L’image d’une grande plante rouge. Non, c’était une fille. Il se rappelait d’une fille rousse au milieu de nuances de vert, un renard dans les bras. Elle lui avait dit : « Tu n’es pas là. » Que voulait-elle dire ? Qui était-ce ? Il se rappelait avoir eu l’impression limpide, sur le coup, qu’elle s’adressait à lui et non à Ginni. Qu’elle voyait qui était réellement devant elle. Maintenant il n’était plus sûr de rien, mais ces mots lui parlaient, il voulait donc croire que ça lui était destiné.
Juste après, une grande ombre rôdait dans le jardin.
Mekarth.
Mekarth était dans ce cauchemar, comment était-ce possible ? Que fichait-il là ? Un vertige l’avait saisi en le voyant. Ginni, lui, avait ressenti quelque chose qui ressemblait davantage à de la colère. Mekarth devait le connaître plus qu’il l’avait laissé entendre.
Mais cela n’avançait pas beaucoup les affaires de Riesler. Que pouvait-il faire maintenant ? Il ressentait encore le cauchemar circuler en lui, mais ce n’était pas comme d’habitude. Sa persistance était infime. Pourtant, il fallait qu’il y retourne. Mais dans l’état dans lequel il y était allé, ça ne servait à rien. Il n’avait été guère plus qu’un fantôme dans les scènes coupées de la vie de Ginni. Il n’aurait jamais pu trouver ni garder le manteau dans ces conditions. Il avait été au cœur d’un rêve authentique, avec sa dose d’irréalité qui le rendait flou et fuyant. Aucun cauchemar n’avait eu la même texture ni provoqué les mêmes sensations chez lui, mais celui-ci était pur. Il n’avait pas cette structure, cette matérialité qu’il ressentait avec la plupart de ceux qu’il s’était injecté, qui avaient manifestement été travaillés par les employés des Industries. Les leurs avaient une solidité qui vous écrasait, une patine propre. Leur volatilité leur avait été en partie arrachée.
« Tu n’es pas là », répéta-t-il à haute voix dans le noir. « Tu n’es pas là. »
Que voulais-tu me dire, jolie rouquine ?
S’il se rendormait, revivrait-il le rêve encore une fois ? Il était persuadé que oui. Il le sentait toujours vibrer à l’intérieur de lui, avec ses images tremblantes, ses peurs insidieuses. Ce qui s’était évaporé n’était en réalité que caché plus loin à l’intérieur. Il circulait dans sa tête comme un courant sombre.
Il scruta le noir absolu de la pièce. Il ne savait même plus où était la porte pour sortir, et il n’en avait rien à faire.
Il fit tilt à ce moment-là.
Quel crétin, se dit-il en commençant à rire.
« Les Industries sont taillées dans la matière même d’un cauchemar », avait dit Mekarth. Qu’est-ce qu’il avait espéré faire en se shootant comme un des paumés de la rue Diernez, à attendre que le cauchemar vienne à lui ? Ce n’était pas ça que Mekarth attendait de lui. Il voulait que lui aille dans le rêve, pas l’inverse.
Riesler se releva. Il savait ce qu’il avait à faire maintenant. Il marcha dans le noir, l’esprit envahi des bribes de ce rêve de petit-déjeuners angoissants et d’escaliers impossibles.
Sa botte heurta la seringue qui patientait par terre, vidée de son rêve. Il donna un coup dedans en avançant dans l’obscurité. Elle disparut sans heurter quoi que ce soit. Vu la distance à laquelle il l’avait balancée, Riesler en conclut que les dimensions de la pièce étaient gigantesques. Il continua d’avancer, sûr de sa théorie.
Combien de temps il mit, il l’ignorait. Quelques minutes ou plusieurs heures. Mais finalement, il entra pour de bon dans le cauchemar de Ginni Marsuvio.
Il monte dans la cage d’ascenseur et y tombe nez-à-nez avec un miroir. Il est ravi pour la première fois depuis longtemps d’y voir son visage. Il glisse un regard vers sa veste en skaï.
« C’est la dernière fois que je te porte, ma salope. »
Il arrive dans le hall d’entrée de l’hôtel un peu perplexe. Et maintenant ? Il devrait sûrement essayer de se rappeler l’endroit exact qui avait établi le lien entre l’hôtel et la résidence de Ginni, dans l’espoir que ça l’y fasse revenir. Aucune chance qu’il trouve le manteau ou la sphère ici.
Pourquoi Ginni cauchemardait de l’Ambassador Hotel ?
Riesler se creuse la tête tout en marchant vers la salle à manger, à gauche des ascenseurs. Le type de la réception le regarde d’un drôle d’air quand il passe. Il lui fait une jolie grimace avant de quitter le hall.
Le buffet le met en appétit. Curieux, Riesler s’empare d’un croissant et mord dedans. Il est délicieux. Il hésite brièvement à s’arrêter pour s’offrir une orgie de nourriture mais il repense aussitôt à l’endroit qu’il est censé trouver. Par quelle entrée était arrivé Ginni ?
En se retournant vers la cage d’escalier qui titille sa mémoire, lié au souvenir de la rouquine énigmatique, il distingue quelque chose d’inquiétant en périphérie de son regard. La femme de ménage l’observe depuis le hall.
Il l’avait complètement oubliée. Son maquillage semble plus forcé encore que tout à l’heure. Elle a l’air furieuse. Vorace, plutôt, comme si elle projetait de se jeter sur lui pour le manger. Il doit reconnaître que cette folle est effrayante et a l’air positivement dangereuse. Riesler se demande à quel point Ginni l’a modifiée au fil du temps pour en faire une si parfaite matière à cauchemar.
Elle détonne dans le décor, mais personne n’a l’air de trouver quoi que ce soit anormal. Ils mangent le contenu de leur assiette en faisant de sales bruits.
Sont-ils de simples personnages inventés pour meubler le rêve, ou sont-ils autre chose de plus complexe ?
Marsha se dirige vers lui. Elle a l’air décidée à lui faire la peau. Malgré lui, Riesler est parcouru d’un frisson à la vue de ce visage malveillant. Cette vieille commence à lui foutre les jetons.
Comme Ginni plus tôt, Riesler se met à courir d’un coup vers la cage d’escalier, envahi d’adrénaline. Des cauchemars, il en a eu plus que son compte. Mais le truc avec la peur, c’est qu’on ne s’y habitue jamais.
Il aperçoit Marsha qui monte les escaliers après lui. Elle marche, mais elle va anormalement vite. Riesler la distingue à nouveau quand il arrive au pallier du troisième étage.
C’est bien gentil, mais il ne va pas fuir cette barge jusqu’à la fin des temps, il faut qu’il retrouve la maison de Ginni et il ignore s’il a beaucoup de marge de manœuvre. Il est venu en personne dans le cauchemar, il ne sait pas ce qui pourrait se passer s’il reste alors que le rêve se désagrège.
Il repousse ces questions pour le moment. Il aura bien le temps de se les poser une fois sorti de cet anti-monde avec son bien. Il songe au Reiksar et continue à trottiner dans les couloirs.
Finalement, il se retrouve seul au troisième. La lumière est basse même s’il fait jour dehors, la tapisserie sombre des murs étouffe ce qui rentre. L’Ambassador Hotel n’est vraiment pas accueillant — en tout cas dans le rêve de Ginni, pas étonnant qu’il ait été détruit dans la réalité.
Riesler tente de réfléchir à un moyen de se tirer d’ici quand il voit Marsha à l’autre bout du couloir. Son air passablement attardé est devenu effroyable. Elle va le mettre en pièces s’il reste planté là. Riesler court dans la direction opposée avant même de le réaliser. Son cœur s’est mis à battre à toute rompe en la voyant si près de lui. Cette vieille est vraiment flippante.
Il s’isole dans la cage des escaliers et décide de redescendre.
Grâce au FUEL, ce n’est pas la première fois qu’il se fait courser comme un cabri par une entité qui en veut à sa peau. Seulement là, il n’est pas aveuglé par cette imprudence qu’il éprouve dans ses rêves, ces possibilités infinies, ces mécanismes sensiblement différents. Il est venu avec son propre corps dans ce cauchemar. Si Marsha l’attrape, que se passe-t-il ? Est-ce qu’il peut mourir ici ?
Je ne vais pas me laisser tuer par une allumée dans un hôtel qui n’existe même plus.
C’est au moment où il se dit ça que Marsha jaillit d’un coup du bas des escaliers et lui saute dessus en hurlant. Ce cri strident a l’effet d’une douche froide sur lui. Il se recroqueville en s’attendant au pire, mais comme il sent qu’elle ne l’attaque qu’avec ses mains, il la repousse d’un geste sec. Il entend juste après un craquement sourd. Son dos vient de heurter avec violence la rambarde des escaliers. Elle est juste devant lui et malgré le choc, ça n’a pas l’air de la ralentir. Ses yeux fous le scrutent. Qui qu’elle ait été, cette chose n’est plus humaine depuis longtemps.
Riesler voit qu’elle sort un objet tranchant de sa robe et s’empresse de lui asséner un coup de pied en plein dans les côtes. Elle tombe en arrière dans les escaliers. Il s’autorise à peine le temps de souffler qu’elle est déjà débout. C’est un couteau qu’elle tient dans sa main. Évidemment.
Riesler se dépêche de repartir en sens inverse. Une fois dans le couloir, l’esprit manœuvrant à toute allure, il se demande ce qu’il va pouvoir faire. Il doute que quitter l’hôtel suffise à le tirer de cette emprise. Les cauchemars ont cette sale manie de vous suivre où que vous alliez jusqu’à vous avoir rattrapé, parfois jusqu’à des endroits où on aurait jamais pensé les voir apparaître. Comme la réalité.
Des bruits émanent de la cage d’escalier. La porte est encore close. Sans réfléchir, il entre dans une des chambres inhabitées. Il trouve étrange de ne pas avoir besoin de clés, mais dans cette situation a-t-il vraiment le temps de s’interroger sur cette anomalie ? Jusque-là, le Marsha-cauchemar est un festival de clichés.
Elle va le trouver, c’est une question de secondes. Il analyse son environnement en quête d’un objet utile. Une bible sur la table de chevet, les montants contondants du lit, le seau de glace...
Il entend à nouveau ce hurlement strident devant la porte, une seconde avant qu’elle ne s’ouvre sur la silhouette sévère et les yeux fous de Marsha. Il a la poitrine qui bat à cent à l’heure quand elle lui fonce dessus et le renverse par terre. Elle lève le couteau. Il crie en lui attrapant le bras.
Il serre fort. Si fort qu’il entend un craquement sombre en provenir. Il se relève sans la lâcher et se sert de sa prise pour la repousser en arrière.
De près, il la trouve soudain grotesque.
« Tu me gonfles. Je n’ai pas que ça à faire aujourd’hui », crache-t-il.
Il s’empare du pic à glace dans le seau près de l’entrée et frappe Marsha au niveau du ventre. Le choc est si violent qu’ils basculent tous deux par terre.
Au bout du quinzième coup dans la poitrine, elle laisse encore échapper ce hurlement strident. Quand elle arrête de bouger et de crier, Riesler souffle bruyamment en se relevant, appuyé à la commode.
Il se redresse pour observer son œuvre. Il ne tremble pas. Une satisfaction étrange s’empare de lui à la vue du corps inerte de Marsha. Intrigué, il regarde autour de lui. L’atmosphère de la pièce a changée. Une iridescence absinthe l’enveloppe.
Des néons verts illuminent l’obscurité de lueurs malades. Il nage dans cette ambiance corrompue, mais ce n’est pas la première fois. Un squat en bordel. Une odeur de pourriture imprègne cette chambre négligée. C’est dû à un cadavre qui est en train de pourrir dans un coin, couvert d’un drap noir.
La lumière baisse et la chambre inoccupée se replace autour de lui. Il regarde le corps inanimé de Marsha à ses pieds. Il songe à ce qu’il vient de faire. A-t-il changé la donne du rêve ?
« Tant que ça fonctionne… » dit-il en haussant les épaules.
Il quitte la pièce pour se rendre dans le hall, et sortir de cet hôtel pourri.
Il y a bien tout un monde qui s’étend hors de l’hôtel de l’angoisse. Riesler marche un moment dans les rues de L.A. en se demandant jusqu’où il est possible d’aller. C’est fascinant à observer.
Ce monde parait bien animé pour un simple hors-champ. Des gens marchent autour de lui, un vent étrange fraie dans les branches des palmiers alentours. La nuit est tombée pendant son petit tête-à-tête avec Marsha. Il doit être couvert de sang car il le sent coller à ses fringues noires. Mais même dans l’hypothèse où ça se serait vu, il doute que les passants de cette réalité y voient un inconvénient. Ne sont-ils que des ombres ?
Il faut que Riesler trouve un moyen de rejoindre la résidence de Ginni. Retourner dans l’hôtel et trouver le passage qui le lie à sa maison dans le cauchemar lui parait la solution la plus logique.
Il voit un bus passer dans la grande rue à ce moment-là, le Southway 52. Il hausse un sourcil.
« Après tout. »
Il se dirige vers l’arrêt de bus qui dessert une partie du sud de la ville. Pourquoi se compliquer la vie, s’il peut y aller directement. C’est un pari fou, mais ça vaut le coup de le tenter.
Et ça aurait pu être pire. S’il avait rêvé d’un hôtel d’une ville à l’autre bout du monde, j’aurais été bien, songe Riesler.
Il grimpe et s’installe au fond du bus vide. Il ne peut s’empêcher de sourire en le sentant vrombir et démarrer. C’est le monde des dingues, ici.
Riesler profite de ce moment de calme pour regarder ce qu’il a dans les poches de sa veste de skaï. Des tickets de bus usagés, un billet froissé, son paquet de clopes, des pastilles tutti-frutti et ses lunettes de soleil.
Il les déplie pour les poser sur son nez.
La conscience de lui-même à l’intérieur du cauchemar le ravit. Il est au cœur d’un mécanisme incroyablement vivant, pulsant et suintant d’obscurité.
Je suis dans le cauchemar que m’a tendu Mekarth. Celui de Ginni Marsuvio. Et je vais lui mettre la raclée de sa vie, songe-t-il, extatique.
À l’arrêt suivant, une mère et sa fille viennent s’asseoir à une rangée de sièges d’intervalle de lui. La petite de cinq ans s’installe à l’envers pour observer Riesler de ses grands yeux. Il grimace et se met à rigoler quand elle recule, intimidée. Sa mère la réprimande et lui demande de s’installer comme il faut.
Dans son monde, Riesler se met à rire fort au fond du bus. Comme une hyène déchaînée.
Il est enfin à sa place.
En pleine crise d’hilarité, il se rend compte qu’il est affamé. Il n’est plus loin de la résidence de Ginni. La carte de la ville est légèrement différente, certaines rues sont décalées, plus longues ou ne sont plus là. Mais même si la maison a changé de place, l’écart doit être mineur. Il la trouvera.
Il descend à l’arrêt suivant et respire à pleins poumons l’air rance du cauchemar.
« Je nage en plein mystère », rit-il.
En face de lui se tient le mythique Jackie’s Burger. Riesler pousse la porte de cet enfer culinaire avec le sourire, celui de ceux qui savent quelque chose que les autres ignoreront toute leur vie. Il se dirige vers le comptoir.
« Je vous écoute », dit la jeune caissière.
« Je vais prendre le Big Terror, c’est parfait pour l’occasion. »
Riesler sourit de toutes ses dents à la fille. Elle est mignonne et semble un peu perdue. Quelque chose la fait détourner les yeux. A-t-il du sang sur la peau ?
Il pense soudain à Mandy. Elle est sans doute encore aux Industries à l’heure qu’il est, mais où ? Penser à elle lui fait du mal.
Il s’installe à une table avec son Big Terror et songe à elle et Ginni en mordant dedans. Couche-t-elle vraiment avec ce porc ? Riesler l’a soupçonné à plusieurs reprises, en particulier ces dernières semaines, où Mandy disparaissait toujours sans rien lui dire.
En vérité, Ginni n’est pas le gros porc dégueulasse que décrit souvent Riesler. Il n’est plus tout jeune mais plutôt bel homme. Il a les yeux et cheveux noirs de son Italie natale.
L’esprit sombre, Riesler songe à une dispute qu’ils ont eue avec Mandy il y a quelques temps. Quand, il ne s’en rappelle plus. Son cauchemar en poudre a dû brouiller ce moment car il peine à le replacer ou à y fixer une date. Il voit seulement Mandy et lui en train de s’engueuler, de s’embrasser, de baiser en s’insultant après coup.
Il aura bien le temps de s’inquiéter pour elle une fois rentré. Pour le moment, il entreprend le voyage le plus palpitant de son existence. Il ne s’est jamais autant éclaté et n’a jamais autant apprécié sa vie qu’en la mettant en jeu dans ce rêve.
