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Television Void

Déambulation onirique à plusieurs niveaux

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7 nov. 2015 - 12:27



Je regarde une vieille télévision qui diffuse de la neige et des spasmes de couleur, des images brouillées. La chaise où je suis assise se trouve dans une salle de classe de mon ancien collège. La même ambiance pesante et terne pollue l’atmosphère. L’éclat du poste de télévision ressort saturé au milieu de ces teintes fades. Les stores sont baissés, mais des raies de lumière passent par les étroits interstices pour se poser sur le sol en lignes quadrillées. La porte de la classe est grande ouverte sur le large couloir du deuxième étage. L’air charrie une odeur de moisissure. Les tables sont dans un piteux état, les chaises renversées, le sol éventré.
Je suis très près de la télévision. L’écran est bombé comme sur ces vieux postes impossibles à déplacer, couvert d’une membrane de poussière. Les images commencent à émerger d’une confusion de coloration.
Il parait gigantesque hors de l’eau, enfermé dans ce hangar sinistre. Sa coque penchée est couverte de rouille et d’ombres immobiles.
Je monte à bord du bateau de l’épouvante. Je me rêve en pleine mer.
Noyée dans l’océan pour revoir les grands yeux noirs du Predator X. La masse dans l’ombre de l’eau, si gigantesque que je n’en distingue pas les extrémités. La gueule qui reste close juste devant moi, les rangées de dents aussi grandes que mes jambes.

Je marche sur le pont du bateau. Je suis près de la rambarde à bâbord. Je plonge dans l’eau.
Je regarde le dinosaure.
La télévision me fait mal aux yeux. Je les plisse face à la lumière crue, mais je ne saurais arrêter de regarder. Je suis l’actrice, le technicien et le réalisateur. Regarder sa propre vie est aussi malsain qu’hypnotisant.
Je suis dans la seconde chambre que j’ai eue, qui se situait dans la cité sinistre où j’ai grandi.
Les objets et les jouets que j’ai accumulés au cours de ma vie s’entassent dans les coins en piles instables. Les deux longs murs de la pièce se sont comme resserrés, alourdis par les babioles sur les étagères. Je n’en reconnais pas la moitié, vestiges d’une vie alternative. Il y a une maison miniature couverte de végétation en plastique, un photophore qui dispense des ombres de griffes quand il fait nuit, une valise de cuir par terre remplie d’argile liquide.
Une musique pleine de tambours rédempteurs s’entend faiblement en fond. Une musique de jungle. Une musique où il est censé se passer quelque chose d’important. Mais il ne se passe rien.
J’ouvre les épais rideaux pourpres qui me séparent du monde extérieur. Le soleil m’aveugle. Des étendues dorées apparaissent dans un flou gaussien à travers la vitre. C’est le désert par la fenêtre.
Quelque chose sur le mur à ma droite attire mon attention. Je tourne la tête pour réaliser qu’une des photos que j’ai accrochées bouge parmi les dessins, les cartes postales et les photos.
Dans un rectangle parfait, une fille lève les yeux vers le soleil. Il s’abaisse sur un ciel si bleu qu’on pourrait y tremper les lèvres. Quand il est à hauteur de sa bouche, elle sort sa langue.

Elle lèche le soleil.
Cette vision me retourne jusqu’au tréfonds de l’âme.
Elle lèche le soleil.

