Fer & Sang
Tome long / Feuilleton
Prologue
— C’est une moléculaire ?
— Non, élémentaire mon cher ami.
— Alors elle ne se régénère pas plus vite, c’est dommage.
— Non mais son élément est très intéressant. Elle module l’acier. Nous la gardons sous confinement spécial.
Je haussais un sourcil surpris, et ravi. Voilà qui promettait d’être intéressant.
— A-t-elle une spécialité ?
— Oui, on peut dire ça. Disons que nous avons réussi à la mater mais ce fut long et laborieux. Cependant elle est excellente dans son domaine vous verrez.
— Et le prix sera à la hauteur de son talent j’imagine.
— Vous imaginez bien, me sourit mon compagnon. Maintenant, profitons du spectacle, ça risque d’être assez rapide. Faites amener le moléculaire !
Elle avait mal aux bras. Où était-elle ? Que se passait-il ? Elle releva la tête, comme émergeant d’une sorte de transe. Une fraction de seconde s’envola dans un cri muet. Elle regarda ses mains pleines de sang, noir et luisant. Ça lui faisait comme des gants sombres et visqueux. Au bout de sa main droite, l’arme dégouttait sur le sol carrelé. Un flash douloureux s’imposa dans son esprit. On avait fait rentrer un homme. Il était drogué, il bavait, elle avait eu peur. En titubant il s’était approché d’elle, elle avait voulu fuir. Fuir ces bras tendus, ce regard vide. Mais la pièce était close et elle tremblait trop. Cela faisait tellement longtemps qu’on la retenait enfermée dans cette prison de plastique. Trop longtemps qu’on l’empêchait de moduler les choses, les objets. Toute cette énergie retenue dans son corps, la dévorait de l’intérieur, comme un animal qui tourne dans une cage trop petite, qui guette la faille pour jaillir. Alors elle la vit, la brèche qu’elle attendait depuis si longtemps, sous la forme d’une paire de ciseaux abandonnée là, à même le sol. Minuscules, un outil de manucure, à peine plus grand que la paume de sa main. Son instinct la submergea et la bête s’arracha de sa cage dans un grondement furieux. Puis tout était flou. Elle reporta à nouveau son regard sur la paire de ciseaux qui s’agitait devant elle. Les petites lames autrefois fines et brillantes faisaient maintenant plus de trente centimètres de long. Trente centimètres d’acier noir et rouillé, effilés comme des rasoirs et couverts d’hémoglobine coagulée. Elle releva la tête, son bras s’agitant toujours devant elle, comme animé d’une vie propre. Ses yeux s’agrandirent, entre horreur et plaisir. Un sourire carnassier mêlé d’effroi s’étala sur son visage. Elle sombra à nouveau dans le néant, son corps inlassablement mouvant et meurtrier.
Je ne pouvais détacher mon regard de la fille. Elle m’hypnotisait, m’absorbait tout entier dans sa danse macabre. Sa tunique et son pantalon, autrefois beige, étaient maculés de sang carmin qui lui faisait comme une robe mortelle. Ses cheveux avaient pris une teinte rougeâtre qui lançait des éclairs sous la lumière des néons. Son visage et son cou semblaient littéralement transpirer du sang. Elle bougeait à une vitesse incroyable, presque surhumaine. Les petits ciseaux laissés à son intention s’étaient métamorphosés entre ses mains en une arme monstrueuse et implacable. Elle tranchait dans la chair, les muscles et les tendons, visant le torse, le cou et le ventre de son adversaire. Le sang giclait en fontaines écarlates. C’était magnifique et terrible à la fois. L’homme face à elle subissait ses assauts sans pouvoir se défendre, elle virevoltait autour de lui comme une déesse vengeresse. Assailli sous les attaques, son corps luttait pour se régénérer après chaque blessure infligée. De mon fauteuil, bien à l’abri derrière la vitre maculée de trainées rouges, je pouvais voir sa peau s’ouvrir et se retendre, les fibres de ses muscles se rejoindre et tenter de se réparer. Mais la fille était trop rapide même pour cet organisme aux capacités extraordinaires. C’était une effroyable boucherie, exécutée avec une grâce et une violence absolue. En quelques minutes tout fut fini. L’homme s’écroula au sol, sa mutation vaincue par une autre, plus puissante, plus désespérée. La jeune fille accompagna le corps de sa victime dans sa chute et continua de s’acharner sur la dépouille inerte. Sans m’en rendre compte je m’étais approché et j’avais collé mon front à la vitre pour mieux l’observer. Sur son visage rouge, deux traces roses s’écoulaient de ses yeux à son menton, sillons plus clairs et humides. Je la regardais pleurer, frappant encore et encore. J’étais toujours dans la même position quand on vint la chercher. Mon ami me parlait, débout à côté de moi, babillant sur le prix, le talent et la docilité de la fille. Mais moi, je n’avais d’yeux que pour cette minuscule paire de ciseaux qui gisait au sol, poisseuse et inoffensive.
Il faisait froid. De la buée blanche s’échappait de ses lèvres glacées. La fille resserra sa cape rouge autour de ses épaules et observa la forêt, immobile sous son manteau de neige. L’air lui-même semblait s’être figé autour d’eux. Le bruit des chiens leur arriva, porté par le vent. Ils étaient encore loin, mais ils arrivaient. Inéluctablement, ils les trouveraient. Une onde de panique la traversa. Un tremblement saisit ses mains déjà bleuies par le froid. Elle réalisa qu’il n’y avait rien dans la forêt, rien pour l’aider, rien à moduler, pas de fer, pas d’acier, rien que des arbres et des feuilles. Elle tourna son regard vers l’homme qui l’accompagnait. Assis contre un arbre, il comprimait la blessure qui gouttait à son ventre.
— Je suis désolé, murmura-t-il. Je voulais t’aider mais je crois que j’ai échoué.
Elle ne répondit rien, il n’y avait rien à dire. Elle allait se détourner quand la bête en elle se remit à faire des ronds, impatiente, le regard tourné vers l’homme agonisant. Alors elle comprit. Lentement, comme un chasseur prudent devant une proie inconnue, elle s’accroupit devant l’homme blessé, sa cape s’étalant autour d’elle comme une corolle. Elle plongea ses yeux dans ceux de l’homme et tendit la main vers lui. Il hurla de douleur alors qu’elle fouissait dans ses entrailles déchiquetées du bout des doigts. Ses cris allaient exciter les chiens qui les poursuivaient. Ça et l’odeur du sang. Elle n’avait pas le choix. Elle enfonça plus franchement sa main dans l’abdomen déchiré jusqu’à refermer le poing sur la balle qui avait ouvert le passage. Elle la retira d’un geste. L’homme ne bougeait presque plus, ses yeux toujours noyés dans les siens. Il leva la main vers elle et elle eut un mouvement de recul. Il sourit, du sang perla à la commissure de ses lèvres et il lui indiqua la forêt d’un doigt tremblant. Elle se releva d'un bond et s’enfuit entre les arbres. Le regard de l’homme la suivit, brulant entre ses omoplates, tandis que la cape rouge disparaissait entre les arbres.