Les lunettes sur le nez, il déguste son burger infernal à la lumière crue du fast-food. Les lunettes cachent un début de folie qui se répand dans ses pupilles, comme un début d’incendie.
Il ignore si la bouffe trouvée dans un cauchemar remplit réellement l’estomac, mais il en a bien l’impression. Depuis qu’il a quitté l’hôtel, il ressent moins cette noirceur d’encre qui imprègne l’atmosphère. C’est comme s’il était à mi-chemin de la réalité. Rien n’est assez normal pour y être entièrement, mais il y a une solidité qui ressemble à la texture du monde qu’il connait.
Riesler sort du fast-food revigoré. Il traverse la large route devant pour rejoindre l’avenue Seahush et espère retrouver par ce biais la rue qu’il recherche.
Il est fasciné par la façon dont la carte de la ville s’est recomposée. Des maisons ont disparu de la surface de la terre, d’autres sont quasiment sorties du sol, d’autres ont changé d’allure. Il connait bien cette conjonction de rues. Il remarque les anomalies comme un jeu de différence en trois dimensions.
Il marche depuis presque une demi-heure quand il arrive dans celle où vit Ginni Marsuvio, un quartier huppé isolé du tumulte. Riesler est saisi d’une vague impression en tournant dans cette rue. Elle lui parait moins accueillante et beaucoup plus sombre.
La maison est presque à l’emplacement qu’il connait, un peu plus sur la droite dans la même rue. Une autre résidence a pris sa place d’origine.
Des gardes rôdent sans doute à l’intérieur. Riesler se penche sur le grillage pour observer la façade de la maison et le jardin de devant. A priori, il n’y a personne.
Il escalade la grille en prenant garde aux pointes qui les dominent. Il déchire le bas de sa veste en tentant d’aller plus vite.
Le jardin est bien désert. La fontaine devant la maison fait quelques bruits de digestion.
Riesler se dirige vers l’entrée, mais la porte est fermée. Il décide donc de grimper la façade. C’est acrobatique, mais il a l’habitude.
Il débarque dans un couloir et reconnait le salon dans lequel il prenait le petit-déjeuner un peu plus tôt. Il se met à sourire. Il est près du but, il le sent.
Il monte prudemment les escaliers qui mènent aux chambres de l’étage, au cas où des gardes circulent. Dans la maison, c’est le silence total.
Il pousse la porte de la première chambre sans faire de bruit et entre dans une pièce presque entièrement plongée dans la pénombre, exceptée la lumière de la lune qui entre par les fenêtres.
C’est la chambre de Ginni. Riesler s’en souvient pour y avoir amené Mandy après son deuxième verre de trop, lors de cette fameuse soirée où son manteau a été volé. Ils ont fait l’amour sur ce lit.
Son Reiksar ne doit pas être loin. Il doit le garder avec le reste de ses fringues en soie des îles, dans l’armoire encastrée du fond.
Il s’approche sans bruit et manque de sursauter en voyant que Ginni est là.
Il est en train de dormir dans son lit sous les fenêtres ouvertes. Elles laissent entrer de légers courants d’air.
L’envie de le trucider dans son sommeil le taraude, mais il reste fidèle à son objectif : trouver le manteau. Il se dirige lentement vers la penderie. Elle glisse et s’ouvre sans résistance.
Il est là.
Le Reiksar s’y trouve, splendide. Il a l’air de flamboyer dans l’obscurité. Riesler fourre immédiatement son nez dans les plis pour respirer sa délicieuse odeur de cuir. Peut-être parce qu’il est à moitié dans un rêve, ce bonheur lui semble décuplé et terrible à ressentir, presque sexuel.
« Tu m’as manqué. »
En le palpant, il remarque qu’une chose étrange encombre une des poches. Il glisse la main dedans et en sort une petite sphère métallique. Couleur bronze, avec des sillons dorés.
Riesler sourit.
Il le sépare de son cintre et vire la veste en skaï qu’il porte pour le passer en remettant le bien de Mekarth dans la poche. Il éprouve ce sentiment de rétribution inouï qu’on ressent en retrouvant ce qui nous a manqué au point de nous priver d’une partie de ce qu’on est. Riesler appuie la tête sur le mur pour en apprécier chaque vibration. Il en pleurerait presque.
Ginni dort toujours, à quelques mètres de là. Il est en boule dans les draps comme un garçon effrayé. Il fait un cauchemar.
Cette évidence manque de faire partir Riesler dans un fou rire.
Comme le cauchemar circule en lui, il en comprend maintenant des aspects qui échappent à Ginni lui-même. Il est le cauchemar, en plus d’être celui qui se l’est injecté. Il a du mal à comprendre pourquoi cette double sensibilité le fait autant bander.
Il sait que Ginni tente de fermer les yeux le plus fort possible dans l’espoir de ne pas être vu dans l’obscurité, de se réveiller enfin, comme si ne pas les ouvrir lui épargnerait d’être repéré par le monstre du placard.
Réalisant cela, Riesler est hilare. Il part dans un rire qui, il le réalise peu après, fait partie intégrante de la terreur qui s’épanche dans la psyché de Ginni. Est-ce la fin du cauchemar dont il a vécu une partie, Ginni est-il en train de dormir dans la réalité à ce moment, ou Riesler est-il simplement dans la réalité lui-même ? Il l’ignore. Il s’en fiche.
Il est le cauchemar.
Il veut être le pire qui soit jamais entré de force dans l’esprit de ce salaud.
Dans son lit, Ginni se couvre des couvertures, tétanisé par les rires qui emplissent l’espace autour de lui et violent l’intimité de sa chambre. Il sait ce qui l’attend.
En monstre consciencieux, Riesler traverse la pièce pour trouver quelque chose avec lequel le tuer, un objet quelconque, sans plus se préoccuper du bruit qu’il fait. Il s’empare de la veste en skaï roulée dans un coin et s’interroge.
Il hausse les épaules et soulève le drap qui protège Ginni. Raidi par la peur, il ne bronche pas quand Riesler monte sur le lit et enroule sa tête et son cou avec la veste. Il serre. De toutes ses forces. Il ne sait même pas si Ginni l’a vu avant qu’il ne commence, mais au fond peu importe.
Il restera le monstre du placard.
Il serre encore, exultant du pouvoir qu’il ressent à terroriser ce porc qui a tenté de le déposséder d’une des rares choses qu’il aime encore. Ce manteau qu’il a sur le dos est une partie de lui. On ne prive pas quelqu’un d’une partie de ce qu’il est, au risque d’être poursuivi jusqu’à la fin des temps.
Riesler crie de joie quand il sent que la résistance cède enfin. Ginni, la veste toujours enroulée autour de la tête, s’écroule noyé dans les rires malades de Riesler.
Il est le cauchemar.
Il prend un pied pas possible.
« Tu l’as mérité, salaud. »
Mekarth se leva à nouveau pour venir jusqu’à lui.
Riesler sortit de sa poche la petite sphère et l’inspecta. Elle gardait ses secrets et brillait dans les lueurs discrètes de la pièce. Il l’envoya d’une pirouette à Mekarth.
« Bien joué », dit-il, et cette remarque rendit Riesler plus fier encore de sa performance.
« Qu’est ce que c’est que ce truc, au juste ?
— Un absorbeur de cauchemars. »
Mekarth le rangea et reporta son attention sur Riesler.
« Tu as l’air en forme. »
Cette remarque était sincère.
« Suis-moi. »
Riesler emboîta le pas de l’albinos, qui quitta la pièce. Il marchèrent un moment dans les couloirs. Riesler s’arrêta soudain, craignant le pire.
« Vous me ramenez à la sortie ? »
Une peur dansait dans ses yeux. C’était celle de ne plus exister. Mekarth se retourna sur lui et le jaugea de toute sa hauteur.
« Ce n’est pas ce que tu veux ? »
Riesler réfléchit un moment. Il repensa à la vie qu’il avait eue jusque-là. C’était elle qui semblait être un rêve maintenant qu’il avait marché avec ses propres jambes dans ce qu’il avait appelé rêve jusque-là. C’est comme si… il avait découvert l’existence du véritable bon côté.
« Tu as oublié quelque chose ici la dernière fois que tu es venu. Tu devrais essayer de le trouver », dit soudain Mekarth.
Riesler plissa les sourcils, intrigué. La dernière fois qu’il était venu, c’était peu de dire qu’il était défoncé. Mais qu’aurait-il bien pu oublier ? Il n’avait jamais rien eu de valeur depuis que son manteau avait été volé, et il l’avait maintenant sur le dos.
Mekarth s’enfonça dans les ombres et le laissa là. Riesler renonça à le suivre. En réalité, il s’estimait simplement heureux de prolonger son errance dans les Industries. Mais si l’albinos disait qu’il avait oublié quelque chose, il le trouverait.
Désireux de plaire à son hôte et de résoudre ce nouveau mystère, il se mit en route au hasard dans les couloirs. La fine brume qui traînait au ras du sol plus tôt s’était évanouie. Il entendait distinctement chacun de ses pas. La plupart des portes étaient toujours fermées. Le même silence enveloppait les corridors.
Quand l’odeur organique qu’il avait sentie à son arrivée revint se frayer un passage jusque dans ses narines, il sut qu’il était dans la bonne direction. Cette émanation l’avait excité comme un âne, il s’en souvenait. Elle avait comme qui dirait cherché à communiquer avec lui, mais il n’avait pas eu l’esprit assez ouvert pour la suivre. Il avait cru qu’elle appartenait aux bons soins de quelque maniaque au sein des Industries elles-mêmes, mais quelque chose lui disait maintenant que ce n’était pas le cas. Cette odeur lui appartenait à lui.
Il se laissa guider par elle jusqu’à une porte, qu’il poussa en retenant son souffle. Un nouveau couloir s’étendit devant lui. Une autre porte l’attendait au fond, entrouverte. Une lueur verdoyante passait par l’entrebâillement.
Des néons verts illuminent l’obscurité de lueurs malades.
Il traversa le couloir et acheva de l’ouvrir.
Les néons fluorescents l’obligèrent à fermer les yeux un instant. Leur couleur absinthe déteignait sur l’atmosphère déjà saturée de saleté et de vibrations noires. C’était une sensation familière. La pièce était dans un état lamentable. Le mobilier y était renversé, les murs étaient marron sombre comme si on y avait étalé de la merde, de vieux matelas tâchés s’entassaient dans les coins. Un squat.
Riesler avait déjà vu tout ça. Ces images lui venaient depuis le début de son voyage au sein des Industries.
Puis il vit le corps dans le coin, recouvert du drap noir.
C’est dû à un cadavre qui est en train de pourrir dans un coin, couvert d’un drap noir.
En réalité, c’était une bâche.
« Tu ne te rappelles toujours pas ? »
Riesler sursauta à l’entente de la voix caverneuse de Mekarth. Il émergea des ombres corrompues derrière lui.
Il jeta un coup d’œil inquiet à la bâche noire. Quelque chose remontait en lui, une houle qu’il ne pourrait pas contenir. La mémoire.
Il buta une première fois sur ce qui s’apprêtait à sortir de sa bouche.
« Où est Mandy ? » demanda Riesler, la voix tremblante.
Il ne croyait pas à la vérité qui refluait en lui.
« Où est Mandy ? » répéta-t-il.
Sa voix éraillée cherchait l’attention de l’albinos.
Celui-ci se pencha vers lui.
« Exactement... Où est Mandy ? »
Riesler secoua la tête et se dirigea vers la bâche, qu’il retira d’un coup sec. Une partie du visage putréfié de Mandy y avait adhéré et s’arracha sous la violence du choc.
Riesler recula en hurlant. Il trébucha dans sa précipitation sur un des matelas couverts de tâches brunes. Il se redressa paniqué, incapable de quitter des yeux ce visage ravagé. Sous sa peau autrefois claire s’étendaient des zones noirâtres. Elle pourrissait. Comment était-ce possible ?
Les images commencèrent à revenir, impossibles à stopper. Riesler se prit la tête entre les mains.
Des éclats de voix dans les locaux des Industries.
« Tu baises ce type, putain. J’en étais sûr.
— Riesler, arrête tes conneries. Tu m’emmerdes ! Tu n’as rien à dire. Mon cul ne t’appartient pas.
— Putain.
Il l’attrape et la frappe. Il l’étrangle de ses propres mains. Quand il arrête, il ne reconnait même plus son visage à cause du sang qu’il y a dessus.
Il se rappelait avoir baisé avec elle ce soir-là après leur dispute. Excepté qu’elle n’était plus vivante à ce moment. Il se souvint comme elle était apathique sous lui.
« Je suis dingue, putain », dit-il dans un souffle. « J’ai baisé ma copine morte. »
Mekarth partit dans un rire tonitruant, amusé par la détresse de Riesler. Elle n’était jamais venue avec lui aujourd’hui. Il l’avait tuée il y a des semaines.
Elle était la chose qu’il avait oubliée dans les Industries.
Il sentit la main de l’albinos sur son épaule. Il hurla de terreur en voyant l’araignée blanche de son rêve à la place une fraction de seconde.
La main de Mekarth. L’araignée blanche.
Le ver sur son bras, planté dans sa peau.
Une seringue.
« Un mélange, pour que tu oublies temporairement » répondit Mekarth à la question que Riesler n’avait pas posée.
« Mais pourquoi, bordel, pourquoi… Pourquoi vouloir me faire oublier ce que j’ai fait ?
— Ça faisait partie du deal.
— Quel deal ? »
Riesler se plia en deux, assailli d’images noires. Il entendait la voix de Mekarth au loin. Une vieille conversation au beau milieu de néons verts, une seringue enfoncée dans le bras. La main blanche de Mekarth qui guette, posée et dangereuse, injectant le poison.
Dans quelques semaines… si tu parviens à revenir aux Industries et à récupérer ton manteau, nous en reparlerons.
— Reparler de quoi, marmonna Riesler en se traînant par terre dans la crasse.
Il couinait comme un animal en rampant vers Mandy.
Retrouve la route, perds-toi où il faut, et rappelle-toi. Et je te laisse rentrer.
— Rentrer où, merde…
La chair de Mandy était devenue molle. Il enfonça ses doigts dedans en voulant la toucher. Il recula encore, mais il n’avait nulle part où aller. Une dernière chose tentait de remonter à la surface. L’explication. La raison de tout ça.
Si tu réussis, tu seras des nôtres.
Riesler se redressa quand les vagues de souvenirs sanglants voulurent bien reculer. Leur heure était passée. Il releva enfin la tête. Debout devant lui, Mekarth le regardait. Un sourire dangereux étirait ses lèvres.
« Tu es embauché. »
Il avait tué Mandy. Les sourcils froncés, il se remémorait l’allure de ce cadavre qu’il avait laissé pourrir dans les Industries du Cauchemar. Il se rappelait combien il avait été fou de jalousie quand il avait su pour de bon que Mandy le trompait. Toutes les drogues qui s’étaient accumulées dans son système ce soir-là, alcools et FUEL confondus. Tout ce qui s’était passé ensuite avait été les étapes du test d’embauche le plus délirant de tous les temps. L’injection pour qu’il oublie sa première visite. Le cauchemar en poudre qu’il avait lui-même acheté pour en remettre une couche, qui lui avait fait fantasmé la présence de Mandy. Le rêve du ver et de l’araignée.
Riesler se demandait si Mekarth avait fait aussi fort pour tous ses employés.
« Je viens de me rappeler. Vous étiez dans le rêve de Ginni. Dans une serre, avec une fille qui m’a aiguillé quand je m’étais perdu. Elle m’a fait comprendre que je faisais les choses de travers. Qui était-ce ? »
Mekarth se tourna vers lui.
« Ma Mandy. »
Riesler ricana en se sortant une clope. Il la fit griller avec un bruit de gorge amer.
« Elle vous trompe avec toutes les raclures de cette ville ? »
Mekarth garda le silence, amusé par le désabusement dans la voix de son nouvel employé.
« Vous connaissiez mieux Ginni que ce que vous avez laissé entendre. C’était lui qui rêvait d’elle, et de vous avec elle. Ça le blessait de vous voir rôder autour.
— J’imagine qu’il faisait une petite fixation.
— Et j’imagine, vu la manière dont vous fourriez votre langue dans sa bouche, qu’il était gênant. Ginni convoitait trop ce qui n’était pas à lui. »
Riesler caressa le cuir de son Reiksar, le seul réconfort de cette soirée pour le moins âpre. Enfin, ça, et le fait qu’il soit devenu un employé des Industries. Il ignorait encore ce que ça signifiait vraiment, mais cela le ravissait plus qu’il n’aurait pu le dire. Il se sentait changé dans une dimension des choses qui lui échappait encore.
« Pourquoi tenait-elle un renard dans ses bras ? » demanda Riesler, presque pour lui-même.
Il tira sur sa clope.
« Quoi ?