Puis elle s’arrête pour me dévisager et désigne la fenêtre.
Les autres images s’animent à tour de rôle. Je recule d’un pas pour contempler le mur entier. Des poissons aux écailles rutilantes lancent des feux d’artifice avec leurs nageoires. Les baleines bleues d’une carte de vacances s’échappent pour les rejoindre, plus petites encore. Les paysages abstraits se parent de myriades de couleurs vives et se tordent en formes géométriques évanescentes. Les cartoons sont surexcités. Une banane est engloutie par une bouche rouge.
Je me retourne avec perplexité vers la fente de lumière qui s’introduit entre les rideaux. Une ombre passe devant.
Il y a quelque chose qui rôde dehors.
Les petites figures redoublent d’agitation sur le mur.
Distractions. Ce sont des distractions.
Une porte claque dans l’appartement.
Il y a des bruits dans les couloirs du troisième étage. Le collège est abandonné depuis longtemps. L’idée qu’il y ait quelqu’un d’autre me met mal à l’aise.
Je songe un moment à aller voir ce qui s’y passe. Cette seule idée, aller me confronter à cette peur, m’infuse d’audace et de vie. Mais j’ai tout le temps du monde pour vivre.
Je suis sur le plateau au décor factice, derrière la caméra qui n’arrête pas de tourner, en coulisses où l’intérieur est scrupuleusement décortiqué.
(Des pièces détachées sur une table, entreposées dans une réserve de milliers d’étagères.)
J’ai du rouge vif sur mes lèvres, les cils maquillés à la perfection : je le vois dans un miroir près de moi. Je suis regardée et attendue par des dizaines d’yeux.
J’ai une feuille et un stylo dans les mains, un air perplexe sur le visage. On me demande de réécrire la réalité.
A quoi ressemble le script d’un rêve ?
Un tas de feuilles pleines d’interférences. La plus belle chose qui puisse être écrite ? La drogue du cerveau. Le trip ultime.
« ---crrrcrrr--- auore t aube ani - dabe me ---crrrcrrr--- al meh ozdi mar. Je dors pur morir. »
Je me perds dans le labyrinthe de mes pensées. Je peux rêver quelque chose, mais ce ne sera pas juste. Le rêve est brouillon ; la première étape déterminante d’un schéma. La source n’est jamais fiable.
Je peux inventer quelque chose, mais ce sera plus faux encore. La réponse ne viendrait que de moi.
Je réalise que je ne peux pas réussir et je prétexte devoir m’absenter quelques minutes, la peur au ventre. J’ai une barrette en forme de papillon dans les cheveux. Je m’engouffre dans un couloir de rideaux carmins et je me mets à courir.
Il y a quelque chose qui rôde. Les bruits se rapprochent du deuxième étage. Je regarde fixement l’écran de la télé. Je ferme les yeux. Quelque chose se déplace dans le bâtiment. Une peur plus virulente se répand en moi et me compresse l’abdomen. Je veux voir plus d’images, je veux apprendre. Me réfugier à l’intérieur…
Un centre-ville envahit de rafales de sable organise une fête, un rallye de moto-cross. Les engins circulent autour de moi en direction du désert. Les spectateurs se sont installés dans des tentes en pleine rue. Il règne ici une anarchie délicieuse, le désert est à portée de main. Une odeur de sucre cuit et de nourriture épicée flotte dans l’air.
Le soleil est encore haut dans le ciel, mais il va chuter en quelques secondes.
Je distingue près d’un arrêt de bus embourbé de sable une silhouette que j’ai peur de reconnaître. Il est de dos. Je me réfugie derrière un mur de la rue. [...]

Les palmiers vertigineux près du terrain de construction, envahis d’un lierre qui les ravage. Il y a un danger qui rôde. Quelque chose va sortir de terre.
/crrrr/ Si le soleil se lève ici… C’en est fait de nous.
Un air de violon nostalgique s’élève derrière la colline d’argile.
Quelqu’un tape dans les murs. La porte est si grande ouverte. La chose n’aurait qu’à passer à côté pour me voir. Elle sait que je suis quelque part dans ce bâtiment. Je suis si proche d’elle... si proche de me rappeler qui elle est. A deux doigts de me souvenir de ce visage. Je reconnais sa façon de se déplacer. Ce bruit m'a suivie toute ma vie.
Je dois aller là où elle ne pourra pas me suivre. Il faut que je me rendorme une dernière fois. Que je me rendorme tout de suite.
Mon bac à sable n’est pas assez grand. Je suis dans un parc à jeux pour enfants où il y a des balançoires, un saut et une pelle à la main. Mais c’est le désert autour de moi. Le sable s’étend à perte de vue. Je me relève dans une robe beige et j’observe l’horizon. Je regarde le soleil. Je regarde l’Horloge. Sans bouger.  
Je réalise à quel point je veux nager dans le sable.
Je veux l’univers entier. Comprendre chaque grain qui s’étend devant moi. Passer l’éternité à attendre ici, où personne ne viendra me chercher.
Je veux être oubliée.
J’entends les chronophages qui élèvent des empires dans ma tête. Les chutes du paradis miroitant à l’autre bout de mon esprit.
Ils disent que la vie commence à la fin de notre zone de confort. Je regarde l’horizon en attendant.
J’ai soif du désert.

Un puma au pelage malade s’avance dans le sable. Ses poils sont ramassés en touffes drues sur l’ensemble de son corps comme s’il avait été écorché par une autre bête, mais il marche droit. Il s’approche à pas lents. Il n'y a aucune animosité dans ses yeux, mais c'est un fauve du désert. Mon regard est sans expression.
(Derrière la télévision, je suis choquée de voir le vide dans mes yeux.
Je n’ai plus peur de rien. Personne ne devrait jamais être aussi prêt à mourir.)