Chapitre 1: l'invisible
- J'en ai assez. Monsieur Alcor allez-vous enfin me montrer ce pourquoi vous m'avez fait venir ? Dois-je vous rappelez mes honoraires ?
- C'est que, commença Alcor en passant une main sur son visage luisant.
- Vous mettez ma patience à rude épreuve.
- Je suis désolé.
- Alors qu'est ce que c'est ? L'enfant d'une servante que vous avez engrossé ? Je peux le sentir vous savez ? Je le sens qui module, faites le venir, exigea le jeune homme.
Et en effet, Soren pouvait sentir l'inconnu utiliser son pouvoir. Comme une démangeaison, un picotement sur la peau de ses bras et de son cou. C'était léger, signe d'un pouvoir naissant, pas encore arrivé à maturité, ce qui laissait supposer qu'il s'agissait d'un enfant et non d'un adulte. Mais la sensation était franche, inéluctable. Il espérait que le pouvoir de moduler qu'il découvrirait chez ce bourgeois ventripotent serait intéressant. Peut-être un change-forme, vu qu'Alcor possédait un pouvoir d'apparence. Soren fit défiler dans sa tête les clients à qui il pourrait revendre le gosse. Si c'était une fille et effectivement une change-forme, il connaissait une excellente maison close dont la tenancière serait ravie de payer le prix fort pour un tel pouvoir. Il continua sa liste. Cirque, réseaux d'informateurs, armées et cercles de combats privés, ses clients ne manquaient pas, ils étaient riches et payaient cher pour les raretés qu'il leur dénichait. Car tel était son talent. Soren sentait le pouvoir de moduler. Il recommença à s'impatienter.
- Alors ? j'attends. Qui est-ce ?
- C'est, c'est ma fille. La quatrième.
- Oh je vois. Une quatrième bouche à nourrir et à qui il faudra fournir une dot convenable si on veut espérer faire un mariage pas trop décevant. Où est-elle ?
- Déa, viens ma petite.
L'air sembla crépiter près de la porte. Ce fut d'abord imperceptible puis de plus en plus franc. La tapisserie qui recouvrait le mur sembla onduler, comme si l'air tout autour chauffait. Petit à petit, la tapisserie disparue et une main apparue, suivie par un bras et tout un corps. En quelques secondes, une petite fille maigre au teint très pâle se tenait debout, adossée contre la mur, ses grands yeux bruns, de la même couleur terne que ses cheveux coupés courts, fixés sur Soren. Ce dernier esquissa un sourire ravit qui s'élargit jusqu'à ses oreilles.
- Une invisible ! s'exclama-t-il en bondissant de son fauteuil. C'est incroyable. C'est la seule ?
- La seule ? demanda Alcor sans comprendre.
- La seule de vos enfants avec ce pouvoir là ?
- Euh, oui.
- Et bien mon cher, qui que vous ayez mis en cloque, n'hésitez pas à recommencer si jamais vous avez besoin d'argent. C'est fabuleux. Dis moi, Déa, c'est ça ?
- Oui, murmura l'enfant visiblement méfiante.
- Déa, Déa, Déa. Peux-tu devenir invisible à volonté ?
- Seulement si vous ne regardez pas avec trop d'attention.
- Je vois. Je connais un endroit fabuleux où on va bien s'occuper de toi et où ton don sera apprécié à sa juste valeur.
- Elle sera bien traitée n'est ce pas ? demanda Alcor en fronçant ses sourcils qui changeaient toujours de couleur.
- Pardon, j'ai du mal comprendre votre question, se moqua Soren. Vous me demandez s cette enfant, que vous vous apprêtez à me vendre, sera bien traitée ? Je pense que cela ne vous regarde plus.
- Mais enfin, c'est ma fille.
- C'était. Dès que vous aurez signé les papiers que voici, vous en serez libéré, répliqua Soren en sortant de la poche intérieure de sa veste une liasse de document déjà pré remplis.
- Alors vous la prenez ?
- Évidemment.
- Que diront les gens ?
- Ils diront ce que vous leur direz, tout est là, répondit le jeune homme en tapotant les documents. La petite est morte de maladie, son certificat de décès est déjà fourni et signé. Tout est en ordre. Il ne manque plus que votre signature.
Soren savait que le bourgeois hésiterait. Il y avait un gouffre entre envisager de se débarrasser d'un enfant qu'on ne pouvait pas assumer et le faire réellement. Mais le jeune homme s'était renseigné sur Alcor et il connaissait l'état désastreux de ses finances. Avec trois autres filles sur les bras, dont une prête à convoler en juste noce, le marchant, avait désespérant besoin d'argent. S'il hésitait à présent, c'était par sursaut de conscience. Aussi pour le décider à signer plus vite, Soren sortit de sa poche une bourse distendue par les pièces, à laquelle il en rajouta une seconde plus petite avec un clin d'œil complice pour le père de la petite Déa, qui finit par signer les papiers, sa moustache à présent acajou de stress. Une fois la transaction mis en ordre, Soren rangea les documents dans sa veste et tendit la main vers la petite fille qui attendait, silencieuse et immobile, près du mur.
- Viens, approche, je dois te donner quelque chose.
L'enfant jeta un regard inquiet à son père qui l'encouragea d'un mouvement de menton et d'un sourire désolé.
- Très bien, donne moi ton bras.
La petite fille s'exécuta et tendit son poignet droit à Soren. Celui-ci y accrocha un bracelet en étain brillant qu'il referma à l'aide d'un petit cadenas dont la clef pendait autour de son cou. La gamine frissonna lorsque le bijou se referma autour de sa peau et leva un visage suspicieux vers le jeune homme.
- Qu'est ce que c'est ? demanda-t-elle. Ça fait froid dans tout mon corps, c'est bizarre.
- Une simple mesure de sécurité. Le bracelet t'empêchera de moduler tant que tu le porteras. Je ne voudrais pas que tu me fausses compagnie. Bon, et bien tout est en ordre alors allons-y.
- Je dois aller chercher mes affaires, dit Déa.
- Inutile, tu n'en auras pas besoin. Là où tu vas, tu auras tout de dont tu peut rêver crois moi. En route.
Sans laisser l'occasion à Alcor de dire au revoir à sa dernière née, Soren posa ses mains sur les épaules de Déa et l'entraina hors de la maison. Il avait horreur des adieux déchirants et de toute façon c'était mieux ainsi. La petite fille le précéda sans un regard pour son géniteur qui essaya de protester avant de réaliser combien c'était inutile. Soren quitta la maison du gros bourgeois avec un sourire triomphal. La journée commençait mieux que prévu, grâce à cette petite, il allait se faire un paquet d'or, il en était sur. A lui maintenant de bien mener sa barque pour que les enchères entre ses différents clients atteignent des sommets scandaleux. Et pour cela aussi, Soren était très doué.
Chapitre 2: Niveau -5
- Puces, s'il vous plait, demanda l'homme en uniforme.