— Votre Mandy. Elle avait un renard dans les bras. »
Mekarth parut surpris par ce détail. Riesler réajusta son manteau et inspira encore l’air de la nuit. On croyait sentir l’essence même du FUEL dans cet air. Il y avait peu d’étoiles dans le ciel de L.A., mais c’était dégagé et clair. Riesler ressentait cette lourdeur dans l’atmosphère comme une noirceur qu’il n’avait jamais été capable de percevoir auparavant. Une nouvelle couleur. Un bleu qui ressemblerait au FUEL. C’était phénoménal à ressentir.
La couleur de la nuit. Assourdissante.
Tous les vestiges de son existence se diluaient dans ce délice de noir absolu. Il se sentait si bien à présent.
Mekarth, lui, semblait perturbé par la présence de ce renard. Il le laissa là pour s’enfoncer seul dans cette nuit particulière.
Riesler respira encore, s’emplissant des nouvelles sensations qu’il découvrait. Il faisait partie des Industries maintenant. Il n’était plus comme tous ces addicts qui hantaient les rues proches et attendaient des peurs toujours plus profondes à éprouver. Il avait vécu sa naissance dans l’irréalité. Il était la drogue. Il était le FUEL.
Il était la nuit.
02:51 - 22 févr. 2016
J'ai lu, tout d'une traite. Je t'avais dit l'autre jour comme il m'avait été difficile de m'arreter au premier paragraphe car je n'avais pas la force de continuer. C'est ça. Une attraction toujours plus forte vers la phrase suivante. Cette attraction des bons romans, des bonnes nouvelles.
C'est indéniablement la meilleure nouvelle que tu aies écrite. Elle est extrêmement bien construite, écrite. Si on pouvait reprocher à d'autres de tes textes de perdre un peu le lecteur dans un univers qu"il fallait pre-connaitre pour comprendre réellement, cette nouvelle ne souffre pas du tout de ce biais. Elle est claire ce qu'il faut, et sombre et mystérieuse du reste. Elle est vraiment incroyablement bonne. De la première phrase, qui m'a accroché immédiatement, à la dernière, ou j'ai pu relâcher mon souffle.
J'admire toujours autant ta plume précise et la couleur de ton style. Toujours plus, devrais-je dire.
J'ai été surpris, agréablement du reste, de retrouver Mekarth ; et il a ici une présence beaucoup plus intéressante que dans l'HM encore. Dans le sens où tu n'as pas besoin de dire qu'il est incroyable, cela se ressent d'autant plus.
Tu as oublié les accents sur les A, et un fuel minuscule se ballade en fin de texte. Rien vu question faute, mais je n'ai encore fait qu'une seule lecture.
Tu peux si tu veux me demander des retours plus précis, la maintenant tout de suite c'est un sentiment général qui me vient le plus, mais c'est avec plaisir que je répondrai à tes éventuelles question sur ma lecture.
En somme, un texte que j'ai devoré, que je lirai à nouveau. Tout s'enchaine très bien, avec juste ce qu'il faut d'intrigue et de questionnements.
Mes félicitations les plus sinceres, mon amie. Ce fut un réel plaisir.
14:11 - 22 févr. 2016
Je suis contente de ce que tu dis à propos de Mekarth. Je me suis rendue compte, particulièrement en tête à tête avec ce texte, qu'il était très facile de passer à côté du show, don't tell. Parfois c'est même sûrement mieux de dire les choses cash, mais je suis heureuse si j'ai réussi à doser mes effets.
Ma principale crainte était la scène avec Marsha, car c'est ce qui est venu en dernier dans ma construction. Je voulais à mon avis prendre une terreur assez générale, voire un peu clichée, et l'intégrer à la trame sans trop en faire. Je trouve qu'elle manque encore de caractère pour être vraiment une part importante du récit. Si je le reprends un jour, je pense qu'elle est la chose à laquelle j'essaierai de creuser une profondeur. Elle n'a pas d'âme en l'état.
Ecrire la scène d'action était aussi un challenge pour moi. Je l'ai sentie passer.
Il y avait aussi la peur de ménager la fin et son explication. Je craignais que les indices soient mal distillés et que le lecteur réalise ce qui se passe vraiment avant d'y arriver.
Quoi d'autre... Ah, oui, j'ai bien une question à propos du changement temps entre rêve et réalité. J'ai choisi de marquer la différence en mettant les passages oniriques au présent. Est-ce que ça choque ou surprend dans le bon sens ?
C'est aussi quelque chose que je reverrais si je le ressors un jour. J'ai quelques petites idées pour épicer ces extraits et je songe à des astuces typographiques pour les rendre plus étranges. Mais maintenant que j'y pense ce sera sûrement sur de futurs textes plus propices à cette écriture que je m'exercerais.
15:35 - 23 févr. 2016
Je me rappelle, au début de ma lecture, m'être dit : "Dis donc, il y beaucoup à lire !" ; puis de constater plus tard, quand je relevai la tête une deuxième fois vers la barre de progression : "Quoi, c'est déjà presque fini ??". Il arrive un moment de l'histoire où, à l'image de Riesler qui s'engouffre dans l'obscurité des Industries, on est happé par les mots pour ne plus être libéré qu'à la toute fin.
Et à la fin, on a envie d'en savoir plus. De connaître l'histoire de Mekarth et des autres patrons, de suivre les noires aventures de Toutou ou de Riesler, de rencontrer de nouveau cette délicieuse et mystérieuse fille rousse. Plus que tous tes autres textes, celui-ci donne envie de rentrer dans cet univers.
Pour ce qui est de la trame, personnellement je n'avais pas du tout vu le coup venir : j'étais loiiin de me douter de ce qui était arrivé à Mandy. L'explication à la fin était très claire, et l'intrigue rondement menée. La réaction de Riesler m'a fait rire. En fait, je me rends compte qu'il y a trop de choses que j'ai apprécié pour en faire ici un listing complet.
Marsha, c'est marrant, je n'ai pas pu m'empêcher de visualiser dès le début la servante dans la première saison d'American Horror Story. Quant à Ginny... Cet enfoiré. Ce fils de pute. Putain qu'est-ce qu'il a pris cher, ce gros enculé.
En tout cas félicitations, tu peux être fière de ton oeuvre :)
21:41 - 23 févr. 2016
Moi aussi, j'ai envie d'en savoir plus sur tout ce qui va émerger de cet univers. D'autres choses (de potentielles nouvelles) devraient voir le jour dans cette veine. J'ai hâte de m'y remettre.
Marsha ressemblait davantage à la foldingue d'Insidious II dans ma tête, mais pourquoi pas Moïra ;) Elle a quand même un visage sacrément plus doux.
Puisqu'il n'y a pas l'air d'y avoir de gros dégâts orthographiques, je suis pour le passer en biblio. Si quelqu'un en trouve, je pourrais toujours les corriger après.
08:39 - 1 mars 2016
Non, Marsha ne me fait pas du tout penser à ça ><
(et ouais, j'ai le droit de spammer, j'ai déjà commenté en long et en large le texte !)
"J'ai une âme solitaire"
19:04 - 4 avr. 2016
Les Industries du Cauchemar
La localisation exacte changeait souvent, mais ce large édifice en ruines était l’adresse la plus connue à ce jour, bien que la manière d’y accéder changea [changeât ou changeait] aussi souvent que la présence réelle des Industries en son sein. Il suffisait de prendre la mauvaise porte à un moment donné pour se retrouver coincé dans le dédale fabriqué autour de l’enclave. Un dédale des plus trompeurs à déjouer.
« J’y suis déjà entré », dit Riesler. « C’était derrière une porte au fond d’un renfoncement. J’aurais dû trouver une petite pièce coincée entre le couloir et la fin du bâtiment, mais non : à la place j’étais devant un grand espace qui semblait s’étendre à des centaines de salles. Cette immensité m’a filé une sensation aussi géniale que bizarre, un vertige que je n’avais jamais ressenti auparavant. J’avais l’impression d’être exactement au bon endroit au bon moment. En me retournant, j’ai vu que la sortie avait disparu derrière moi. »
Il passa un bras autour de la grande fille qui l’accompagnait et se pencha pour lui lécher la lèvre inférieure. Ils sortaient ensemble depuis presque un an et prétendaient s’aimer tout en sachant que c’était faux.
Mandy était modèle pour un photographe en vogue de la ville, Ginni, sa carrière commençait à décoller. Les fringues qu’elle portait étaient des cadeaux de ce type plein aux as, des tenues extravagantes qui visaient à marquer sa différence avec le reste des gens. Cette attitude de starlette amusait Riesler, qui vivait avec elle et aurait pu faire une sérieuse liste de tous ses défauts. Au début, il avait cru que son caractère éteint et inconstant était dû à un désir d’autodestruction. Cette idée l’avait séduit, mais il avait vite déchanté en réalisant que c’était tout ce qu’elle avait pour elle. Ce n’était pas une fille très futée. Mais sa plastique était parfaite et sa proximité agréable, c’est tout ce Riesler attendait d’une compagnie féminine.
Mandy était une blonde au visage d'une perfection troublante. Ses deux yeux noirs étaient légèrement plus écartés que la moyenne et créaient une harmonie étrange au sein de ses traits. Son nez était petit, ses lèvres à la limite exquise du fin et du pulpeux. Elle déteignait ses cheveux depuis l'adolescence pour leur donner cette iridescence blonde qu'on appréciait tant regarder. Elle était grande, faisant [le participe présent est moche ici ; « Elle était grande, presque de la taille de Riesler. »] presque la taille de Riesler. Et malgré les formes rondes de sa poitrine et l'éminence de ses hanches, elle était svelte comme une tige.
Y avait-il quelque chose derrière ces grands yeux noirs, ou était-elle aussi vide qu'on se l'imaginait ?
Cet enfoiré de Ginni devait avoir un sérieux faible pour elle, vu tout ce qu’il faisait pour la garder dans son sillage. Ses présents hors de prix, les invitations aux fêtes branchées des quatre coins de la ville, le coup de pousse à sa carrière... Riesler soupçonnait qu’il ait d’autres poules que Mandy qu’il gavait tour à tour, jusqu’au moment où il pouvait les serrer sans se fatiguer.
Il lui arrivait de ressentir des poussées de rage quand Mandy allait poser dans son studio au nord de la ville, qu’il imaginait ce porc amateur de bling-bling s’approcher un peu trop près d’elle ou lui demander d’enlever ses fringues « pour les photos ». Cette jalousie n’avait cependant que peu à voir avec les sentiments. Il était possessif comme un animal l’aurait été vis-à-vis de la femelle qu’il se serait choisi.
Riesler ne gagnait pas autant de fric que Mandy, mais il survivait dans cette ville pourrie aussi bien qu’un poisson-chat en eau polluée. Excepté sa gueule d’ange, il ne possédait rien. Mais dans une ville qui ne rendait de gloire qu’à l’argent et la beauté, sa jolie tête suffisait en tout. On lui enviait ce visage qui rendait ses promesses mielleuses et l’avait sorti d’un tas de situations douteuses.
« Quand je suis rentré dans les Industries, près de cet enchaînement de portes qui n’en finissait pas, j’ai été étonné du silence qui planait dans les couloirs. C’était comme si quelque chose allait surgir d’une seconde à l’autre, mais que cet instant était toujours repoussé, figé dans le temps. On y voyait vraiment rien à plus de deux mètres. Au bout d’un moment, j’ai commencé à voir des choses. Des mecs bizarres qui marchaient pour passer d’une pièce à une autre. Avec des masques, des griffes de trente centimètres au bout des doigts, d’autres encapuchonnés qui flottaient au-dessus du sol en portant de grosses caisses. »
Riesler caressa distraitement le manteau qu'il portait et eut un rictus en baissant les yeux dessus, réalisant qu'il ne portait plus qu'une veste en skaï.
Au cours de sa vie, Riesler n'avait jamais tenu qu'à un seul bien matériel. Adolescent, son oncle Joe lui avait légué le manteau de cuir de sa jeunesse, un Reiksar dont la qualité de fabrication équivalait à la vie éternelle. Joe ayant été le seul être humain réellement spécial à ses yeux, il avait tenu à ce manteau comme à la prunelle de ses yeux.
Ginni avait toujours lorgné dessus. Il avait offert à Riesler de le lui acheter au prix fort, et celui-ci s'était retenu à grand peine de lui cracher à la gueule en guise de réponse.
Quelques temps plus tard, Riesler avait accompagné Mandy à une soirée dans sa résidence, soupçonnant que ce porc ne la force à le sucer ou ne la viole une fois qu'elle serait assez éméchée. En arrivant ce soir-là, il était loin de se douter que ce serait lui qui finirait sur le carreau, affaibli par les drogues qui circulaient pendant la fête, assommé sur le bitume du trottoir. Ginni ne l'avait pas enculé, il avait fait pire. Après s'être fait tabasser dans la rue par ses macaques, shooté à la cocaïne, il s'était rendu compte en se réveillant le matin qu'il n'avait plus son manteau sur le dos.
Riesler s’alluma une cigarette, les yeux fixés sur la façade effritée du bâtiment. Mandy le regardait avec des yeux vides, sans grande joie, à peine intriguée à l’idée de ce qu’ils s’apprêtaient à faire. Elle l’accompagnait par habitude.
Ce n’était d’ailleurs pas à elle qu’il parlait mais plutôt à lui-même. Cette fille n’était à ce stade qu’un élément du décor dans le film de sa vie, qui avait l’avantage de se déplacer avec lui. Dès qu’ils se retrouvaient à l’appartement qu’ils partageaient en fin de journée, ils se suivaient dans les mêmes sorties nocturnes avec un automatisme qui leur était propre.
Leur cercle d’amis les qualifiait de couple parfait, mais ils étaient tous bien trop débiles pour réaliser le vide sidéral qu’était leur relation. Mandy et Riesler n’étaient beaux que pour leur plastique impeccable, et il n’y avait aucune autre raison à leur union si ce n’était cet assortiment logique. Mandy n’excitait plus l’imagination de Riesler depuis longtemps. Et Mandy, elle, n’avait jamais eu d’imagination.
« Je n’arrive plus à me souvenir si c’était réel ou si c’était l’actif d’un des cauchemars que j’avais acheté. Ce serait comique, imagine : vendre une carte erronée de leur propre industrie. Je m’étais senti privilégié comme un gamin d’avoir l’occasion de les rencontrer. Les stars de l’outre-monde. Mais ça contredisait tout ce que m’avait dit Yann sur l’endroit. D’après lui, seuls une poignée de gens dans cette ville connaissaient le moyen d’accéder aux locaux. Quelques rares clients. Les employés et les revendeurs. Et bien sûr, les grands patrons. »
Il insista sur ces deux derniers mots. Ces grands patrons étaient autant de légendes urbaines pour les addicts du coin. Certains prétendaient avoir croisé l’un d’entre eux et ne parlaient plus que de ça, comme s’ils étaient restés bloqués à cette rencontre sans possibilité d’avancer plus loin dans la vie.
Mais du haut de son ambition, Riesler avait repoussé tout ce que ces déchets croyaient savoir sur les Industries et les individus qui créaient ces produits impossibles. Il voulait voir par lui-même. Il voulait pénétrer dans l’antre moite où tous ces cauchemars liquides étaient mis en bouteilles.
Riesler n’avait pourtant jamais été quelqu’un d’obsessionnel. Sa vie avait été une succession assez fade de désillusions, de scènes de sexe en couleur et de déambulations sans but. Il s’était senti charrié comme un mauvais vent dans tous les coins de cette ville d’horreur, et c’était sans doute ce qu’il était. Un des vents les plus pourris du monde.
Mais ce soir, il ressentait quelque chose qui n’avait été jusque-là qu’un concept flou : l’ambition.
Il s’était réveillé avec l’idée tenace de visiter les Industries qui fournissaient les drogues si spéciales qu’il s’injectait dans les rétines. Il ignorait pourquoi, ni d’où ça lui était venu, d’autant qu’il était encore sous l’effet des précédentes prises. Mais quelque chose en lui hurlait : Va là-bas. Cette idée l’excitait. Et il ressentait trop peu de sincère excitation pour en laisser passer ne serait-ce qu’une.
« Qu’est ce qu’on fait alors ? On entre ou on reste devant ? » demanda Mandy.
La vision de Riesler se brouilla un instant quand il se retourna pour la regarder. Mandy se brouilla comme une interférence faite chair [je ne sais pas trop s'il manque un mot ici], ceinturée de lignes noires et blanches. Son image sur le fond de la rue était tremblante.
Elle l’observait avec ses yeux désabusés tandis qu’il frottait les siens. Sa dernière prise avait été particulièrement insidieuse. Pour laisser ses yeux se reposer des injections, il s’était procuré un cauchemar en poudre il y a quelques temps [manque un point] Ses effets persistaient encore. La conséquence était une perturbation de la réalité juste assez efficace pour faire douter de ce qui était vrai et de ce qui pouvait l'être. Il rendait des présences bien réelles vides de sens, faisait disparaître des silhouettes et même des gens à qui il parlait d’une seconde à l’autre, effaçait des conversations pour en inventer d'autres. Ce cauchemar s’épanouissait dans les régions de l’oubli et de la confusion.