Il me conduit dans le désert. Des arbres aux troncs rêches poussent par endroits, cernés de rocaille, de sable et d’herbe brûlée.
Il pénètre dans une caverne. Je le suis sans réfléchir.
L’entrée débouche sur une pièce où se succèdent bibliothèques et meubles en pin. Il n’y a que des livres aux titres qui me sont inconnus ainsi qu’un grand nombre d’objets insolites. Des jouets en bois et en verre pendent au plafond. Il y a un espace pour les enfants.
Je suis déjà venue dans cette librairie. J’y allais souvent petite.
(Les objets comme les livres disparaissent au réveil. Si quelque chose vous tente, il faut le faire vite et agripper à l’essentiel. Rien ne peut être gardé pour plus tard. Il n’y a que nous dans un rêve. Que l’exploration. Et aucun lendemain.)
Mes cheveux sont blonds pâles et pleins de vie. Je distingue les deux tresses d’ivoire qui tombent sur mes épaules d’enfant.
Je reproduis le même schéma que lors de ma dernière visite en me dirigeant vers l’arche qui mène à la réserve.
La licorne à bascules bleue est là où je l’attends dans l’arrière-boutique poussiéreuse. Je me mets à pleurer en voyant les morceaux éparpillés par terre dans l’ombre froide du vitrail qui domine l’espace.
Je m’endors près de la licorne à bascules démembrée, à moitié couchée dessus.
(Des cheveux blancs partout autour de moi, traînant dans la poussière.)

Il y a quelque chose qui rôde.

Je me réveille au même endroit, mais la licorne a disparu. Le silence s’est emparé de la librairie dans la pièce d’à côté. Quelque chose s’éveille en moi.
[...]
La ré ---crrrcrrr---
[...]
---crrrcrrr--- tuer l’enfant.
[...]
Cesser d’être celle qui rêve pour devenir un rêve. Changer ma matière.
[...]
---crrrcrrr--- car ce n’est plus assez. Je veux goûter l’infini de toutes mes forces.
Le déclic retentit dans chaque parcelle de mon corps en une parfaite agonie. L’agitation est à son comble et se rapproche de plus en plus. Elle est dans le couloir. Les interférences se multiplient. La télévision n’arrête pas de s’éteindre et de se couper aux moments les plus importants, à m’en faire hurler de frustration. Je n’ai que peu de temps. Maintenant je sais qui est l’ennemi.
Je me rappelle de toi.
Je regarde l’écran une dernière fois, happée par une séquence où apparaît un visage aux yeux vifs rivés droit sur la caméra. J'essaie de comprendre ce que ma bouche dit avec tant de conviction avant qu’il ne soit trop tard.
« Enfant, j’étais redoutable. Je commandais à l’infini. ---crrrcrrr--- Je me suis oubliée quelque part sur la route. J’ai contemplé mon passé comme une âme malade qui ne cesse de ressasser.
J’ai été vieille avant d’être adolescente ---crrrcrrr--- maintenant je peux rajeunir [...]

---crrrcrrr--- toi ---crrrcrrr--- t ---crrrcrrr------crrrcrrr--- eille-toi ---crrrcrrr--- Réveille-toi. ---crrrcrrr--- eille-toi. »

Le ciel est si bleu dans un désert aride. Mes cheveux blonds sont secoués par la force du vent.
Le soleil descend.
Je rassemble mon poing, j’ouvre la bouche et je sors ma langue.
La télévision continue de diffuser mes souvenirs, mais je me suis levée. Dans le couloir les bruits se sont tus. Pour cela, je sais que la menace est plus grande que jamais. Rien n’est plus terrifiant et merveilleux que le silence. Je marche vers l’entrée de la salle de classe sans risquer de regard en arrière. J’abandonne la télévision. 



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Message posté le 11:18 - 8 nov. 2015

Je n'avais encore pas lu ton texte en entier, et je dois dire que je suis content de m'y être plongé. Tu écris vraiment bien, l'univers te correspond parfaitement et tu réussis à transmettre ce sentiment de confusion. La manière dont tu joues avec la télévision est efficace. Il y a tout ce qu'il faut. J'adore.


Plus qu'ailleurs, ici.
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Message posté le 12:09 - 19 nov. 2015

Je l'ai relue ce matin. Ca me plait toujours autant (: Donc je me suis dit que j'allais y laisser un petit mot ici encore ! Merci beaucoup pour ces instants de rêve.

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