Soren tendit l'intérieur de son poignet gauche. Sur celui-ci un petit tatouage à l'encre bleu clair brilla sous la lumière du scanner de l'agent. Ce dernier suspendit son geste et leva les yeux vers Soren qui sourit aimablement.
- Je ne vous avais pas reconnu, sembla s'excuser l'homme, visiblement embarrassée.
- Pas de soucis. Numéro? demanda Soren.
- S-22, monsieur. Je suis heureux de vous revoir.
- Moi aussi, Olaf. Tout se passe bien pour vous?
- Parfaitement monsieur, je suis très heureux.
- Vous m'en voyez ravi. Nous bloquons la file ceci dit.
- Oui, oui, allez-y, bredouilla Olaf en se déplaçant de coté.
Il les regarda passer et adressa un petit sourire à Déa lorsqu'elle le dépassa. Satisfait, Soren les conduisit vers une grande cage où s'entassaient déjà plusieurs dizaines de personnes. Il fit passer Déa devant lui et la grille en fer de la cage se referma dans son dos avec un bruit sonore. "Transport inter niveaux. Prochain arrêt niveau -2 à -6. Prenez garde aux secousses, veuillez garder les mains sur les rambardes de sécurité". Et dans un fracas de tonnerre, le monte charge se mit à descendre.
Ils descendirent au niveau -4, la main de Déa toujours prisonnière de la poigne ferme du jeune homme. Hors de question de laisser son investissement s'enfuir. Soren se mit à marcher plus vite. Il faisait sombre dans les rues anarchiques des quartiers les plus bas. Une atmosphère de fin de jour perpétuel qui brouillait les silhouettes. Une demi nuit qui jetait des ombres inquiétantes sur les visages et les bâtiments. Soren les entraina sur une large place éclairée par des lampadaires maladifs. Ca sentait le charbon et l'huile de mauvaise qualité. Il faisait plus froid que dans les niveaux supérieurs et il sentit la petite fille grelotter dans sa fine robe de coton. D'un même geste, il lâcha la petite main et retira sa veste.
- Mets ça, on ne voudrait pas que tu attrapes la mort.
- Merci, chuchota Déa, presque inaudible. On est où ?
- Dans la ceinture inférieure. Mais tu en as peut être entendu parler sous le nom de la Sangle ?
La petite fille fit oui de la tête, un air terrifié sur son visage pointu. Soren savait très bien ce qu'elle avait entendu. Repaires de trafiquants, de violeurs et d'assassins, les quartiers malfamés qui constituaient la Sangle, les niveaux les plus bas de Néo Berlin, étaient la lie de la mégalopole. Et d'un coté, ce n'était pas faux. On trouvait toute sorte de racaille dans les recoins sordides de la Sangle. On y trouvait aussi des gens honnêtes qui se battaient pour survivre, avec les armes qu'on leur donnait. Tout étaient question de point de vue.
- C'est chez moi, nous allons rester ici quelques temps.
- Longtemps ? s'inquiéta Déa.
- Juste ce qu'il faut pour te mettre à niveau.
- Et après ?
- Après tu repartiras là-haut, la rassura Soren. Je t'ai promis une vie meilleure non ?
Déa souleva un sourcil suspicieux mais ne dit rien. Soren ne la regardait déjà plus. Il scrutait la petite place du regard. Quelques silhouettes firent claquer les pavés mal agencés autour d'eux. Plusieurs voitures crachotant une fumée noire et épaisse roulaient au pas avant de disparaître à leur tour dans les rues sombres et tortueuses. Finalement, le jeune homme repéra ce qu'il cherchait. Au loin une lueur jaune enveloppée de brume brillait faiblement. Il reprit la main de Déa et se dirigea vers la lumière fantomatique. Il marchait si vite que la petite fille devait presque courir pour se maintenir à son niveau. L'étrange luciole était en fait une ampoule qui surmontait le toit d'une petite voiture. Lorsqu'ils arrivèrent à sa hauteur, Soren s'approcha de la fenêtre conducteur qui s'ouvrit dans un gémissement de rouage. Il discuta quelques instants à voix basse avec le chauffeur qui hocha de la tête. La porte arrière s'ouvrit et il poussa Déa à l'intérieur en lâchant plusieurs billets au conducteur. Dieu qu'il détestait les niveaux inférieurs et tous les vendeurs de tapis qui les peuplaient.
Le taxi les déposa dans une petite rue à peine moins sombre que les autres. Des deux cotés de la chaussée, de hautes maisons étroites se tenaient serrées les unes contre les autres en rangs d'oignons. Soren entraina sa nouvelle acquisition jusqu'à un perron mal entretenu. Ils montèrent rapidement les marches et le jeune homme sonna. Quelques secondes plus tard, un vieil homme ouvrit la porte. Il observa Soren et Déa à travers ses épais sourcils blancs et marmotta quelque chose dans sa barbe. Soren s'impatientait.
- Allez le vieux, arrête de faire ta mauvaise tête. Elle a dix ans, ce n'est pas un bébé. Déa, voici Antioche. C'est un ami.
- Tu n'as donc honte de rien, maugréa le vieux un peu plus fort.
- Absolument pas. Je ne suis pas celui qui vend ses enfants moi. La chair de leur chair.
- Non, toi tu les achètes, comme du bétail.
- L'offre et la demande vieillard. L'offre et la demande, répondit Soren en agitant un doigt convaincu dans les airs.
Puis il se détourna tandis que l'homme refermait la porte derrière eux. Soren avait hâte d'arriver chez lui. Il s'enfonça d'un pas énergique dans le couloir sombre jusqu'à la petite cuisine encombrée, Déa et Antioche sur les talons.
- Tu as besoin de quelque chose tant que je suis là ? demanda-t-il en s'accroupissant au sol.
- De pétrole pour les lampes.
- Je t'en ferais porter. Anita est à la maison ?
- Oui, elle est passée ce matin.
- Parfait. Allez on y va.
Ses mains caressaient le plancher taché d'un geste presque tendre. Un sourire éclaira son visage lorsqu'il trouva le petit anneau, à peine plus gros qu'une bague. Il tira dessus et une trappe juste assez grande pour sa corpulence s'ouvrit dans le sol, révélant une échelle aux barreaux rouillés. Il se releva et d'un geste théâtral s'inclina vers Déa.
- Après vous, mademoiselle.
- Ça va où cet endroit ? demanda la fillette en scrutant le trou noir. On y voit rien.
- Pas besoin de voir, il n'y a qu'un chemin. Et ça va là où nous devons aller. Maintenant en avant !
Il aida Déa à descendre et referma la trappe avec un dernier clin d'œil pour Antioche qui le regardait d'un œil sévère. Bien sur, acheter des enfants était puni par la loi, bien sur c'était totalement amoral et malsain. Mais quand la nature vous a donné un don, il fallait bien s'en servir, semblait dire le dernier regard que Soren adressa au vieillard. L'ouverture se referma sur eux.