Il n’avait jamais dépensé aussi peu pour un des trips morbides vendus aux alentours de la rue Diernez. Cette poudre devait compter parmi les produits les moins chers, probablement parce que ses effets étaient secondaires et moins puissants que les formules habituelles, mais elle durait dans le temps et foutait un sacré bordel dans la tête. Le Shelter et le Cocoveit, deux produits très voraces en seringues qu’il avait essayés quelques semaines plus tôt, lui avaient coûté les trois quarts [trois-quarts (pour être en symbiose avec son temps)] de ce qu’il avait gagné le mois d’avant.
Si on lui avait dit quelques années plus tôt qu’il claquerait autant de fric pour se faire lui-même injecter des cauchemars, il se serait sûrement bien marré.
« Riesler ? »
Il releva la tête vers Mandy. Elle était à nouveau entière devant lui. Le bâtiment gris, qui exhalait des volutes de noirceur près d’eux il y a une seconde, était redevenu calme.
« Allons y. »
Ce qui se vendait le mieux, c’était les cauchemars prêts-à-l’emploi, pompés hors des esprits et reproduits en série. Moins chers, mais aussi moins forts, ils contenaient les effets et les visions d’un cauchemar précis : chute de bâtiment, conversation téléphonique avec un petit-ami inquiétant, destructuration d’un lieu familier, tueries en tout genres. Il y en avait pour tous les goûts. Il était même possible de les faire faire sur-mesure par une branche spéciale d’employés, pour un prix substantiel.
Dans la rue, ils appelaient ça le FUEL.
Ceux que le FUEL avaient conquis restaient pris dans le vortex de cette dépendance jusqu’à ce que leur corps soit réduit à l’état de coquille tremblante.
La peur produit les plus grands retournements de la conscience, de l’être, de l’esprit. La peur nous grandit et nous réduit. Elle nous éprouve et se mêle de force à ce que nous sommes, nous transit ou nous remplit d’adrénaline, détruit les rêves ou pire, les transfigure à son image.
Dans le cas du FUEL, l’effet pouvait s’apparenter à de gigantesques tours de montagnes russes dont on ne pouvait pas descendre pendant des heures, mal sanglés ou coincés la tête à l’envers. A [À] la hantise de parler à la mort jusqu’à frôler ses incarnations. Aux abjects rebus d’autres réalités dont le culte et l’empire était la Peur sous toutes ses formes. Et parfois, des craintes merveilleuses qui naissent dans l’amour : les plus rares à trouver, car les plus délicates à éprouver. Comme le désir que ressentait une certaine Shelley en rêvant malgré elle d’un géant composé des membres recousus de plusieurs hommes.
Il permettait à des peurs méconnues de prendre le chemin de la vie humaine. De s’installer dans chaque pore jusqu’à y obstruer la réalité et tuer la raison.
A [À] force de cauchemars injectés dans les yeux, les consommateurs devenaient des ombres, des âmes en peine attachées au béton du bâtiment censé abriter la fabrique. Ils se râpaient les mains dessus en racontant aux murs l’intensité de leurs derniers cauchemars, suppliant de nouvelles expériences.
Sur la façade, du côté de la rue Diernez, il y avait un tag qui disait : “YOU REALLY ARE HERE.”*
Ce rêve hantait Riesler. Il le sentait resurgir à la surface de sa mémoire quand ça lui chantait, sans doute alimenté par le cauchemar en poudre. Jusque là, il n’avait jamais fait de rêve aussi récurrent. Il avait l’impression qu’on lui hurlait quelque chose d’incompréhensible dans les oreilles, encore et encore. Ce n’était pas le mauvais rêve le plus flippant qui soit, mais le malaise qu’il éprouvait à le revivre nuit après nuit faisait son oeuvre [œuvre], petit à petit.
Riesler mit de côté ce trouble qui remontait en lui et monta les escaliers du bâtiment.
Il était aussi désert qu’on pouvait le soupçonner en l’observant de l’extérieur. Désaffecté et immense. La plupart des vitres éventrées laissaient s’engouffrer de grands courants d’air. Ils étaient plus chauds dans certains couloirs. Riesler se demandait s’ils indiquaient quoi que ce soit sur l’emplacement des Industries.
Des tuyaux sectionnés remplissaient lentement des trous d’eau qui creusaient le sol du deuxième étage. Le béton des poutres et des piliers s’érosait [érodait] dans les plus grandes salles. A [À] quoi avait pu servir cet endroit avant d’être abandonné ? Vu ses dimensions, probablement une entreprise qui avait moins marché que celle qui avait maintenant pris possession des lieux.
Dire qu’une chose formidable s’activait ici, quelque part, une usine de cauchemars qui n’avait rien à voir avec ce bâtiment décrépi, bien vivante et déterminée à envahir le monde des hommes...
Riesler avait marché dans ses couloirs. Il avait goûté les poisons bien réels distribués à ses alentours. Il refusait de croire que ça n’ait été qu’un de leurs rêves en seringue. Il était venu.
Alors pourquoi doutait-il autant, maintenant qu’il était là où il fallait ? Le vide du bâtiment créait d’autres vides en lui. Des zones dangereuses où on se prend à douter, promptes à changer les secondes d’hésitation en éternités. Mais rebrousser chemin n’était plus une option pour Riesler. L’entrée était forcément quelque part, cachée avec subtilité dans le décor.
Mandy le suivait comme une ombre incapable de penser, vaguement ennuyée par le temps que son compagnon mettait à retrouver son chemin.
La vérité, c’est que cet endroit ne lui disait plus rien. L’impression visuelle qu’il avait gardée lui paraissait pur fantasme, comme s’il n’avait fait que l’imaginer et qu’il confrontait enfin ses plans mentaux à ceux de la réalité. Le bâtiment n’était pas pareil. L’odeur n’était pas la même. La situation était trop solide, à peine diluée par le cauchemar en poudre qui continuait de se frayer un chemin dans les forêts de souvenirs de son esprit, aux arbres somme toute assez dénudés.
Rien n’était pareil. Comment retrouver son chemin si plus rien ne coïncide ?
Il tenta de remettre en place ce dont il se souvenait. Il avait trouvé une porte dans un renfoncement, une zone peu éclairée, reculée dans les ombres. Derrière, il [espace en trop] n’aurait dû y avoir qu’une minuscule pièce aussi insalubre que les autres, trouée de fenêtres signalant l’extrémité du bâtiment, puis la vue sur la rue. A [À] la place… Les Industries s’étaient étalées devant lui comme un rêve pénétrant d’un coup sa réalité. Ses longs couloirs obscurs. Ses salles mystérieuses. Ses agents inquiétants.
L’enchaînement n’était pas clair. Il manquait un morceau dans sa mémoire : quelque chose qui lui aurait permi [permis] de retrouver cette fameuse porte. A [À] quoi ressemblait-elle ? Plus qu’une apparence, c’était une impression qui lui revenait. Une obscurité particulière.
Mandy ne croyait visiblement pas en lui et déambulait dans l’édifice. Quelque chose dans son comportement surprenait Riesler. Elle semblait ailleurs ces derniers temps, parlait à peine et n’arrêtait pas de disparaître. Il doutait que ce soit seulement l’effet de sa prise de poudre. Quelque chose avait réellement changé depuis quelques semaines.
Face à face avec ses doutes, Riesler se sentit acculé par l’ampleur de l’incertitude. Les minutes s’enchaînèrent durant lesquelles il parcourut le deuxième et troisième étage, convaincu que l’entrée se trouvait dans l’un ou l’autre. Pas plus haut, ni au rez-de-chaussée, sinon l’angle de vue depuis les fenêtres ne correspondrait plus à son souvenir.
Ces étages étaient composés d’un vaste espace central, de deux rangées de poteaux en ligne et d’un enchaînement de petites pièces de chaque côté, sans doute d’anciens bureaux.
Au fond du deuxième étage, derrière une poutre effritée, Riesler remarqua soudain quelque chose. Il fit un pas en arrière pour retrouver l’angle qui avait captivé son regard.
C’était un coin si sinistre qu’il ne pouvait s’agir que de celui qu’il cherchait. Un renfoncement étroit menant à… une autre porte ? Riesler se sentit gagné par une impression de victoire en s’y faufilant avec Mandy. Il ouvrit la porte du fond.
Une salle similaire aux autres se découvrit devant lui, aux dimensions parfaitement classiques. Ses fenêtres éventrées laissèrent entrer un courant d’air glacial.
Riesler recula dans le hall principal de l’étage. Il n’y avait rien ici… Rien du tout, nulle part. Il ne voyait rien d’anormal. Se pouvait-il que ce qu’il ait vu cette nuit-là n’ait été qu’un délire dû à la seringue qu’il s’était injecté ? N’était-il qu’un drogué qui inventait ses propres réponses ? Cette idée le mit en rage.
Riesler hurla de frustration dans le hall. Son cri se répercuta en un formidable écho dans l’espace vide. Au milieu des fenêtres condamnées par d’épaisses bâches, l’une d’elles avait été dégagée et créait un jeu de lumière au centre de la pièce géante. Riesler s’en approcha et discerna la lune qui brillait dehors. Elle apportait à l’intérieur une lumière curieuse. Attentif, il se retourna pour regarder comme elle influençait l’atmosphère. Pourquoi cette fenêtre était la seule à ne pas avoir de bâche pour la couvrir ? La sienne avait été rabattue en hauteur.
Quelque chose sauta alors aux yeux de Riesler. Grâce à cette fenêtre, la lune éclairait l’étage et tombait sur la porte renfoncée sur laquelle Riesler aurait parié sa main. Il se rappela alors ce qu’il avait retenu de son premier passage ici. Ce qu’il avait ressenti devant la fameuse porte.
Une obscurité particulière.
Dans un geste lent, il retira les attaches qui retenaient la bâche en hauteur et l’abaissa sur la fenêtre éclatée. Une nouvelle noirceur imprégna lentement la pièce. Il se retourna à nouveau.
Sur la porte du fond régnait cette obscurité particulière. Il marcha jusqu’à elle, envahi d’un délicieux sentiment. Il l’ouvrit.
Le premier couloir sombre des Industries s’étendit devant lui.
Qui savait si les murs n’allaient pas subitement se refermer sur lui, si quelque chose n’allait pas surgir tandis qu’il avançait dans la pénombre. A [À] chaque instant, il s’attendait à voir apparaître un de ces êtres étranges qu’il n’avait fait qu’aperçevoir la dernière fois. De la part de fabricants de cauchemars, on pouvait s’attendre à tout.
Il remarqua que les lumières baissaient à mesure qu’il arpentait ce premier couloir incroyablement long. Il n’avait tourné à aucun moment, marchant en ligne droite depuis la porte qui lui avait ouvert ce nouveau monde. Il doutait cependant qu’elle soit restée sagement en place derrière Mandy et lui.
Riesler sentait à quel point marcher ici était risqué. Le danger exhalait une odeur bien à lui ici, une émanation fétide qui rentrait de force dans ses narines. Et aussi autre chose, qu’il n’arrivait pas à identifier.
Riesler se sentit étrangement accablé par ces odeurs, mais pas de la manière à laquelle il se serait attendu. Elles créaient en lui une alchimie intriguante [intrigante] de désir et de dégoût mêlés. Cela lui parut sur le coup la composition même du bonheur. Riesler s’arrêta un moment dans le couloir. Ce relent lui était familier et commençait à l’exciter. C’était une odeur de pourriture et de fluides organiques. Il se retourna pour observer Mandy, si belle dans ces lumières vert fantomatique. Se laissant aller à cette sensation, il s’empara de son bras et l’amena vers lui d’un geste brusque. Il l’obligea à ouvrir la bouche sous les assauts de sa langue et la plaqua contre le mur du large couloir pour lui faire sentir l’érection qui le tiraillait et ne cessait de se renforcer, mue par les émanations flottant dans l’air.
Dans ses bras, Mandy bougeait à peine. Elle n’était pas dans son état normal. Il regarda le vide qui siégeait dans ses yeux et un trouble s’empara de lui. Il avait l’impression d’être passé à côté de quelque chose d’important. Mandy semblait triste. Il s’écarta d’elle, calmé par ce regard.
« Viens », dit-il.
Ils continuèrent à avancer côte à côte, mais au vu du nombre de lumières qui disparaissaient, Riesler décida de tourner. Il choisit une porte au hasard et tenta de la pousser, mais elle ne céda pas. Il continua de marcher. La deuxième ne s’ouvrit pas non plus, ni la troisième. Il arrivait à la huitième et quasiment dans l’obscurité totale quand celle-ci céda enfin. Une porte de droite ; il tenta de retenir ce détail qui lui paraissait important. Tout droit, et à droite. Vingt-sixième porte en tout.
De faibles lueurs émanaient d’un genre de meuble au fond de la grande pièce. Il constata en s’approchant qu’il s’agissait d’un bar et que c’était aux bouteilles qu’il devait cette illumination. Ou plutôt, aux liquides qu’elles contenaient.
Plus loin il y avait une table étrange, sans pieds, qui se maintenait d’elle-même en suspension : une sorte de plaque de roche épaisse aux bords couverts d’inscriptions et de dessins. Sur le dessus, on avait gravé une multitude de formes géométriques qui s’enchâssaient avec une grâce diabolique. Adossé à cette table flottante, un homme fumait une cigarette. Il aurait eu l’air parfaitement normal, n’eut [eût] été égard à l’énorme chien qui l’accompagnait, dont la taille assise lui arrivait aux épaules.
La bouche grande ouverte, Riesler observa cette bête tout en imaginant le bruit que feraient ses os entre ces rangées de dents meurtrières. Le chien portait autour du cou une énorme chaîne hérissée de pointes recourbées. Il était calme, assis sur son séant, mais Riesler distinguait dans ses yeux quelque chose qui le mit mal à l’aise. Une convoitise insatiable pour le sang, une folie purement animale. On aurait dit le croisement bâtard d’un chien-loup et d’un doberman. L’homme à côté n’avait pas l’air spécialement nerveux de l’avoir près de lui.
« Tu t’es perdu ? » demanda-t-il.
Riesler voulut répondre par la négative quand il réalisa que techniquement, il était perdu. Mais depuis qu’il avait franchi la porte des Industries, c’était tout le contraire : il avait l’impression d’être exactement à l’endroit où il devait être.
Il n’avait ressenti ça qu’une seule autre fois dans sa vie, lors d’un séjour de pêche avec son oncle Joe. Celui-ci l’avait emmené sur le bord d’un lac à l’eau si claire qu’on voyait au travers. Il se souvenait avoir longuement observé les poissons sous la surface translucide avec lui. Ces jours isolés du monde avec cet homme qui avait tout eu d’un père comptaient parmi les plus beaux qu’il ait jamais eus. Quelque part dans sa tête ces poissons colorés étaient toujours en train de nager. Il les sentait frayer dans son esprit.
Qu’arrivait-il à Mandy ? Elle le suivait depuis tout à l’heure sans rien dire. Même le chien géant ne l’avait pas fait réagir. Riesler se retourna et constata qu’elle avait disparu de son champ de vision. Une sensation désagréable lui ceintura le ventre. Quand avait-elle cessé de le suivre ?
« Ou bien as-tu perdu quelqu’un ? » enchaîna l’homme au molosse, souriant.
« Où est-ce qu’elle est ?
— Qui ça ?
— La blonde qui m’accompagnait. Ma nana. »
L’homme le jaugea un moment. Quelque chose l’amusait manifestement. Il avait les cheveux court, bruns et hérissés. Une barbe jeune assombrissait le bas de son visage. Son aspect calme et bourru se mariait avec sa musculature marquée pour dire au tout venant : NE PAS EMMERDER. Il portait un tee-shirt rayé noir et gris sous un manteau marron au col montant. Très beau manteau, se dit Riesler. A [À] la ceinture de son jean pendait une chaîne épaisse. Une fumée fine s’exhalait de ses larges narines.
« Je vais te montrer le chemin de ce que tu cherches. » dit-il.
Riesler lui emboîta le pas sans poser d’autres questions. Ce type avait l’air si sûr de ce que Riesler ignorait lui-même que c’en était amusant. Cela dit, marcher dans le couloir noir des Industries avec le chien qui lui filait au train l’était beaucoup moins. Riesler jetait des coups d’œil inquiets en arrière, dont le chien semblait se délecter.
« Où as-tu trouvé ce truc ? » demanda Riesler en désignant la bête qui les suivait. Sa chaîne de métal faisait cling-cling contre le sol.
« A [À] vrai dire, c’est lui qui m’a trouvé. Il a cherché à me bouffer il y a longtemps, donc je lui ai mis ce collier. »
Riesler se stoppa. L’homme l’imita.