14:23 - 27 janv. 2016
Chapitre 3: L'orphelinat
Un noir de plomb les enveloppa. La respiration de la petite fille s'accéléra et aida Soren à la repérer dans le noir. A tâtons, il posa une main sur la petite épaule et sentit Déa sursauter.
- C'est moi. Pose ta main sur le mur de gauche et suit le jusqu'au bout.
- On va où ?
- Chez moi, je te l'ai déjà dit. Ne t'inquiète pas, je ne vis pas dans le noir, se moqua Soren avec un sourire qu'elle ne pouvait pas voir. Allez, avance.
Sous ses doigts, l'enfant se mit en marche, le jeune homme sur ses talons. Comme elle hésitait, ils n'avançaient pas vite. Ils n'étaient pas pressés mais Soren avait hâte d'arriver, il avait encore beaucoup de chose à faire. Au bout d'un quart d'heure, un rayon de lumière vint fendre les ténèbres. Un rectangle blanc barrant le plafond du couloir. Rassurée, Déa pressa le pas. Une fois sur place,Soren la dépassa et passa sa main sur le la source de lumière. Avec un craquement, une nouvelle trappe s'ouvrit et révéla une échelle posée contre un des murs. Le jeune homme la posa contre l'ouverture nouvellement créé et aida la petite fille à se hisser vers le haut. Celle-ci disparut et il monta à sa suite. A peine sa tête avait-elle dépassé à l'extérieur de la trappe, que ses yeux se posèrent sur une paire de bottines cirées. De très belles bottines, ne put s'empêcher de remarquer Soren. Une paire qu'il connaissait bien. Il leva la tête en dégainant son plus beau sourire.
- Bonjour Anita.
- Soren,répondit simplement une voix voilée et basse.
- Eh bien, tu n'es pas contente de me voir on dirait, dit-il en s'extirpant du conduit et en refermant la cache derrière lui.
- Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda la femme qui lui faisait face en pointant un doigt interrogateur sur Déa qui attendait là.
- C'est Déa. Dis bonjour, Déa.
- Bonjour.
- Mais c'est une enfant !
Soren leva les yeux au ciel. Il épousseta d'une main distraite son costume plein de poussière et observa la femme. Anita était petite et ronde, avec de beaux cheveux blonds qui lui descendaient jusqu'à la taille. Elle faisait beaucoup plus jeune que ses trente-huit ans mais personne ne se seraient permis de le lui faire remarquer. Même pour la complimenter. Présentement, elle regardait Soren avec un regard rempli de désapprobation. Ses cheveux se bouclaient et se débouclaient tout seuls, signe évident de sa mauvaise humeur. Lorsqu'elle était vraiment en colère, ses mèches formaient des anglaises parfaites et Soren lui-même se serait enfui en courant. Pour l'instant, elle paraissait juste contrariée. Il décida de calmer le jeu et leva les mains en signe de paix.
- Mais qu'est-ce que vous avez tous avec son âge, enfin. Elle n'a pas deux ans, elle en a dix !et je ne vais pas la prostituer non plus !
- Tu fais bien.Non mais regarde là, elle est toute maigre. Qu'est-ce que tu vas faire d'elle.
- J'ai plusieurs projets. Nous en parlerons plus tard. Milo est là ?
- Oui. Avec Carreau,je crois.
- Et Roche ?
- Sorti. Il ne devrait pas tarder.
- Parfait, je vais passer voir Carreau. Déa, ma chérie, voici Anita, c'est elle qui gère tout ici.
- C'est quoi ici exactement ? demanda l'enfant. En examinant le placard où ils s'entassaient tous les trois.
- Ici c'est la réserve, lui expliqua Anita. Bienvenue à l'orphelinat des Petits Perdus.
- C'est ici que je vis et que tu vivras pendant quelques temps, la coupa Soren. Une bonne cachette, n'est-ce pas ?
- Ne l'écoute pas, reprit la gérante. Viens avec moi, nous allons te débarbouiller et te présenter aux autres enfants, tu verras ils sont tous très gentils.
- Je ne comprends pas, murmura Déa.
- Je t'expliquerais tout demain, dit Soren qui pensait déjà à autre chose. Anita va te montrer ta chambre. Tu peux aller où tu veux tant que tu restes dans la maison. Nous nous verrons demain.
Et sur ces mots, il planta les deux femmes. Il avait autre chose en tête. Il sortit du cagibi et traversa la grande cuisine d'Anita. Dans l'entrée, un grand escalier desservait les différents étages. Au rez de chaussé, les chambres des garçons et du personnel. Anita et les filles dormaient au premier. Parmi les dortoirs, certaines chambres étaient réservées aux « invités » de Soren. Des endroits de passage avant leurs nouvelles vies. Certains pensionnaires ne partaient jamais cependant, comme Roche ou Milo, ils faisaient partis de la suite rapprochée de Soren. Sans hésitation le jeune homme tourna à droite et s'enfonça dans un long couloir sombre. Il passa plusieurs portes. Un silence feutré planait sur les lieux, les enfants jouaient dehors. Il s'arrêta devant une porte qui ressemblait à toutes les autres et colla son oreille contre le battant. Deux fois, étouffées par l'épaisseur du bois, lui parvinrent. Bien,les affaires allaient reprendre. Il lissa sa veste, passa une main dans ses cheveux et ouvrit la porte sans s'annoncer.
Deux têtes se tournèrent dans sa direction. Une blonde et une brune. Un regard amical et un regard plein d'espoir et d'attente. Soren adressa un clin d'œil à Milo, le blond, qui lui rendit son salut d'un hochement de tête.
- Carreau, prêt pour demain mon grand ? demanda-t-il au jeune garçon brun qui s'était levé.
- Oui monsieur.J'ai hâte de savoir où j'irais.
- Quoi que ce soit, n'oublie jamais qui tu es et d'où tu viens, lui dit Soren.
- Non monsieur.Merci, monsieur.
- Et ne t'inquiètes pas, tout va bien se passer. Milo, demain matin je te présenterais à Déa, la nouvelle. J'ai de grands projets pour cette petite. L'après-midi j'accompagnerai Carreau chez l'Artisan, je prends Roche.
- D'accord. Je m'occuperais de la gamine, histoire de l'évaluer un peu, répondit Milo.
- Parfait. Tu veux venir avec nous aux combats après demain ?
- Non, sans façon.
- Comme tu veux.
Soren haussa les épaules, déçu. Milo le fixait de son regard brun, si foncés qu'on distinguait à peine l'iris de la pupille, indéchiffrable. A peine plus jeune que Soren lui-même, Milo avait offert de rester travailler pour le jeune marchand lorsque celui-ci avait commencé à parler de son replacement. Après de longues hésitations, Soren avait cédé. Un tel pouvoir ne se relâchait pas facilement dans la nature. Soren ne regrettait pas ce choix, comme toujours son instinct l'avait bien conseillé, Milo se révélait un élément plus qu'utile pour son commerce.
- L'affaire est réglée alors. Si vous me cherchez, je serais dans mon bureau.