« Comment ?
— Avec mes bras. »
Riesler jeta un nouveau regard au molosse, puis jaugea les forces de l’homme.
« Tu es un employé des Industries », conclut Riesler.
« Je suis Malvare. Lui, c’est Toutou », dit-il en désignant le chien.
Etait-ce [Était-ce] un genre d’humiliation pour cette bête qui avait voulu lui régler son compte ? C’est ce que Riesler aurait fait à la place de Malvare. Exactement ce qu’il aurait fait.
Ils parcoururent d’étroits corridors et de larges couloirs, jusqu’à parvenir à une porte devant laquelle s’arrêta Malvare. Il mit un de ses doigts devant la bouche pour intimer à Riesler de ne pas faire de bruit. Ou peut-être était-ce destiné au molosse.
Des lumières tamisées régnaient derrière la porte. Comparée à la couleur de la nuit ainsi qu’au noir gluant dans lequel il avait déambulé, c’était presque trop.
A [À] l’intérieur, quatre personnes étaient assises autour d’une table rectangulaire. Le cœur de Riesler battit plus vite quand il réalisa où il se trouvait. Qui il avait sous les yeux.
Les Grands Patrons.
Puis ils discutèrent des investissements des nouveaux produits en fabrication, des placements et des points de distribution. La rue Diernez et ses alentours étaient le point chaud de leur circuit de vente, il n’arrêtait pas de croître et d’attirer des adeptes. Les cercles de drogués en engendraient d’autres, et la réputation de ce lieu grandissait dans la ville entière à une vitesse délirante. Leur influence était un voile noir qui s’étendait lentement sur l’esprit des habitants. C’était devenu l’adresse d’un tout nouveau culte. La peur est après tout tellement plus convaincante que n’importe quel dieu.
Les grands patrons s’en frottaient les mains. Tout cet acide jeté dans la maille des réalités humaines était une folie, même pour Mekarth. Il s’amusait de son succès morbide et ne cessait d’augmenter les productions.
« Patron. »
Mekarth sortit de ses réflexions et fit signe à Malvare qu’il pouvait les déranger. Derrière lui entrèrent Riesler et Toutou. La stature massive de ce chien lui permettait tout juste de passer les portes standard [standards]. Il rabattit ses oreilles en arrière quand Mekarth posa les yeux sur lui et s’assit docilement.
Comme le molosse, Riesler avait du mal à quitter l’albinos du regard. Des fragments de son rêve lui revinrent pour une raison obscure.
Le ver qui s’accroche à sa peau avec des bruits de succion. L’araignée blanche qui attend.
Un instant, il crut ressentir la même morsure lancinante au creu [creux] du bras.
« On reprendra plus tard », dit Mekarth au reste des patrons.
Shandre, Draynar et Maore acquiescèrent mais ne quittèrent pas la pièce aux lumières feutrées, sortant des papiers devant eux et des objets étranges, se remettant à parler business.
Mekarth, lui, se leva en direction des nouveaux venus. Sa taille était aberrante, mais Riesler se retint de reculer. Il était captivé par la violence tranquille qui s’échappait de lui.
« Je crois qu’il a perdu quelque chose, patron », dit Malvare en introduction.
« Comme tout le monde », répondit l’albinos.
D’un regard, il intima à Riesler de parler pour lui-même.
« Ma copine. Mandy. »
Les grands patrons cessèrent un instant leur activités pour l’observer. Ils esquissèrent un vague sourire en échangeant des œillades.
« Où est-elle ? » demanda Riesler, la voix plus dure que ce qu’il aurait voulu.
Il détestait l’idée qu’on se paye sa tête. Mandy était entrée avec lui ici, elle était forcément quelque part dans les couloirs. Pourquoi ça les faisait marrer ? Riesler sentit un reflux de jalousie l’envahir.
« Tu as encore un de nos produits dans le corps », constata Mekarth. « Tu es sûr que c’est elle que tu cherches ? »
D’un geste vif, l’albinos s’empara du col de sa veste entre deux doigts. Il palpa le skaï un instant, puis reporta les yeux sur Riesler.
« Ce n’est pas ton manteau. »
Riesler fut parcouru par une décharge de peur.
« Comment vous savez ça ? »
Tu me l’as dit. Riesler crut si fort que c’était ce qui allait passer la bouche de Mekarth qu’il l’entendit clairement dans son esprit. Mais l’albinos restait silencieux et se contentait de le regarder.
« On m’a volé mon manteau. Un enculé d’italien qui doit se taper ma nana par-dessus le marché. Elle disparait [disparaît ; tu n'as pas appliqué les rectifications de 1990 jusqu'ici, donc il n'y a pas de raison de le faire maintenant] tout le temps sans prévenir ces temps-ci.
— Ce doit être frustrant, sourit l’albinos. Peut-être qu’elle prend du bon temps avec un des employés de la fabrique en ce moment même. Il y a tant de nouvelles expériences à découvrir ici, et il est si facile de céder à la tentation quand on a si peu l’occasion d’y être exposé. Cet italien, il a un nom ?
— Ginni. »
Riesler était partagé entre l’acidité de sa jalousie et le désir virulent qu’il éprouvait pour cet univers inédit de noirceur et de cauchemars liquides. On ne l’avait pas encore battu à mort pour être entré ici, ni fichu à la porte. A [À] vrai dire, il trouvait le comportement de ces patrons à l’égard d’un intrus étrangement laxiste. Debout dans cette pièce, entouré par les grands esprits du FUEL, Riesler se sentait aussi négligeable qu’une des chaises. Mais il ne serait parti pour rien au monde.
« Alors, que cherches-tu ? » demanda l’albinos.
« Je veux savoir ce qui se passe ici. Comment tout ça fonctionne.
— Tu consommes énormément de FUEL, ça se sent. Tu empestes l’âme corrompue par des peurs qui ne lui appartiennent pas.
— Elles m’appartiennent grâce au FUEL. »
L’albinos s’approcha de lui et Riesler réprima un mouvement de recul. Il n’osait même pas envisager ce que cet être pourrait lui faire s’il se sentait d’humeur au massacre. Le leader des Industries. La star des stars de l’outre-monde. L’inventeur du FUEL.
« Cet homme dont tu parlais. L’italien qui baise ta copine.
Riesler eut un haut-le-cœur. Il n’était pas sûr de ça, même s’il s’était pris à ce soupçon plus d’une fois.
« Ginni.
— C’est ça. Le photographe.
— Vous le connaissez ?
— Il possède quelque chose qui m’appartient. Tout comme toi. »
Riesler hocha la tête.
« Qu’est ce qu’il vous a volé ?
— Rien. Mais grâce à ses relations, il est entré récemment en possession d’un objet qui me revient. Si je te montre un passage pour aller chez lui reprendre ton bien, me ramèneras-tu le mien ?
Une lueur illumina les yeux cobalt de Riesler.
« Comment ?
— Tu serais surpris du nombre de portes qu’ouvrent les mauvais rêves, surtout ceux des humains. Tu pourrais entrer chez lui par la porte de ses cauchemars et t’emparer de ce qui devrait encore t’appartenir. Pas de gardes pour t’arrêter, si tu viens par une entrée dont personne ne connait [connaît] l’existence. Ici, ce sera plus facile. Les Industries sont taillées dans la matière d’un cauchemar, qui se plie et s’étend au-delà de ses apparences, connecté à chaque petite bête effrayante qui rôde dans l’esprit des hommes. »
Riesler buvait chacune des paroles de Mekarth.
« Malvare, amène la bouteille du dernier cauchemar de Ginni Marsuvio. »
Surpris, Riesler regarda Malvare prendre une autre porte et disparaître dans des ombres plus denses.
« Il vous vend ses cauchemars ?
— Il n’en voulait plus. Il disait que ça le rendait faible. J’imagine qu’il ne savait seulement pas à quel point. Grâce à toi, il le découvrira bien assez tôt.
Malvare revint quelques minutes plus tard avec une fiole au contenu transparent. Il remplit une seringue avec l’intégralité du liquide, qu’il tendit à Mekarth.
« Va chercher ton manteau chez cet enculé. Et reviens avec.
— On peut ramener un objet d’un cauchemar ?
— C’est possible. »
Riesler en resta interdit. L’albinos faisait miroiter l’un de ses plus beaux rêves devant lui. Récupérer son Reiksar. Foutre une raclée à ce fils de pute. Une question ne cessait cependant de le troubler.
« Ça ne vous fait rien que j’apprenne ce qui se passe ici ? Pourquoi vous me laissez me balader dans vos industries ?
— Parce que si tu ne réussis pas, tu ne sortiras jamais de là.
— Si je ne réussis pas quoi ? »
Un sourire pinça les lèvres de l’albinos.
« C'est grand à quel point de l'intérieur ? » tenta Riesler.
Son sourire s’élargit davantage. Mekarth le raccompagna vers l’extérieur et Riesler lui emboîta le pas, laissant derrière lui les patrons, Malvare et Toutou. Une fine brume s’était levée dans les couloirs plongés dans le noir. Il suivit Mekarth en regardant partout autour de lui.
« Pourquoi tiens-tu autant à ce manteau ?
— C’est un Reiksar. C’était celui de mon oncle Joe, il m’a élevé. Un type formidable. »
Il resta pensif un moment, glissant une pensée pleine de cette rare affection vers une fenêtre de son passé. Ils s’arrêtèrent à une intersection, où Mekarth parut réfléchir un court instant avant de se diriger vers la porte la plus proche à sa gauche. Etait-il [Était-il] possible que même lui, le leader, se perde au sein de sa propre Industrie ?
« Quelle est l'histoire du vôtre ? » demanda Riesler.
Il désigna le manteau de Mekarth d’un mouvement du menton. Riesler profita d’une halte pour l’observer de près pour la première fois et se demanda si son cauchemar en poudre ne recommençait pas à prendre ses aises dans son cerveau. Il était composé de morceaux de cuir bruns cousus ensemble, à l’aspect très étrange. Une peur vive s’installa en lui quand il le vit bouger. Les bouts respiraient sur le corps de l’albinos. Ce cuir semblait suinter par endroits, comme si quelque chose cherchait à en sortir. Il gémissait.
« Tu veux dire, leur histoire ? » (aux hommes dont les peaux pleurent sur mon dos)
Il esquissa un grand sourire. Il avait un manteau de peau humaine. Et les âmes étaient toujours coincées dedans.
La porte qu’il ouvrit était comme toutes les autres du couloir. Derrière, un noir intense semblait se nourrir de lui-même.
Riesler se pencha pour regarder l’obscurité vivante dans laquelle il allait pénétrer.
« A [À] quoi ressemble l’objet que je dois trouver ?
— C’est une sphère métallique de couleur bronze, creusée de sillons dorés. Il doit la garder à l’abri des regards.
— Elle est fragile ? »
Mekarth parut surpris par la question.
« Assez peu. Pourquoi ?
— Au cas où je la fasse tomber. »
L’albinos sourit à la limite du noir frémissant de la porte, la moitié du visage dans l’ombre. Il était amusé par la remarque de Riesler.
Il lui tendit la seringue où dormait le cauchemar liquide de Ginni.
Que pouvez-vous dire à quelqu’un qui vous offre une chance de retrouver ce que vous désirez le plus au monde ?
Riesler passa la porte sans réfléchir, et se retourna pour observer une dernière fois Mekarth.
— Qu’est-ce que vous êtes ?
La porte se referma sur le sourire sardonique de l’albinos.
Dire qu’il allait entrer dans l’inconscient de ce fumier. Il se repassa les paroles de Mekarth alors que les premières couleurs commençaient à l’envahir, trop faibles et lointaines pour former de véritables images. Les mots qu’il avait dit [dits (???)], et surtout les mots qu’il n’avait pas dit [dits (???)]. Quelque chose lui plaisait profondément dans la manière d’être de cet homme, s’il s’agissait bien d’un homme. La taille qu’il faisait était hallucinante. Il eut un frisson alors que sa silhouette se redessinait à la lisière de sa conscience. Il faisait définitivement partie de ces rares personnes qui ont la capacité de vous hanter toute une vie, si ce n’est plus.
Riesler sentit que la mer noire caractéristique du glissement dans le cauchemar d’autrui venait à lui. Il se laissa emporter par la vague en se demandant ce vers quoi il allait une dernière fois. Il était en route vers l’inconnu. C’était ce qu’il vénérait chez le FUEL : on ne glissait pas vers un état bienheureux qui nous tenait chaud quelques heures, retrouvé et davantage chéri à chaque prise, on allait en chute libre vers des sensations et des mondes à jamais inexplorés. Même si on achetait le même rêve, ce qui était arrivé plus d’une fois à Riesler, il était impossible que tout se déroule de la même manière.
Mais les choses chères se redécouvrent un million de fois.
L’idée d’aller dans sa chambre le taraude. La chose qu’il a oubliée doit s’y trouver.
Où sont ses deux femmes de ménage ? Il parie aussi que ses gardes ne sont pas à leur poste. Dans sa maison immense, il se sent tout d’un coup seul et en danger. Il faut monter dans la chambre. Là, une solution tangible se manifestera certainement.
Il s’écarte de la table et se dirige vers les escaliers. Il fait glisser sa main sur la rembarde dorée [il y a beaucoup de choses dorée] tout en montant. Une ombre se répand partout chez lui. Il presse le pas pour atteindre le premier étage mais alors qu’il se désintéresse de l’escalier, il ne réalise pas que celui-ci se transforme, et qu’il l’éloigne de sa maison.
Il continue à [de] marcher dans cette soudaine désorientation et met quelques secondes à réaliser où il se trouve à présent. Quelque chose à l’intérieur de lui le maudit de ne pas être resté chez lui.
La salle à manger du Los Angeles Ambassador Hotel n’est pas tout à fait conforme à ses souvenirs. Des tables ont changé d’emplacement, les chaises n’ont pas la même décoration qu’à l’époque, mais le buffet est là où il faut, au centre de la salle.
Cette pièce lui a toujours paru trop sombre pour les repas de la journée. L’effet est plus saisissant encore le matin, quand la grisaille limite l’entrée de la lumière par les fenêtres. Le bois lustré des murs étouffe le reste pour participer à cette ambiance pesante.
Une grande tristesse vis-à-vis de ce moment de la journée découle de ce séjour à l’hôtel. Aujourd’hui, le bâtiment a beau être détruit et d’autres édifices construits par-dessus, il vit encore quelque part à l’intérieur de lui. Il n’aurait pas dû venir. Il repense à l’Ambassador Hotel chaque fois avec davantage d’horreur. Mais ce n’est pas seulement dû au moment détestable du petit-déjeuner, qu’il prend toujours seul alors que ses parents dorment dans leur chambre privée.
Il y a aussi Marsha.
Marsha est une des femmes de chambre, mais elle n’est pas comme les autres. Elle semble être partout à la fois. Il la voit faire le lit d’une chambre quand il marche dans les couloirs, il la voit dans les escaliers quand il monte et descend, dans le hall près de l’ascenseur, stoïque au milieu des passants, quand il cherche de quoi s’occuper. Et il la voit au petit-déjeuner. Elle est là aujourd’hui aussi.
Le visage à moitié caché derrière le mur, elle le regarde depuis l’entrée. Elle est tout le temps en train de le regarder. Des cheveux gris-noir s’échappent de sa coiffure trop serrée. Son maquillage est affreux à voir, exagéré, son rouge à lèvres dépasse. Cela choque d’autant plus que Marsha n’est plus toute jeune. De grandes rides creusent son visage émacié.
Mais par dessus-tout, c’est ce regard qui le terrifie. Ce regard est celui d’une folle.
Elle n’est jamais très loin, Marsha. Il a parfois l’impression qu’elle le suit, car il croise ces yeux fous à chaque fois qu’il tourne la tête dans une direction à l’intérieur de l’hôtel. Elle est toujours là, et elle le regarde.
Il se dirige en automate vers le buffet pour se servir des céréales dans un bol. Simultanément, il a envie de manger des croissants au beurre, ce qui est étrange, car il n’a jamais apprécié leur goût. Il repose le croissant qu’il tient dans sa main sans comprendre.
Marsha est dans le hall, il la voit sur le seuil des deux portes qui séparent le vestibule de la salle à manger. Elle a les yeux rivés sur lui. L’air qu’elle a sur le visage, il lereconnait [reconnaît] bien. C’est celui qui le fait courir.
Il se dirige vers la cage d’escalier en espérant ne pas faire remarquer sa détresse aux adultes qui mangent autour de lui. Ils ne l’aideraient pas. Il sait qu’une fois qu’elle l’a repéré, il est impossible de se débarrasser de Marsha. Elle le retrouve trop [tôt] ou tard, quelle que soit la cachette, quelle que soit la distance. Et il ne peut pas quitter l’hôtel, n’est-ce pas ? Ses parents sont là, ils dorment quelque part. Leur chambre est au quatrième étage. Il faut les trouver.