Les deux jeunes gens le regardèrent partir sans un mot. Soren claqua la porte derrière lui et retourna vers le grand escalier de l'entrée, satisfait. La dévotion du jeune Carreau était délicieuse à voir, il ferait un très bon agent. Soren espérait réussir à le placer dans un bon endroit, un endroit dont il pourrait tirer avantage d'avoir un serviteur dévoué. Mais cela dépendrait des enchères. Il avait attiré de gros poissons en vantant les capacités de son poulain, mais la décision finale dépendrait de Carreau. Sa démonstration devrait être à la hauteur de la réputation que Soren lui avait construite dans ses divers cercles d'amateurs. Demain, ils iraient voir l'Artisan et le lendemain serait le grand jour. Il se frotta les mains en montant les marches deux à deux jusqu'au deuxième étage. De grandes fenêtres laissaient entrer la lumière et la poussière voletait doucement dans l'air. Il traversa le couloir et sortit une clef de sa poche de pantalon. Cette dernière déverrouilla une des deux portes de l'étage. Un grand bureau, lui aussi illuminé par deux grandes fenêtres,mais presque vide. Des armoires fermées à clefs, un bureau où s'empilaient des dossiers et des stylos. Un vieil ordinateur. Soren se méfiait des communications via le réseau. Trop surveillé, trop dangereux, il gardait des copies papiers de tous ses échanges. Plus difficiles à tracer mais pratique à faire disparaitre et sans trace. Il se laissa tomber dans le fauteuil rembourré qui flanquait le bureau et commença à éplucher la liste de ses contacts. Qui paierait le plus cher pour Déa ? Un sourire carnassier aux lèvres, il se pencha sur son agenda. Il avait bien quelques idées.
Déa se retrouva seule dans une petite chambre avec deux lits. Elle n'avait rien amené avec elle mais Anita lui avait répété de ne pas s'inquiéter, un tailleur viendrait prendre ses mesures pour lui refaire une petite garde-robe. Elle s'avança jusqu'au centre de la pièce. Une petite fenêtre, munie de barreaux laissait passer le jour artificiel du dehors. On lui avait attribué celui de gauche, le plus loin de la fenêtre. L'autre lit était défait, comme si on avait sauté dessus. Une peluche la regardait avec des yeux en boutons qui pendaient et des affiches couvraient le mur au-dessus du matelas. Elle s'approcha pour regarder. Elles représentaient des artistes de cirque, maquillées et habillées pour les spectacles. Elle en reconnut certaines qui avaient fait la une des journaux, Cléo la dresseuse de fauve avec ses moustaches de lionne et Anton le contorsionniste aux os mous.
- T'es qui toi ?
La voix avait retentit dans son dos et Déa se figea. Sans y penser, mue parla peur, elle banda sa volonté pour disparaitre.
- Pourquoi tu restes là ?
La petite fille retint son souffle. Elle pencha doucement la tête vers son poignet et le bracelet qui l'ornait. Elle ne pouvait plus moduler. Elle se retourna lentement. Une fillette d'environ son âge la contemplait en fronçant les sourcils. Avec ses cheveux courts et noirs et ses taches de rousseur qui lui piquetaient le visage, la petite fille n'avait pas l'air méchant, juste perplexe. Elle pencha la tête sur le côté, visiblement perturbée par le silence de Déa et lui sourit gentiment.
- Tu es muette ?C'est mon lit ça, continua l'enfant. Je m'appelle Fanelle.
- Déa.
- Tu viens d'arriver?Tes parents sont morts aussi?
- Non, mon père m'a ven... il m'a vendu, bredouilla Déa en sentant des larmes lui monter aux yeux.
- Oh, tu es avec Soren alors, répondit Fanelle en jetant un regard au bracelet d'acier.
- Oui, hoqueta Déa.
- Tu as de la chance, Soren est gentil. Tu veux venir jouer dehors ?
Déa passa un revers de main rageur sur son visage pour chasser les larmes qui commençaient à couler sur ses joues. Elle serra les poings et leva à nouveau les yeux sur Fanelle qui attendait dans l'encadrement de la porte. Déa fit oui de la tête et fit quelques pas en avant. Fanelle lui tendit une main pleine de taches de son que la petite fille saisit avant de se laisser entrainer dans la maison.
14:22 - 13 sept. 2016
Chapitre 4: Premier test
- Va, il t’attend, lui dit Anita d’une voix douce.
- Ça… ça va faire mal ? ne put s’empêcher de demander l’enfant.
- Je ne sais pas, je ne pense pas. Allez va.
Elle la poussa doucement de la main avant de faire demi-tour en l’abandonnant là. Déa resta de longues secondes figée devant la porte, à en observer le mécanisme archaïque. Aucun code à entrer, pas de caméra pupillaire ni de boitier pour les empreintes digitales. Rien qu’une poignée de fer patinée par le temps et le passage des mains. Elle prit une grande inspiration et poussa la porte.
De l’autre côté, un monde éclatant l’accueillit. Exempte de toute fenêtre et de toute autre ouverture que celle par laquelle elle venait de passer, la petite pièce était entièrement peinte en blanc. Au milieu trônait un large fauteuil de réalité augmentée dans lequel Soren était affalé, ses longues jambes négligemment passées par-dessus les délicats accoudoirs argentés.
- Ah, te voilà enfin ! Nous allons pouvoir commencer. Milo !
La porte claqua dans le dos de Déa qui fit volte-face. Un jeune homme, presque un adolescent, à la tignasse blonde s’accroupit dos à la porte. La petite fille frémit lorsqu’elle croisa le regard sombre de Milo. Il la scrutait avec un intérêt certain, la jaugeait de ses prunelles noires. Ainsi tassé sur lui-même, il ressemblait à ces hologrammes de félins qu’elle avait vus à la bibliothèque. Prêts à bondir, à l’affut. Mal à l’aise, Déa tenta de lisser sa robe froissée d’une main tremblante. Un mince sourire étira les lèvres pleines de Milo qui reporta son attention sur Soren. Déa l’imita, les mains moites à présent et le cœur battant la chamade. Qu’allaient-ils lui faire ? Sa main se crispa sur le bracelet qui entourait son poignet et l’empêchait de disparaître. Soren aussi la dévisageait et son sourire ne lui dit rien qui vaille. L’angoisse se mit à ramper le long de sa peau comme un insecte invisible. Elle se gratta le bras.
- Approche, je ne vais pas te manger, lança Soren depuis le milieu de la pièce.
Il se redressa et s’assit correctement entre les bras de son fauteuil. Il tendit une main vers elle. Déa jeta un regard inquiet à Milo, toujours assis au sol et s’avança prudemment.
- On est où ici ?
- C’est une salle de simulation, pour tester ton pouvoir.
- Et lui, c’est qui ? demanda Déa en se retournant encore une fois.
- C’est Milo, il travaille pour moi. Ne fais pas attention à lui. Viens, je vais te retirer ton bracelet. Nous allons commencer par quelques tests simples.
- Pour quoi faire ?