Il voit une dernière fois la silhouette de Marsha alors que la porte de la cage d’escalier se referme derrière lui. Elle va tellement vite.
Les escaliers se métamorphosent au milieu du deuxième étage. Ils s’arrondissent jusqu’à devenir de larges colimaçons montant vers on ne sait où. Il jette un œil au milieu et regarde en hauteur cette spirale inquiétante en noir et blanc. Une fractale de cauchemar. Quelque chose a changé radicalement dans l’atmosphère. Une beauté singulière émane de ces escaliers impossibles qui n’en finissent pas. A [À] mesure qu’il avance, la déconstruction se démultiplie. Désorientés et fous, les escaliers se mettent à monter à l’envers et à descendre dans le mauvais sens, les barrières disparaissent sur les côtés. Il se sent exalté de les parcourir malgré le vertige qui le saisit, comme un lieu qui aurait tôt fait de se dissimuler dans les méandres du temps et qu’il ne reverra jamais. Mais Marsha est toujours à ses trousses et il doit presser l’allure. Il ne peut pas avancer maintenant que l’escalier se détraque. Il passe la première porte qu’il rencontre pour s’enfoncer dans des ombres denses.
Il pénètre dans une alcôve bien différente. Ce qu’il sent d’abord, c’est une fraîcheur humide qui se dépose sur sa nuque comme un voile. Il ouvre lentement les yeux sur une boutique de fleurs où pousse une glorieuse et dense vie végétale. Les murs sont verts et rose passé.
Il reconnait [reconnaît] la composition du magasin. Divisé en deux parties, il se trouve dans la première, dans laquelle on entre côté rue. Elle abrite les plantes occidentales et les fleurs coupées qui ont besoin de froid pour rester en vie. La seconde partie du magasin se trouve au fond, au-delà des deux portes de verre en partie décorées de vitrail, face à lui. Elle abrite la serre exotique.
Il sourit bêtement en approchant des portes et les ouvre dans un geste lent, presque religieux. D’impressionnants arbres en pots croissent dans la bruine permanente, parmi les fleurs atypiques suspendues à des crochets et de fins murs végétaux. Une grande chaleur émane du sol, qui l’enveloppe aussitôt qu’il entre. La lumière tombe depuis la coupole qui domine l’espace circulaire de la serre.
Devant l’arbre imposant en pot surnommé « rose du désert » qui occupe le centre de la pièce se tient une fille. Il se met à trembler quand elle se retourne vers lui, car il la reconnait [reconnaît].
Elle tient dans ses bras un renard au pelage aussi roux que ses cheveux. Une bête magnifique, étonnamment calme, qui le regarde de la même façon qu’elle. Tout est tendre dans ses regards, même s’ils sont porteurs d’un froid dont elle semble incapable de se détacher. Cette fille est figée dans le temps et paradoxalement, elle est tout à fait insaisissable.
L’amour qu’il ressent pour cette silhouette évanescente est plus troublant que tout ce qu’il a pu connaître. Il le sent monter en spirales claires dans sa tête à chaque fois qu’il est en sa présence. Son visage est parmi les plus doux et les plus beaux qu’il ait jamais vus.
Une ombre rôde parmi les fleurs et les arbres dans l’espace clos. Elle ne cesse de se déplacer et se rapproche, dangereuse.
« Tu n’es pas là », dit-elle.
L’ombre bouge dans la jungle enfermée et s’agite près de la fille. Elle se tapit un moment derrière la rose du désert, et quand elle en ressort, c’est un albinos gigantesque qui se tient près d’elle. Mekarth.
Il se penche pour respirer ses cheveux roux devant lui, possessif, et reste derrière elle pour surveiller celui qui la regarde. Une torsion violente d’envie lui broit [broie] le ventre. Dans le même temps, il sent que quelque chose cherche à rentrer dans son esprit, ou plutôt, à revenir. Il voit la bouche de Mekarth prononcer des mots épars au sein d’une confusion bruyante. Il distingue un éclairage vert fluorescent autour de cette bouche cruelle.
Dans quelques semaines (crrrss) … (crrrss) Retrouve la route. Perds-toi où il faut. Et rappelle-toi (crrrss)
Quand il rouvre les yeux, Mekarth est en train d’embrasser à pleine bouche la fille avec le renard dans les bras. Cette vision lui fait tant de mal qu’il détourne le regard.
Il ouvre les yeux sur une table de verre aux rebords et pieds dorés, qu’il regarde un moment à travers la vitre. Un soleil insoutenable s’écrase contre sa joue gauche. Il regarde le paquet de céréales Froot Loops mais ne le prend pas. Il laisse son bol vide devant lui. Quelque chose ne va pas.
Il réalise que son appartement n’est pas autour de lui. Pourtant, il est chez lui, il le sent. Vit-il dans un appartement ?
Un appartement. Cette réflexion a un effet inattendu, comme s’il se scindait subitement en deux. Il lève les mains en l’air pour les observer et acquiert une nouvelle conscience. Le corps et les pensées de Ginni s’écartent pour laisser la place à Riesler.
Il se met à hurler dans la résidence vide pour s’exorciser de cette torpeur semblable à la mort, rien que pour être certain qu’il en a le pouvoir. Il est comme un homme qui respire à nouveau l’air qu’on lui aurait refusé de longues minutes. Il a conscience d’où il est, de qui il est, de ce qu’il est en train de faire, mais il se sent encore bloqué dans l’esprit de l’autre. Ginni. Il a ressenti les mêmes choses jusqu’à s’oublier lui-même. Cette sensation détestable lui colle à la peau même après coup. Il ne sait plus qui est à l’intérieur de l’autre.
La consistance de ce cauchemar n’est pas naturelle, pense Riesler. Le temps s’est changé en boucle au sein de cet espace clos d’où jaillissent les rêves.
Il ne connait [connaît] rien du processus de fabrication des cauchemars au sein des Industries, mais il soupçonne que ce que Mekarth lui ait [a] donné soit un rêve qui n’ait pas encore été traité pour l’injection. Un rêve pur, une fosse pleine d’interférences et de trous noirs, tel que s’en souvient un humain au réveil. Comment se peut-il que Ginni soit encore à l’intérieur ?
Où est-il maintenant ? Il n’y a plus que lui au milieu du grand salon. Il jette un coup d’œil autour et explore un peu la pièce. Chic, luxueuse. Il ne s’attend à rien d’autre de la part de Ginni. Ce type est sûrement né dans un hôpital qui porte son nom.
Il est déjà venu ici le soir de la fameuse fête qui l’a dépossédé de son manteau, mais il s’était davantage intéressé aux boissons et divertissements qu’au mobilier.
Peut-il se balader comme bon lui semble dans son rêve, sans le subir ? L’influencer ? Est-ce que s’il passe cette porte de cuisine dans le coin, un monde va continuer d’exister et de s’étendre derrière, où le cauchemar s’arrête-il à cette pièce ? Il est fasciné par la possibilité qu’il existe quelque chose au-delà.
Il est chez Ginni. Il n’a plus qu’une seule idée en tête : chercher le manteau. Mais tout est terriblement flou autour de lui d’un coup. Il sent que… qu’il peut se réveiller d’une minute à l’autre. Il n’a que peu de temps pour tenter de trouver ce qu’il cherche.
Comment pénétrer la réalité pour s’emparer du manteau une fois qu’il l’aura trouvé, et surtout, revenir aux Industries sans le lâcher ? Mekarth ne l’a pas renseigné sur les grandes lignes de la marche à suivre, mais Riesler se dit qu’avoir encore sa tête sur ses épaules est signe de bonne entente avec lui.
Du reste, Mekarth n’a pas l’air d’être le genre à déléguer le travail important. Pourquoi a-t-il demandé à un inconnu qui venait d’entrer par effraction dans son entreprise de récupérer cette sphère mystérieuse ? Quoique, peut-on parler d’effraction quand il s’agit d’un endroit aussi volatile que de la fumée ? S’il est aussi simple pour lui de voyager dans les cauchemars des gens, pourquoi ne pas venir chercher la sphère lui-même ?
Il pense trop. Il se sent fébrile. Il est trop prêt à se réveiller. Il tente de s’accrocher, mais c’est comme quand il dort et qu’il veut rester dans un beau rêve : autant s’agripper à une paroi lisse et glissante à pleines mains.
Il réalisa qu’il avait échoué. Le rêve avait totalement filé entre ses doigts, il n’avait eu aucune emprise dessus. Ce voyage lui avait provoqué un mal de crâne à crever mais ce n’était rien comparé au regret qui lui lançait la poitrine. Il ne pouvait pas en rester là. Retourner voir Mekarth la queue entre les jambes ? Impossible.
Il était dans les Industries du Cauchemar. Il y avait un moyen de récupérer son manteau. Un moyen de pénétrer la réalité par l’entremise du rêve de Ginni. Sortir de cette salle n’était pas une option. Il ignorait si c’était dû à sa ténacité ou à la perspective effrayante d’annoncer à l’albinos qu’il avait échoué à trouver ce moyen, mais ça revenait au même.
Le cauchemar s’éloignait déjà comme un nuage de fumée, il reculait dans sa mémoire. Il tenta de regrouper ce qui restait en surface.
Il se souvenait du dernier petit-déjeuner. Ginni devait vraiment détester ce moment de la journée. Avant ça, un souvenir plus doux lui revenait. L’image d’une grande plante rouge. Non, c’était une fille. Il se rappelait d’une fille rousse au milieu de nuances de vert, un renard dans les bras. Elle lui avait dit : « Tu n’es pas là. » Que voulait-elle dire ? Qui était-ce ? Il se rappelait avoir eu l’impression limpide, sur le coup, qu’elle s’adressait à lui et non à Ginni. Qu’elle voyait qui était réellement devant elle. Maintenant il n’était plus sûr de rien, mais ces mots lui parlaient, il voulait donc croire que ça lui était destiné.
Juste après, une grande ombre rôdait dans le jardin.
Mekarth.
Mekarth était dans ce cauchemar, comment était-ce possible ? Que fichait-il là ? Un vertige l’avait saisi en le voyant. Ginni, lui, avait ressenti quelque chose qui ressemblait davantage à de la colère. Mekarth devait le connaître plus qu’il l’avait laissé entendre.
Mais cela n’avançait pas beaucoup les affaires de Riesler. Que pouvait-il faire maintenant ? Il ressentait encore le cauchemar circuler en lui, mais ce n’était pas comme d’habitude. Sa persistance était infime. Pourtant, il fallait qu’il y retourne. Mais dans l’état dans lequel il y était allé, ça ne servait à rien. Il n’avait été guère plus qu’un fantôme dans les scènes coupées de la vie de Ginni. Il n’aurait jamais pu trouver ni garder le manteau dans ces conditions. Il avait été au cœur d’un rêve authentique, avec sa dose d’irréalité qui le rendait flou et fuyant. Aucun cauchemar n’avait eu la même texture ni provoqué les mêmes sensations chez lui, mais celui-ci était pur. Il n’avait pas cette structure, cette matérialité qu’il ressentait avec la plupart de ceux qu’il s’était injecté, qui avaient manifestement été travaillés par les employés des Industries. Les leurs avaient une solidité qui vous écrasait, une patine propre. Leur volatilité leur avait été en partie arrachée.
« Tu n’es pas là », répéta-t-il à haute voix dans le noir. « Tu n’es pas là. »
Que voulais-tu me dire, jolie rouquine ?
S’il se rendormait, revivrait-il le rêve encore une fois ? Il était persuadé que oui. Il le sentait toujours vibrer à l’intérieur de lui, avec ses images tremblantes, ses peurs insidieuses. Ce qui s’était évaporé n’était en réalité que caché plus loin à l’intérieur. Il circulait dans sa tête comme un courant sombre.
Il scruta le noir absolu de la pièce. Il ne savait même plus où était la porte pour sortir, et il n’en avait rien à faire.
Il fit tilt à ce moment-là.
Quel crétin, se dit-il en commençant à rire.
« Les Industries sont taillées dans la matière même d’un cauchemar », avait dit Mekarth. Qu’est-ce qu’il avait espéré faire en se shootant comme un des paumés de la rue Diernez, à attendre que le cauchemar vienne à lui ? Ce n’était pas ça que Mekarth attendait de lui. Il voulait que lui aille dans le rêve, pas l’inverse.
Riesler se releva. Il savait ce qu’il avait à faire maintenant. Il marcha dans le noir, l’esprit envahi des bribes de ce rêve de petit-déjeuners angoissants et d’escaliers impossibles.
Sa botte heurta la seringue qui patientait par terre, vidée de son rêve. Il donna un coup dedans en avançant dans l’obscurité. Elle disparut sans heurter quoi que ce soit. Vu la distance à laquelle il l’avait balancée, Riesler en conclut que les dimensions de la pièce étaient gigantesques. Il continua d’avancer, sûr de sa théorie.
Combien de temps il mit, il l’ignorait. Quelques minutes ou plusieurs heures. Mais finalement, il entra pour de bon dans le cauchemar de Ginni Marsuvio.
Il monte dans la cage d’ascenseur et y tombe nez-à-nez avec un miroir. Il est ravi pour la première fois depuis longtemps d’y voir son visage. Il glisse un regard vers sa veste en skaï.
« C’est la dernière fois que je te porte, ma salope. »
Il arrive dans le hall d’entrée de l’hôtel un peu perplexe. Et maintenant ? Il devrait sûrement essayer de se rappeler l’endroit exact qui avait établi le lien entre l’hôtel et la résidence de Ginni, dans l’espoir que ça l’y fasse revenir. Aucune chance qu’il trouve le manteau ou la sphère ici.
Pourquoi Ginni cauchemardait de l’Ambassador Hotel ?
Riesler se creuse la tête tout en marchant vers la salle à manger, à gauche des ascenseurs. Le type de la réception le regarde d’un drôle d’air quand il passe. Il lui fait une jolie grimace avant de quitter le hall.
Le buffet le met en appétit. Curieux, Riesler s’empare d’un croissant et mord dedans. Il est délicieux. Il hésite brièvement à s’arrêter pour s’offrir une orgie de nourriture mais il repense aussitôt à l’endroit qu’il est censé trouver. Par quelle entrée était arrivé Ginni ?
En se retournant vers la cage d’escalier qui titille sa mémoire, lié au souvenir de la rouquine énigmatique, il distingue quelque chose d’inquiétant en périphérie de son regard. La femme de ménage flippante [le mot fait tache je trouve] l’observe depuis le hall.
Il l’avait complètement oubliée. Son maquillage semble plus forcé encore que tout à l’heure. Elle a l’air furieuse. Vorace, plutôt, comme si elle projetait de le bouffer [pareil]. Il doit reconnaître que cette folle est effrayante et a l’air positivement dangereuse. Riesler se demande à quel point Ginni l’a modifiée au fil du temps pour en faire une si parfaite matière à cauchemar.
Elle détonne dans le décor, mais personne n’a l’air de trouver quoi que ce soit anormal. Ils mangent le contenu de leur assiette en faisant de sales bruits.
Sont-ils de simples personnages inventés pour meubler le rêve, ou sont-ils autre chose de plus complexe ?
Marsha se dirige vers lui. Elle a l’air décidée à lui faire la peau. Malgré lui, Riesler est parcouru d’un frisson à la vue de ce visage malveillant. Cette vieille commence à lui foutre les jetons.
Comme Ginni plus tôt, Riesler se met à courir d’un coup vers la cage d’escalier, envahi d’adrénaline. Des cauchemars, il en a eu plus que son compte. Mais le truc avec la peur, c’est qu’on ne s’y habitue jamais.
Il aperçoit Marsha qui monte les escaliers après lui. Elle marche, mais elle va anormalement vite. Riesler la distingue à nouveau quand il arrive au pallier du troisième étage.
C’est bien gentil, mais il ne va pas fuir cette barge jusqu’à la fin des temps, il faut qu’il retrouve la maison de Ginni et il ignore s’il a beaucoup de marge de manœuvre. Il est venu en personne dans le cauchemar, il ne sait pas ce qui pourrait se passer s’il reste alors que le rêve se désagrège. [la narration prend presque à partie le lecteur depuis quelques paragraphes en étant moins neutre, ça fait un peu bizarre]
Il repousse ces questions pour le moment. Il aura bien le temps de se les poser une fois sorti de cet anti-monde avec son bien. Il songe au Reiksar et continue à trottiner dans les couloirs.
Finalement, il se retrouve seul au troisième. La lumière est basse même s’il fait jour dehors, la tapisserie sombre des murs étouffe ce qui rentre. L’Ambassador Hotel n’est vraiment pas accueillant — en tout cas dans le rêve de Ginni, pas étonnant qu’il ait été détruit dans la réalité.
Riesler tente de réfléchir à un moyen de se tirer d’ici quand il voit Marsha à l’autre bout du couloir. Son air passablement attardé est devenu effroyable. Elle va le mettre en pièces s’il reste planté là. Riesler court dans la direction opposée avant même de le réaliser. Son cœur s’est mis à battre à toute rompe en la voyant si près de lui. Cette vieille est vraiment flippante.
Il s’isole dans la cage des escaliers et décide de redescendre.
Grâce au FUEL, ce n’est pas la première fois qu’il se fait courser comme un cabri par une entité qui en veut à sa peau. Seulement là, il n’est pas aveuglé par cette imprudence qu’il éprouve dans ses rêves, ces possibilités infinies, ces mécanismes sensiblement différents. Il est venu avec son propre corps dans ce cauchemar. Si Marsha l’attrape, que se passe-t-il ? Est-ce qu’il peut mourir ici ?
Je ne vais pas me laisser tuer par une allumée dans un hôtel qui n’existe même plus.
C’est au moment où il se dit ça que Marsha jaillit d’un coup du bas des escaliers et lui saute dessus en hurlant. Ce cri strident a l’effet d’une douche froide sur lui. Il se recroqueville en s’attendant au pire, mais comme il sent qu’elle ne l’attaque qu’avec ses mains, il la repousse d’un geste sec. Il entend juste après un craquement sourd. Son dos vient de heurter avec violence la rambarde des escaliers. Elle est juste devant lui et malgré le choc, ça n’a pas l’air de la ralentir. Ses yeux fous le scrutent. Qui qu’elle ait été, cette chose n’est plus humaine depuis longtemps.
Riesler voit qu’elle sort un objet tranchant de sa robe et s’empresse de lui asséner un coup de pied en plein dans les côtes. Elle tombe en arrière dans les escaliers. Il s’autorise à peine le temps de souffler qu’elle est déjà débout. C’est un couteau qu’elle tient dans sa main. Evidemment [Évidemment].
Riesler se dépêche de repartir en sens inverse. Une fois dans le couloir, l’esprit manœuvrant à toute allure, il se demande ce qu’il va pouvoir faire. Il doute que quitter l’hôtel suffise à le tirer de cette emprise. Les cauchemars ont cette sale manie de vous suivre où que vous alliez jusqu’à vous avoir rattrapé, parfois jusqu’à des endroits où on aurait jamais pensé les voir apparaître. Comme la réalité.
Des bruits émanent de la cage d’escalier. La porte est encore close. Sans réfléchir, il entre dans une des chambres inhabitées. Il trouve étrange de ne pas avoir besoin de clés, mais dans cette situation a-t-il vraiment le temps de s’interroger sur cette anomalie ? Jusque-là, le Marsha-cauchemar est un festival de clichés.
Elle va le trouver, c’est une question de secondes. Il analyse son environnement en quête d’un objet utile. Une bible sur la table de chevet, les montants contondants du lit, le seau de glace...
Il entend à nouveau ce hurlement strident devant la porte, une seconde avant qu’elle ne s’ouvre sur la silhouette sévère et les yeux fous de Marsha. Il a la poitrine qui bat à cent à l’heure quand elle lui fonce dessus et le renverse par terre. Elle lève le couteau. Il crie en lui attrapant le bras.
Il serre fort. Si fort qu’il entend un craquement sombre en provenir. Il se relève sans la lâcher et se sert de sa prise pour la repousser en arrière.
De près, il la trouve soudain grotesque.
« Tu me gonfles. Je n’ai pas que ça à faire aujourd’hui », crache-t-il.
Il s’empare du pic à glace dans le seau près de l’entrée et frappe Marsha au niveau du ventre. Le choc est si violent qu’ils basculent tous deux par terre.
Au bout du quinzième coup dans la poitrine, elle laisse encore échapper ce hurlement strident. Quand elle arrête de bouger et de crier, Riesler souffle bruyamment en se relevant, appuyé à la commode.
Il se redresse pour observer son oeuvre [œuvre]. Il ne tremble pas. Une satisfaction étrange s’empare de lui à la vue du corps inerte de Marsha. Intrigué, il regarde autour de lui. L’atmosphère de la pièce a changée. Une iridescence absinthe l’enveloppe.
Des néons verts illuminent l’obscurité de lueurs malades. Il nage dans cette ambiance corrompue, mais ce n’est pas la première fois. Un squat en bordel. Une odeur de pourriture imprègne cette chambre négligée. C’est dû à un cadavre qui est en train de pourrir dans un coin, couvert d’un drap noir.
La lumière baisse et la chambre inoccupée se replace autour de lui. Il regarde le corps inanimé de Marsha à ses pieds. Il songe à ce qu’il vient de faire. A t-il [A-t-il] changé la donne du rêve ?
« Tant que ça fonctionne… » [parfois il y a une virgule avant l'incise de narration, parfois non, il va falloir harmoniser] dit-il en haussant les épaules.
Il quitte la pièce pour se rendre dans le hall, et quitter cet hôtel pourri.
Il y a bien tout un monde qui s’étend hors de l’hôtel de l’angoisse. Riesler marche un moment dans les rues de L.A. en se demandant jusqu’où il est possible d’aller. C’est fascinant à observer.
Ce monde parait bien animé pour un simple hors-champ. Des gens marchent autour de lui, un vent étrange fraie dans les branches des palmiers alentours. La nuit est tombée pendant son petit tête-à-tête avec Marsha. Il doit être couvert de sang car il le sent coller à ses fringues noires. Mais même dans l’hypothèse où ça se serait vu, il doute que les passants de cette réalité y voient un inconvénient. Ne sont-ils que des ombres ?
Il faut que Riesler trouve un moyen de rejoindre la résidence de Ginni. Retourner dans l’hôtel et trouver le passage qui le lie à sa maison dans le cauchemar lui paraît la solution la plus logique.
Il voit un bus passer dans la grande rue à ce moment-là, le Southway 52. Il hausse un sourcil.
« Après tout. »
Il se dirige vers l’arrêt de bus qui dessert une partie du sud de la ville. Pourquoi se compliquer la vie, s’il peut y aller directement. C’est un pari fou, mais ça vaut le coup de le tenter.
Et ça aurait pu être pire. S’il avait rêvé d’un hôtel d’une ville à l’autre bout du monde, j’aurais été bien, songe Riesler.
Il grimpe et s’installe au fond du bus vide. Il ne peut s’empêcher de sourire en le sentant vrombir et démarrer. C’est le monde des dingues, ici.
Riesler profite de ce moment de calme pour regarder ce qu’il a dans les poches de sa veste de skaï. Des tickets de bus usagés, un billet froissé, son paquet de clopes, des pastilles tutti-frutti et ses lunettes de soleil.
Il les déplie pour les poser sur son nez.
La conscience de lui-même à l’intérieur du cauchemar le ravit. Il est au cœur d’un mécanisme incroyablement vivant, pulsant et suintant d’obscurité.
Je suis dans le cauchemar que m’a tendu Mekarth. Celui de Ginni Marsuvio. Et je vais lui mettre la raclée de sa vie, songe-t-il, extatique.
A [À] l’arrêt suivant, une mère et sa fille viennent s’asseoir à une rangée de sièges d’intervalle de lui. La petite de cinq ans s’installe à l’envers pour observer Riesler de ses grands yeux. Il grimace et se met à rigoler quand elle recule, intimidée. Sa mère la réprimande et lui demande de s’installer comme il faut.
Dans son monde, Riesler se met à rire fort au fond du bus. Comme une hyène déchaînée.
Il est enfin à sa place.
En pleine crise d’hilarité, il se rend compte qu’il est affamé. Il n’est plus loin de la résidence de Ginni. La carte de la ville est légèrement différente, certaines rues sont décalées, plus longues ou ne sont plus là. Mais même si la maison a changé de place, l’écart doit être mineur. Il la trouvera.
Il descend à l’arrêt suivant et respire à pleins poumons l’air rance du cauchemar.
« Je nage en plein mystère », rit-il.
En face de lui se tient le mythique Jackie’s Burger. Riesler pousse la porte de cet enfer culinaire avec le sourire, celui de ceux qui savent quelque chose que les autres ignoreront toute leur vie. Il se dirige vers le comptoir.
« Je vous écoute », dit la jeune caissière.
« Je vais prendre le Big Terror, c’est parfait pour l’occasion. »
Riesler sourit de toutes ses dents à la fille. Elle est mignonne et semble un peu perdue. Quelque chose la fait détourner les yeux. A-t-il du sang sur la peau ?
Il pense soudain à Mandy. Elle est sans doute encore aux Industries à l’heure qu’il est, mais où ? Penser à elle lui fait du mal.
Il s’installe à une table avec son Big Terror et songe à elle et Ginni en mordant dedans. Couche-t-elle vraiment avec ce porc ? Riesler l’a soupçonné à plusieurs reprises, en particulier ces dernières semaines, où Mandy disparaissait toujours sans rien lui dire.
En vérité, Ginni n’est pas le gros porc dégueulasse que décrit souvent Riesler. Il n’est plus tout jeune mais plutôt bel homme. Il a les yeux et cheveux noirs de son Italie natale.
L’esprit sombre, Riesler songe à une dispute qu’ils ont eue avec Mandy il y a quelques temps. Quand, il ne s’en rappelle plus. Son cauchemar en poudre a dû brouiller ce moment car il peine à le replacer ou à y fixer une date. Il voit seulement Mandy et lui en train de s’engueuler, de s’embrasser, de baiser en s’insultant après coup.
Il aura bien le temps de s’inquiéter pour elle une fois rentré. Pour le moment, il entreprend le voyage le plus palpitant de son existence. Il ne s’est jamais autant éclaté et n’a jamais autant apprécié sa vie qu’en la mettant en jeu dans ce rêve.
Les lunettes sur le nez, il déguste son burger infernal à la lumière crue du fast-food. Les lunettes cachent un début de folie qui se répand dans ses pupilles, comme un début d’incendie.
Il ignore si la bouffe trouvée dans un cauchemar remplit réellement l’estomac, mais il en a bien l’impression. Depuis qu’il a quitté l’hôtel, il ressent moins cette noirceur d’encre qui imprègne l’atmosphère. C’est comme s’il était à mi-chemin de la réalité. Rien n’est assez normal pour y être entièrement, mais il y a une solidité qui ressemble à la texture du monde qu’il connait [connaît].
Riesler sort du fast-food revigoré. Il traverse la large route devant pour rejoindre l’avenue Seahush et espère retrouver par ce biais la rue qu’il recherche.
Il est fasciné par la façon dont la carte de la ville s’est recomposée. Des maisons ont disparu de la surface de la terre, d’autres sont quasiment sorties du sol, d’autres ont changé d’allure. Il connait [connaît] bien cette conjonction de rues. Il remarque les anomalies comme un jeu de différence en trois dimensions.
Il marche depuis presque une demi-heure quand il arrive dans celle où vit Ginni Marsuvio, un quartier huppé isolé du tumulte. Riesler est saisi d’une vague impression en tournant dans cette rue. Elle lui parait moins accueillante et beaucoup plus sombre.
La maison est presque à l’emplacement qu’il connait [connaît], un peu plus sur la droite dans la même rue. Une autre résidence a pris sa place d’origine.
Des gardes rôdent sans doute à l’intérieur. Riesler se penche sur le grillage pour observer la façade de la maison et le jardin de devant. A priori [en italique], il n’y a personne.
Il escalade la grille en prenant garde aux pointes qui les dominent. Il déchire le bas de sa veste en tentant d’aller plus vite et finit par tomber [je suis certain que tu peux mettre un autre verbe que « tomber », tu l'uses beaucoup trop] en bas, de l’autre côté.
Le jardin est bien désert. La fontaine devant la maison fait quelques bruits de digestion.
Riesler se dirige vers l’entrée, mais la porte est fermée. Il décide donc de grimper la façade. C’est acrobatique, mais il a l’habitude.
Il débarque dans un couloir et reconnait [reconnaît] le salon dans lequel il prenait le petit-déjeuner un peu plus tôt. Il se met à sourire. Il est près du but, il le sent.
Il monte prudemment les escaliers qui mènent aux chambres de l’étage, au cas où des gardes circulent. Dans la maison, c’est le silence total.
Il pousse la porte de la première chambre sans faire de bruit et entre dans une pièce presque entièrement plongée dans la pénombre, exceptée la lumière de la lune qui entre par les fenêtres.
C’est la chambre de Ginni. Riesler s’en souvient pour y avoir amené Mandy après son deuxième verre de trop, lors de cette fameuse soirée où son manteau a été volé. Ils ont fait l’amour sur ce lit.
Son Reiksar ne doit pas être loin. Il doit le garder avec le reste de ses fringues en soie des îles, dans l’armoire encastrée du fond.
Il s’approche sans bruit et manque de sursauter en voyant que Ginni est là.
Il est en train de dormir dans son lit sous les fenêtres ouvertes. Elles laissent entrer de légers courants d’air.
L’envie de le trucider dans son sommeil le taraude, mais il reste fidèle à son objectif : trouver le manteau. Il se dirige lentement vers la penderie. Elle glisse et s’ouvre sans résistance.
Il est là.
Le Reiksar s’y trouve, splendide. Il a l’air de flamboyer dans l’obscurité. Riesler fourre immédiatement son nez dans les plis pour respirer sa délicieuse odeur de cuir. Peut-être parce qu’il est à moitié dans un rêve, ce bonheur lui semble décuplé et terrible à ressentir, presque sexuel.
« Tu m’as manqué. »
En le palpant, il remarque qu’une chose étrange encombre une des poches. Il glisse la main dedans et en sort une petite sphère métallique. Couleur bronze, avec des sillons dorés.
Riesler sourit.
Il le sépare de son cintre et vire la veste en skaï qu’il porte pour le passer en remettant le bien de Mekarth dans la poche. Il éprouve ce sentiment de rétribution inouï qu’on ressent en retrouvant ce qui nous a manqué au point de nous priver d’une partie de ce qu’on est. Riesler appuie la tête sur le mur pour en apprécier chaque vibration. Il en pleurerait presque.
Ginni dort toujours, à quelques mètres de là. Il est en boule dans les draps comme un garçon effrayé. Il fait un cauchemar.
Cette évidence manque de faire partir Riesler dans un fou-rire [fou rire].
Comme le cauchemar circule en lui, il en comprend maintenant des aspects qui échappent à Ginni lui-même. Il est le cauchemar, en plus d’être celui qui se l’est injecté. Il a du mal à comprendre pourquoi cette double sensibilité le fait autant bander.
Il sait que Ginni tente de fermer les yeux le plus fort possible dans l’espoir de ne pas être vu dans l’obscurité, de se réveiller enfin, comme si ne pas les ouvrir lui épargnerait d’être repéré par le monstre du placard.
Réalisant cela, Riesler est hilare. Il part dans un rire qui, il le réalise peu après, fait partie intégrante de la terreur qui s’épanche dans la psychée [psyché] de Ginni. Est-ce la fin du cauchemar dont il a vécu une partie, Ginni est-il en train de dormir dans la réalité à ce moment, ou Riesler est-il simplement dans la réalité lui-même ? Il l’ignore. Il s’en fiche.
Il est le cauchemar.
Il veut être le pire qui soit jamais entré de force dans l’esprit de ce salaud.
Dans son lit, Ginni se couvre des couvertures, tétanisé par les rires qui emplissent l’espace autour de lui et violent l’intimité de sa chambre. Il sait ce qui l’attend.
En monstre consciencieux, Riesler traverse la pièce pour trouver quelque chose avec lequel le tuer, un objet quelconque, sans plus se préoccuper du bruit qu’il fait. Il s’empare de la veste en skaï roulée dans un coin et s’interroge.
Il hausse les épaules et soulève le drap qui protège Ginni. Raidi par la peur, il ne bronche pas quand Riesler monte sur le lit et enroule sa tête et son cou avec la veste. Il serre. De toutes ses forces. Il ne sait même pas si Ginni l’a vu avant qu’il ne commence, mais au fond peu importe.
Il restera le monstre du placard.
Il serre encore, exultant du pouvoir qu’il ressent à terroriser ce porc qui a tenté de le déposséder d’une des rares choses qu’il aime encore. Ce manteau qu’il a sur le dos est une partie de lui. On ne prive pas quelqu’un d’une partie de ce qu’il est, au risque d’être poursuivi jusqu’à la fin des temps.
Riesler crie de joie quand il sent que la résistance cède enfin. Ginni, la veste toujours enroulée autour de la tête, s’écroule noyé dans les rires malades de Riesler.
Il est le cauchemar.
Il prend un pied pas possible.
« Tu l’as mérité, salaud. »
Mekarth se leva à nouveau pour venir jusqu’à lui.
Riesler sortit de sa poche la petite sphère et l’inspecta. Elle gardait ses secrets et brillait dans les lueurs discrètes de la pièce. Il l’envoya d’une pirouette à Mekarth.
« Bien joué », dit-il, et cette remarque rendit Riesler plus fier encore de sa performance.
« Qu’est ce que c’est que ce truc, au juste ?