- Tu en poses des questions, s’agaça Soren. J’ai besoin de savoir si ton pouvoir va encore se développer ou s’il a déjà atteint ses limites.
- Pourquoi ? demanda Déa avec aplomb.
- Parce que.
- Parce que quoi ?
- Parce que si ton pouvoir est déjà à son maximum alors tu ne vaudras plus rien !
La dernière phrase claqua dans l’air comme un coup de fouet. Déa se figea à quelques centimètres de Soren, les yeux écarquillés d’effroi. Les questions se bousculaient sous son crâne d’enfant. On allait encore la vendre, comprit-elle dans un éclair de lucidité. Elle n’était rien d’autre qu’un paquet encombrant qui passait de mains en mains, sans intérêt. Elle voulut disparaitre, instantanément. Sans réfléchir, elle banda sa volonté, se concentra sur cette unique pensée : disparaitre. Disparaitre juste assez longtemps pour s’enfuir, se recroqueviller dans un endroit où personne ne la retrouverait. Le sourire éclatant de Soren la ramena à la réalité. Elle relâcha la tension qui broyait ses épaules et fixa le bracelet qui l’empêchait de moduler.
Soren jubilait. Milo ouvrait de grands yeux surpris à l’autre bout de la petite pièce. Ils avaient tous les deux sentis la petite fille tenter de se fondre dans le décor. L’angoisse qui se dégageait d’elle était presque palpable. Et alors qu’ils ne s’y attendaient pas, la petite silhouette de Déa s’était brouillée. Comme une image subliminale, elle avait brièvement clignoté malgré le bracelet annihilateur qu’elle portait. Une joie carnassière enflammait le ventre de Soren, il avait vraiment bien fait d’acquérir cette petite. Si elle arrivait, si jeune, à court-circuiter les bracelets, alors son pouvoir ne pouvait que se développer. Il la modèlerait pour en faire une œuvre d’art exceptionnelle. Elle avait la capacité de devenir quelque chose de magnifique, il le sentait.
Mais pour l’instant, Déa pleurait en silence. De grosses larmes coulaient le long de ses jours pâles. Agacé, il sortit un mouchoir de sa poche et le lui tendit. Elle leva vers lui deux yeux remplis d’eau et il agita de plus belle le tissu sous son nez. Elle le prit en hésitant.
- Bien, Déa, voilà ce qu’il va se passer. Je vais t’enlever ton bracelet, mais ne va pas croire que tu vas pouvoir nous fausser compagnie. Milo est là pour s’assurer que tu seras une gentille fille.
- Comment ? renifla la fillette.
- Tu n’as qu’à voir Milo comme un bracelet annihilateur humain très performant. Il peut annuler les pouvoirs des autres, c’est très pratique. Bien maintenant, passons aux exercices.
Soren se laissa aller contre le dossier du fauteuil et ferma les yeux pour se connecter à l'interface du logiciel. Sur les murs blancs de la pièce, une jungle apparut.
Une heure plus tard, Soren arrêta la simulation et Déa se laissa tomber par terre, les jambes tremblantes. Il se leva pour la rejoindre et fixa à nouveau le bracelet autour de son petit poignet, avant de poser une main satisfaite sur ses cheveux.
-Tu seras incroyable Déa, tu verras. Tu pourras être tout ce que tu as jamais désiré, le monde n’aura aucune limite pour toi !
La petite fille épuisée lui rendit un regard lourd de fatigue.
- Je vais la ramener dans sa chambre, proposa Milo qui desserrait les lèvres pour la première fois.
- Merci, je dois emmener Carreau à son rendez-vous, dit Soren en consultant sa montre.
Milo se leva et souleva délicatement la petite fille dans ses bras. Sa tête dodelina contre son torse alors qu’elle luttait pour garder les yeux ouverts. Un film de sueur perlait au front du jeune homme, preuve s’il en est qu’il avait dû déployer une grande part de son talent pour contenir le pouvoir de la petite fille. Soren repensa à la facilité déconcertante qu’elle avait de se fondre dans les différents décors qu’il lui avait imposés, les faisant varier à un rythme de plus en plus rapide pour tester sa capacité de réaction à son environnement. Elle avait beaucoup de potentiel mais il savait qu’elle restait méfiante et qu’il devrait encore travailler longtemps avec elle avant qu’elle ne rejoigne véritablement les rangs de ses enfants. Il n’était pas inquiet, il n’était pas pressé.
Il leur emboita le pas et referma la porte de la salle de simulation d’un tour de clef qui alla se perdre dans la poche intérieure de sa veste. Puis il se dirigea d’un pas guilleret vers l’aile des garçons. Un autre rendez-vous d’importance l’attendait et on ne faisait pas attendre l’Artisan.
11:46 - 16 sept. 2016
Chapitre 5: l'Artisan
- Tu en fais trop !
Le jeune homme se relâcha brusquement, et les objets qui dansaient autour d’eux tombèrent brusquement au sol dans un fracas de métal. Carreau regarda son mentor avec crainte et soumission.
- Tu ne t’entraines pas assez ! tonna Soren, un pli dur entre les yeux. Combien de fois devrais-je te le répéter ? De la finesse, bordel ! Tu penses que tu pourras attaquer quelqu’un ou subtiliser un document important si tout le monde peut lire sur ton visage que tu utilises ton don ?
- Non, murmura Carreau en se recroquevillant sur lui-même.
- Non, en effet. Je t’avais prévenu de ne pas te laisser distraire par Milo. Tu l’as laissé t’emmener au bordel, avoue !
Carreau hocha de la tête l’air honteux. Soren laissa échapper un soupir dépité. La situation était critique et il sentait l’angoisse remuer ses entrailles comme un serpent déroule ses anneaux. Il se força à prendre plusieurs grandes inspirations pour détendre la tension qui écrasait sa poitrine. Il leva un regard dur vers son dernier apprenti.
- On recommence. Tu ne voudrais pas te présenter devant l’Artisan et offrir un spectacle médiocre ? Nous ne pouvons pas nous permettre de te placer à un poste moyen.
Sa voix s’adoucit un peu.
- Carreau, tu mérites tellement mieux que tout ça, dit-il en balayant la salle blanche. Je te l’ai promis en t’achetant à tes grands-parents, il y a sept ans, mais j’ai besoin que tu y mettes du tiens. Maintenant, montre-moi ce que tu sais faire.
Instantanément, les bouteilles, les carnets, et tous les menus objets qui jonchaient le so, s’élevèrent dans les airs et entamèrent une danse gracieuse. Soren sourit à son protégé. Il savait comment le manipuler, comment souffler le chaud et le froid pour obtenir le meilleur de l’adolescent. Son esprit dériva furtivement vers Déa. Il pressentait que la petite fille ne serait pas aussi facile à mater. Il renifla avec mépris et reporta son attention sur son élève.
Lorsqu’il referma la porte de la salle de simulation derrière eux, Soren était satisfait. Carreau souriait lui aussi, malgré la fatigue évidente qui marquait son visage.
- Va prendre une douche, lui ordonna Soren. Et fais une sieste. Anita viendra te réveiller quand il sera l’heure de partir. Fais-toi beau.
Carreau acquiesça et disparut dans le couloir. Soren consulta sa montre. Ils ne quitteraient l’orphelinat qu’au crépuscule. L’Artisan ne travaillait que de nuit, et c’était donc de nuit qu’avaient lieu les enchères les plus intéressantes. Secrètement, il espéra que Carreau serait à la hauteur de son investissement. Une pensée jaillit dans son esprit et le figea sur place. Avec le départ de l’adolescent, il ne lui resterait que Déa en formation. Il fronça les sourcils. Il faisait son affaire sur le dos de ses pauvres gosses surdoués mais il ne pourrait pas survivre et faire fonctionner l’orphelinat s’il ne lui restait personne à placer. Son inquiétude s’accentua. Il lui fallait trouver de nouveaux protégés. Pour cela, il lui faudrait écumer les zones les moins recommandables, ce n’était pas tous les jours qu’on tombait sur une affaire aussi prometteuse que la petite Déa. Milo tourna soudain à l’angle du couloir et Soren fonça sur lui.
- Milo, j’aimerais vraiment que tu viennes avec nous aux Arcades ce soir.
- Je t’ai déjà dit non, répondit le jeune homme d’une voix lasse. Je n’ai aucun goût pour ces combats barbares.
- Carreau va nous quitter ce soir, il faut fêter ça.
- D’habitude on mange de la viande quand tu fais un bon placement…
Il sentit le regard scrutateur de Milo fouiller son visage. Le jeune homme haussa un sourcil surpris.
- Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda-t-il d’une voix tendue. Quelque chose ne va pas ?
- Il ne reste que Déa, sans Carreau, nous n’avons plus qu’elle a placé.
- Et bien, c’est déjà arrivé non ?
- Oui, mais j’ai un mauvais pressentiment. J’ai besoin de toi sur ce coup-là.
- Tu as surtout peur pour tes finances ! s’exclama Milo en éclatant de rire. Tu peux très bien te débrouiller tout seul.
Il s’approcha de Soren et prit son visage entre ses mains avant de déposer un baiser sur sa joue. Puis, riant toujours, il le laissa là, seul avec ses pensées. Soren le regarda partir, troublé, sans pouvoir se défaire de la crainte que ce rire instillait dans son cœur.
Carreau émergea de sa chambre, propre comme un sous neuf et plus déterminé que jamais. Cette nuit était sa nuit. Soren l’attendait déjà prêt de la trappe dans le cellier et il lut sur son visage une fierté mêlée d’appréhension. Une bouffée d’orgueil emplit la poitrine de l’adolescent. Il ferait tout pour rendre son mentor fier de lui, trouver une bonne place et lui être utile. Un homme sombre et taciturne les rejoignit. Roche. Il jaugea un instant Carreau de ses yeux bleus délavés, dans lesquels ne transparaissait jamais rien d’autre qu’un ennui profond, et haussa les épaules avant de se laisser tomber par la trappe. Le marchand lui donna une tape sur l’épaule pour l’encourager et ils s’enfoncèrent dans le tunnel.
Il leur fallut descendre encore d’un niveau dans les méandres de Néo-Berlin, et disparaître un peu plus loin dans la Sangle pour trouver l’Artisan et sa scène. L’Artisan œuvrait dans les hauteurs d’un entrepôt désaffecté mais lourdement gardé. Carreau ouvrit de grands yeux étonnés et Soren le gratifia plusieurs fois de coups de coude pour lui faire baisser les yeux. Les gardes les laissèrent passer après que Soren ait dévoilé le tatouage sur son bras et ils pénètrent dans le vieux bâtiment décrépis. Une forte odeur de moisi embaumait les lieux. Ils grimpèrent les échelles successives qui permettaient d’accéder aux niveaux suspendus dans le vide. Au dernier étage, à plus de cinq mètres au-dessus du sol, une large plateforme d’acier accueillait une centaine de personnes et une petite estrade sur laquelle un homme immense, à l’impressionnante barbe noire striée de gris qui lui mangeait la moitié du visage, trônait dans un large fauteuil de simulation immaculé. Carreau frémit, la peur et l’excitation comme un cocktail Molotov dans ses veines. La présence de Roche, silencieux dans son dos, le rassura étrangement.
Autour d’eux, la foule formait des petits groupes parmi lesquels les conversations allaient bon train. Plusieurs personnes saluèrent Soren et Carreau remarqua que la plupart portaient des masques qui dissimulaient l’intégralité de leur visage.
- Pourquoi se cachent-ils ? demanda Carreau à voix basse.
- Parce que toutes ces personnes vivent dans des niveaux supérieurs au vingtième étage, s’agaça le marchand en répondant sèchement.
- Mais…
- Ce sont des magnats de l’industrie, des généraux, des femmes de ministre, des conseillers politiques. Des gens de pouvoir. Tu feras bientôt parti de leur monde. Tu t’habitueras.
Le jeune homme avait du mal à se figurer que ces personnes, qui se trouvaient actuellement au niveau -5 de Néo-Berlin, puissent en réalité vivre dans les plus hauts niveaux de la ville. Chaque strate de la cité abritait une population spécifique, avec ses revenus, son niveau social, ses capacités et ses avantages propres. Lui venait de la Sangle, autrement dit d’un niveau où l’on avait aucun privilège, seulement de la misère à revendre. Ces niveaux supérieurs, qu’évoquait Soren, lui paraissaient lointains et flous comme un mythe qu’on raconte aux enfants pour les endormir le soir. Il y aurait, quelque part là-haut, des gens qui vivraient à la surface, verraient le soleil chaque jour et n’avaient pas à se tuer à la tâche pour tenter de survivre. Carreau eut une moue dubitative mais retint le flot de questions qui lui brulait les lèvres. L’Artisan venait de se lever et les conversations mourraient doucement les unes après les autres. Tous les visages masqués se tournèrent vers leur hôte avec avidité, Soren y comprit. Une voix grave et puissante retentit lorsque le maitre des lieux prit la parole.
- Vous voici à nouveau réunis devant moi comme les vermines vénales que vous êtes, s’esclaffa-t-il.
Des murmures parcoururent l’assemblée et Carreau retint son souffle. A ses côtés, Soren souriait de toutes ses dents.
- Il n’a pas peur de leur parler comme ça ? s’inquiéta Carreau.
- L’Artisan est le seul à pouvoir modifier les puces d’identification, expliqua Soren. Le seul. Il s’en est assuré. Il est tout puissant, ils ne peuvent rien contre lui. Pire, ils ont besoin de lui.
Carreau assimila l’information et une pointe d’angoisse se ficha dans sa poitrine à l’idée que ce géant barbu fut le seul à pouvoir le faire accéder à sa nouvelle vie.
- Que les candidats à la vente s’approchent.