— Un absorbeur de cauchemars. »
Mekarth le rangea et reporta son attention sur Riesler.
« Tu as l’air en forme. »
Cette remarque était sincère.
« Suis-moi. »
Riesler emboîta le pas de l’albinos, qui quitta la pièce. Il marchèrent un moment [tu emploies « moment » très souvent aussi] dans les couloirs. Riesler s’arrêta soudain, craignant le pire.
« Vous me ramenez à la sortie ? »
Une peur dansait dans ses yeux. C’était celle de ne plus exister. Mekarth se retourna sur lui et le jaugea de toute sa hauteur.
« Ce n’est pas ce que tu veux ? »
Riesler réfléchit un moment. Il repensa à la vie qu’il avait eue jusque-là. C’était elle qui semblait être un rêve maintenant qu’il avait marché avec ses propres jambes dans ce qu’il avait appelé rêve jusque-là. C’est comme si… il avait découvert l’existence du véritable bon côté.
« Tu as oublié quelque chose ici la dernière fois que tu es venu. Tu devrais essayer de le trouver », dit soudain Mekarth.
Riesler plissa les sourcils, intrigué. La dernière fois qu’il était venu, c’était peu de dire qu’il était défoncé. Mais qu’aurait-il bien pu oublier ? Il n’avait jamais rien eu de valeur depuis que son manteau avait été volé, et il l’avait maintenant sur le dos.
Mekarth s’enfonça dans les ombres et le laissa là. Riesler renonça à le suivre. En réalité, il s’estimait simplement heureux de prolonger son errance dans les Industries. Mais si l’albinos disait qu’il avait oublié quelque chose, il le trouverait.
Désireux de plaire à son hôte et de résoudre ce nouveau mystère, il se mit en route au hasard dans les couloirs. La fine brume qui traînait au ras du sol plus tôt s’était évanouie. Il entendait distinctement chacun de ses pas. La plupart des portes étaient toujours fermées. Le même silence enveloppait les corridors.
Quand l’odeur organique qu’il avait sentie à son arrivée revint se frayer un passage jusque dans ses narines, il sut qu’il était dans la bonne direction. Cette émanation l’avait excité comme un âne, il s’en souvenait. Elle avait comme qui dirait cherché à communiquer avec lui, mais il n’avait pas eu l’esprit assez ouvert pour la suivre. Il avait cru qu’elle appartenait aux bons soins de quelque maniaque au sein des Industries elles-mêmes, mais quelque chose lui disait maintenant que ce n’était pas le cas. Cette odeur lui appartenait à lui.
Il se laissa guider par elle jusqu’à une porte, qu’il poussa en retenant son souffle. Un nouveau couloir s’étendit devant lui. Une autre porte l’attendait au fond, entrouverte. Une lueur verdoyante passait par l’entrebâillement.
Des néons verts illuminent l’obscurité de lueurs malades.
Il traversa le couloir et acheva de l’ouvrir.
Les néons fluorescents l’obligèrent à fermer les yeux un instant. Leur couleur absinthe déteignait sur l’atmosphère déjà saturée de saleté et de vibrations noires. C’était une sensation familière. La pièce était dans un état lamentable. Le mobilier y était renversé, les murs étaient marron sombre comme si on y avait étalé de la merde, de vieux matelas tâchés [tachés] s’entassaient dans les coins. Un squat.
Riesler avait déjà vu tout ça. Ces images lui venaient depuis le début de son voyage au sein des Industries.
Puis il vit le corps dans le coin, recouvert du drap noir.
C’est dû à un cadavre qui est en train de pourrir dans un coin, couvert d’un drap noir.
En réalité, c’était une bâche.
« Tu ne te rappelles toujours pas ? »
Riesler sursauta à l’entente de la voix caverneuse de Mekarth. Il émergea des ombres corrompues derrière lui.
Il jeta un coup d’œil inquiet à la bâche noire. Quelque chose remontait en lui, une houle qu’il ne pourrait pas contenir. La mémoire.
Il buta une première fois sur ce qui s’apprêtait à sortir de sa bouche.
« Où est Mandy ? » demanda Riesler, la voix tremblante.
Il ne croyait pas à la vérité qui refluait en lui.
« Où est Mandy ? » répéta-t-il.
Sa voix éraillée cherchait l’attention de l’albinos.
Celui-ci se pencha vers lui.
« Exactement... Où est Mandy ? »
Riesler secoua la tête et se dirigea vers la bâche, qu’il retira d’un coup sec. Une partie du visage putréfié de Mandy y avait adhéré et s’arracha sous la violence du choc.
Riesler recula en hurlant. Il trébucha dans sa précipitation sur un des matelas couverts de tâches brunes. Il se redressa paniqué, incapable de quitter des yeux ce visage ravagé. Sous sa peau autrefois claire s’étendaient des zones noirâtres. Elle pourrissait. Comment était-ce possible ?
Les images commencèrent à revenir, impossibles à stopper. Riesler se prit la tête entre les mains.
Des éclats de voix dans les locaux des Industries.
« Tu baises ce type, putain. J’en étais sûr.
— Riesler, arrête tes conneries. Tu m’emmerdes ! Tu n’as rien à dire. Mon cul ne t’appartient pas.
— Putain.
Il l’attrape et la frappe. Il l’étrangle de ses propres mains. Quand il arrête, il ne reconnait [reconnaît] même plus son visage à cause du sang qu’il y a dessus.
Il se rappelait avoir baisé avec elle ce soir-là après leur dispute. Excepté qu’elle n’était plus vivante à ce moment. Il se souvint comme elle était apathique sous lui.
« Je suis dingue, putain », dit-il dans un souffle. « J’ai baisé ma copine morte. »
Mekarth partit dans un rire tonitruant, amusé par la détresse de Riesler. Elle n’était jamais venue avec lui aujourd’hui. Il l’avait tuée il y a des semaines.
Elle était la chose qu’il avait oubliée dans les Industries.
Il sentit la main de l’albinos sur son épaule. Il hurla de terreur en voyant l’araignée blanche de son rêve à la place une fraction de seconde.
La main de Mekarth. L’araignée blanche.
Le ver sur son bras, planté dans sa peau.
Une seringue.
« Un mélange, pour que tu oublies temporairement » répondit Mekarth à la question que Riesler n’avait pas posée.
« Mais pourquoi, bordel, pourquoi… Pourquoi vouloir me faire oublier ce que j’ai fait ?
— Ca [Ça] faisait partie du deal.
— Quel deal ? »
Riesler se plia en deux, assailli d’images noires. Il entendait la voix de Mekarth au loin. Une vieille conversation au beau milieu de néons verts, une seringue enfoncée dans le bras. La main blanche de Mekarth qui guette, posée et dangereuse, injectant le poison.
Dans quelques semaines… si tu parviens à revenir aux Industries et à récupérer ton manteau, nous en reparlerons.
— Reparler de quoi, marmonna Riesler en se traînant par terre dans la crasse.
Il couinait comme un animal en rampant vers Mandy.
Retrouve la route, perd [perds]-toi où il faut, et rappelle-toi. Et je te laisse rentrer.
— Rentrer où, merde…
La chair de Mandy était devenue molle. Il enfonça ses doigts dedans en voulant la toucher. Il recula encore, mais il n’avait nulle part où aller. Une dernière chose tentait de remonter à la surface. L’explication. La raison de tout ça.
Si tu réussis, tu seras des nôtres.
Riesler se redressa quand les vagues de souvenirs sanglants voulurent bien reculer. Leur heure était passée. Il releva enfin la tête. Debout devant lui, Mekarth le regardait. Un sourire dangereux étirait ses lèvres.
« Tu es embauché. »
Il avait tué Mandy. Les sourcils froncés, il se remémorait l’allure de ce cadavre qu’il avait laissé pourrir dans les Industries du Cauchemar. Il se rappelait combien il avait été fou de jalousie quand il avait su pour de bon que Mandy le trompait. Toutes les drogues qui s’étaient accumulées dans son système ce soir-là, alcools et fuel [pas de majuscule ?] confondus. Tout ce qui s’était passé ensuite avait été les étapes du test d’embauche le plus délirant de tous les temps. L’injection pour qu’il oublie sa première visite. Le cauchemar en poudre qu’il avait lui-même acheté pour en remettre une couche, qui lui avait fait fantasmé la présence de Mandy. Le rêve du ver et de l’araignée.
Riesler se demandait si Mekarth avait fait aussi fort pour tous ses employés.
« Je viens de me rappeler. Vous étiez dans le rêve de Ginni. Dans une serre, avec une fille qui m’a aiguillé quand je m’étais perdu. Elle m’a fait comprendre que je faisais les choses de travers. Qui était-ce ? »
Mekarth se tourna vers lui.
« Ma Mandy. »
Riesler ricana en se sortant une clope. Il la fit griller avec un bruit de gorge amer.
« Elle vous trompe avec toutes les raclures de cette ville ? »
Mekarth garda le silence, amusé par le désabusement dans la voix de son nouvel employé.
« Vous connaissiez mieux Ginni que ce que vous avez laissé entendre. C’était lui qui rêvait d’elle, et de vous avec elle. Ca [Ça] le blessait de vous voir rôder autour.
— J’imagine qu’il faisait une petite fixation.
— Et j’imagine, vu la manière dont vous fourriez votre langue dans sa bouche, qu’il était gênant. Ginni convoitait trop ce qui n’était pas à lui. »
Riesler caressa le cuir de son Reiksar, le seul réconfort de cette soirée pour le moins âpre. Enfin, ça, et le fait qu’il soit devenu un employé des Industries. Il ignorait encore ce que ça signifiait vraiment, mais cela le ravissait plus qu’il n’aurait pu le dire. Il se sentait changé dans une dimension des choses qui lui échappait encore.
« Pourquoi tenait-elle un renard dans ses bras ? » demanda Riesler, presque pour lui-même.
Il tira sur sa clope.
« Quoi ?
— Votre Mandy. Elle avait un renard dans les bras. »
Mekarth parut surpris par ce détail. Riesler réajusta son manteau et inspira encore l’air de la nuit. On croyait sentir l’essence même du FUEL dans cet air. Il y avait peu d’étoiles dans le ciel de L.A., mais c’était dégagé et clair. Riesler ressentait cette lourdeur dans l’atmosphère comme une noirceur qu’il n’avait jamais été capable de percevoir auparavant. Une nouvelle couleur. Un bleu qui ressemblerait au FUEL. C’était phénoménal à ressentir.
La couleur de la nuit. Assourdissante.
Tous les vestiges de son existence se diluaient dans ce délice de noir absolu. Il se sentait si bien à présent.
Mekarth, lui, semblait perturbé par la présence de ce renard. Il le laissa là pour s’enfoncer seul dans cette nuit particulière.
Riesler respira encore, s’emplissant des nouvelles sensations qu’il découvrait. Il faisait partie des Industries maintenant. Il n’était plus comme tous ces addicts qui hantaient les rues proches et attendaient des peurs toujours plus profondes à éprouver. Il avait vécu sa naissance dans l’irréalité. Il était la drogue. Il était le FUEL.
Il était la nuit.
Bravo !
15:47 - 7 avr. 2016
Merci pour cette correction toujours aussi rigoureuse, j'ai repris le texte comme il fallait. Cela dit, ça devenait fastidieux de remplacer les accents circonflexes sur les reconnait-connait donc il doit en manquer quelques uns à la fin (bon sang, ça je risque plus de l'oublier dans mes prochains textes), pareil pour les A et les Était avec accents.
En tout cas ça me fait plaisir que tu l'aies lue, merci encore. A la prochaine (:
20:41 - 7 avr. 2016
Sinon, tu as essayé les fonctions genre ctrl+f et remplacé par ?
Je t'assure, on gagne du temps avec :D
"J'ai une âme solitaire"
22:29 - 7 avr. 2016
Qu'est-ce que tu crois !
14:05 - 7 juin 2016
Le fantastique noir n'est pas trop mon truc non plus, et pourtant je viens de lire cette nouvelle d'une traite, tout comme j'avais lu The Horror Maniac. Mais je ne suis plus si sûr de l'avoir réellement lue... c'était peut-être dans un cauchemar.
Le brouillage des pistes entre le réel, le cauchemar et l'hallucination est tel que même avec les changements de police de caractères pour les rêves on ne sait jamais où on en est.
12:26 - 8 juin 2016
Merci beaucoup gaba, toujours un plaisir ;)
Sweet bad dreams.
19:46 - 9 juin 2016
Non, c'est pas gênant pour la lecture. Ce que je voulais dire, c'est qu'au cours de la lecture, je me suis posé des questions du genre "Il rêve ou c'est réel ?". Par exemple, dès le début j'ai eu un doute sur la présence de Mandy qui parait si absente, mais c'est resté à l'état de doute jusqu'à la fin, entre plusieurs interprétations dont "tout est un rêve", "Mandy est une hallucination dans la réalité" et "Cette fille est tellement stone que son esprit est absent".
10:23 - 7 juil. 2016
Pour être parfaitement honnête, ça fait des semaines voir même des mois que je me dis que je devrais lire ta nouvelle, parce que j’aime bien ton univers. Mais je n’ai jamais eu le courage ! J’ai juste vu gros pavé sans saut de ligne, et j’ai perdu toute motivation :/
Eh bien aujourd’hui je me sens bête de ne pas avoir fait un petit effort pour commencer ta nouvelle, parce qu’ensuite elle se lit d’une traite !
J'ai adoré ton texte, l'intrigue est rondement menée, et il est bien écrit, j'ai été surprise de voir que j'étais déjà à la fin.
Ca donne envie de lire la suite des aventures de Riesler dans son nouveau job :)
09:03 - 29 août 2016
Trop hâte de lire une suite !
Mandy et Riesler marchaient dans la large artère plongée dans le noir. Le mécanisme des lumières qui éclairaient ponctuellement le chemin était bizarre. Elles s’échappaient de zones en hauteur, rondes et floues, pour éclairer les passages et les tournants. Leur simple vue retournait le cœur de Riesler. Ils étaient si étroits que seul un fou aurait pu s’y aventurer avec le sourire.
Qui savait si les murs n’allaient pas subitement se refermer sur lui, si quelque chose n’allait pas surgir tandis qu’il avançait dans la pénombre. À chaque instant, il s’attendait à voir apparaître un de ces êtres étranges qu’il n’avait fait qu’aperçevoir la dernière fois. De la part de fabricants de cauchemars, on pouvait s’attendre à tout.
Il remarqua que les lumières baissaient à mesure qu’il arpentait ce premier couloir incroyablement long. Il n’avait tourné à aucun moment, marchant en ligne droite depuis la porte qui lui avait ouvert ce nouveau monde. Il doutait cependant qu’elle soit restée sagement en place derrière Mandy et lui.
Riesler sentait à quel point marcher ici était risqué. Le danger exhalait une odeur bien à lui ici, une émanation fétide qui rentrait de force dans ses narines. Et aussi autre chose, qu’il n’arrivait pas à identifier.
Riesler se sentit étrangement accablé par ces odeurs, mais pas de la manière à laquelle il se serait attendu. Elles créaient en lui une alchimie intrigante de désir et de dégoût mêlés. Cela lui parut sur le coup la composition même du bonheur. Riesler s’arrêta un moment dans le couloir. Ce relent lui était familier et commençait à l’exciter. C’était une odeur de pourriture et de fluides organiques. Il se retourna pour observer Mandy, si belle dans ces lumières vert fantomatique. Se laissant aller à cette sensation, il s’empara de son bras et l’amena vers lui d’un geste brusque. Il l’obligea à ouvrir la bouche sous les assauts de sa langue et la plaqua contre le mur du large couloir pour lui faire sentir l’érection qui le tiraillait et ne cessait de se renforcer, mue par les émanations flottant dans l’air.
Dans ses bras, Mandy bougeait à peine. Elle n’était pas dans son état normal. Il regarda le vide qui siégeait dans ses yeux et un trouble s’empara de lui. Il avait l’impression d’être passé à côté de quelque chose d’important. Mandy semblait triste. Il s’écarta d’elle, calmé par ce regard.
« Viens », dit-il.
Ils continuèrent à avancer côte à côte, mais au vu du nombre de lumières qui disparaissaient, Riesler décida de tourner. Il choisit une porte au hasard et tenta de la pousser, mais elle ne céda pas. Il continua de marcher. La deuxième ne s’ouvrit pas non plus, ni la troisième. Il arrivait à la huitième et quasiment dans l’obscurité totale quand celle-ci céda enfin. Une porte de droite ; il tenta de retenir ce détail qui lui paraissait important. Tout droit, et à droite. Vingt-sixième porte en tout.
De faibles lueurs émanaient d’un genre de meuble au fond de la grande pièce. Il constata en s’approchant qu’il s’agissait d’un bar et que c’était aux bouteilles qu’il devait cette illumination. Ou plutôt, aux liquides qu’elles contenaient.