Soren le poussa d’une main dans le creux des reins et Carreau s’avança en trébuchant. Sur la petite scène qui flanquait le trône de l’Artisan, il fut rejoint par trois autres garçons de son âge et une jeune femme d’une vingtaine d’années. Tous tentaient d’afficher des visages sereins avec plus ou moins de succès. Il chercha Soren des yeux dans la foule et le repéra qui fronçait les sourcils, comme un avertissement. Dans son dos, il entendit l’Artisan retomber lourdement dans son fauteuil et appeler un nom. Près de lui, trois autres candidats s’écartèrent vivement d’un garçon blond qui tremblait en serrant les poings.
- Anouk, je vais te tester. Acheteurs, regardez bien et faites monter les enchères ! rugit l’Artisan par-dessus le brouhaha de la foule.
Un homme vêtu de noir emmena les candidats restant à l’écart et les premiers cris de souffrance du jeune Anouk retentirent.
Soren était satisfait de Carreau, il s’en était bien tiré. L’Artisan, s’il était connu pour ses capacités hors normes de faussaire, était aussi célèbre pour la difficulté des tests qu’il imposait à ceux qui venait tenter leur chance sur sa scène. Informé au préalable de la nature du don de chaque candidat, il le poussait au bout de leurs capacités, mentales et physiques, afin de révéler le meilleur de leur pouvoir et faire grimper les enchères. Evidemment, il touchait une commission sur chaque vente effectuée dans ses locaux. Il existait d’autres scènes où l’on pouvait vendre et acheter des gens aux dons prometteurs, mais aucune n’avait la réputation de celle-ci, aucune ne rapportait autant d’argent, si l’on si montrait à la hauteur.
Soren afficha un air calme et avenant, attendant que les potentiels acheteurs se présentent à lui. La performance de Carreau ne laissait aucun doute sur le fait qu’il serait vendu ce soir. son pouvoir de télékinésie, s'il était assez limité dans l'espace, était assez développé pour lui mettre de manipuler un nombre d'objets différents presque sans limite. On ne laissait pas passer ce genre de don. Restait à savoir qui ferait l’offre la plus généreuse. Et surtout la plus intéressante pour lui. Soren dut retenir le sourire victorieux qui menaçait de s’étaler sur son visage lorsqu’un homme vêtu d’un riche ensemble gris se porta à sa rencontre. Ils avaient beau porter des masques, il les connaissait tous. Soit parce qu’il avait traité directement avec la plupart d’entre eux pour placer ses candidats, soit parce que ses protégés lui avaient fait remonter les informations nécessaires. Son réseau parfait au sein même de ceux qui pensaient constituer le réseau. Il capta au passage l’œillade d’une femme à la splendide robe pourpre qu’il reconnut comme la dirigeante d’un parti politique très actif dans les plus hauts niveaux. Il inclina la tête dans sa direction et elle leva son verre en réponse derrière son masque d’argent et de plumes.
L’homme en gris, un membre bien placé des services secrets gouvernementaux auquel il avait déjà eu à faire, lui tendit un verre d’alcool de vigne. Soren huma la riche odeur du breuvage. Une odeur de soleil et de terre, de ciel limpide. Il s’en délecta plus encore que de son goût. Ils furent rapidement rejoints par la femme au masque emplumé et deux autres acheteurs intéressés. Soren leur servit son plus beau sourire. Et entama les négociations.
13:58 - 20 sept. 2016
Chapitre 6: Une piste inattendue
- Rends-moi fier, ne crie pas quand l’Artisan modifiera ta puce, compris ?
- Oui, répondit Carreau d’une voix éraillée.
- Bien. Je regrette de ne pouvoir célébrer ce moment avec toi, mais tes nouveaux patrons ont l’air pressé de t’emmener.
- Nous nous reverrons, n’est-ce pas ?
- Evidemment. Ils vont t’enlever ton nom, là-bas aux services secrets alors n’oublie pas celui qui compte vraiment.
- Jamais.
- C’est bien, répéta Soren. La fidélité, c’est tout ce qui nous reste dans ce monde. Va, maintenant, ils t’attendent. Nous boirons pour toi, ce soir.
Carreau lui lança un dernier regard de chiot apeuré et partit rejoindre ses nouveaux maîtres. L’homme en gris hocha la tête en direction de Soren qui lui répondit par un clin d’œil complice. Dès qu’ils se furent détournés, toute trace de joie déserta les traits du marchand et il contempla d’un regard froid sa dernière unité, S-41, disparaître dans le monde pour remplir sa mission. Bien sûr qu’ils se reverraient. Plus tôt que le pauvre adolescent ne s’y attendait.
Soren tourna finalement les talons et fit signe à Roche de le suivre. Il se dirigea d’un pas assuré vers l’estrade d’où l’Artisan contemplait son petit monde. Le regard dur du géant tomba sur lui. Un rictus fit frémir sa barbe.
- Qu’est-ce que tu fiches encore ici ?
Soren s’approcha du trône et se pencha vers l’Artisan, tout en veillant à maintenir une distance de sécurité entre eux.
- J’ai du travail pour toi.
- Un nouveau protégé ? Tu chômes pas dis-moi. S’il est aussi doué que le dernier, je te ferais peut-être un prix, rigola le maître des lieux de sa voix rauque.
- Une, pour le coup, précisa Soren. Et elle est encore plus douée. Je peux te l’amener quand, pour sa puce ?
- Elle vient de quel niveau ?
- Cinquième.
L’Artisan émit un sifflement appréciateur tout en haussant ses sourcils broussailleux. Il reporta son attention sur la plateforme suspendue qui se vidait peu à peu de ses spectateurs.
- Tu sais, Soren, j’ai toujours admiré la façon dont tu menais ta barque. Tu montes haut, très haut. Un jour, le système te grillera, sois en certain, ce n’est qu’une question de temps.
- Ta confiance me touche, railla le marchand avec un sourire vide.
- Je suis sérieux. Je t’ai connu vermine et les vermines finissent par se faire exterminer, toujours. C’est une loi fondamentale de l’univers.
- Et bien je la ferais mentir.
- On verra bien. En tout cas, je serais là pour voir ça !
- Je n’en doute pas.
- Elle a quel âge ? reprit le colosse après un court silence songeur.
- Dix ans.
L’Artisan lui jeta un regard en biais qui lui rappela les prunelles réprobatrices d’Anita. Pendant une seconde, il eut peur que l’homme refuse de l’aider.
- Amène là demain.
Le géant s’extirpa de son large fauteuil et quitta la scène sans lui adresser un regard.
Soren se redressa, un sourire satisfait aux lèvres et redescendit à son tour de l’estrade pour rejoindre Roche qui l’attendait, l’air de s’ennuyer à mourir. Soren consulta sa montre. Il était encore un peu tôt pour que les Arcades fassent entrer ses combattants les plus intéressants dans l’arène, mais ça valait toujours la peine d’aller y faire un tour, au moins pour entretenir son réseau. Il allait demander son avis à Roche lorsqu’il fut bousculé par une femme menue, si petite que sa tête lui arrivait à peine aux épaules. Elle leva vers lui ses yeux verts et il la reconnut immédiatement. Son ancienne protégée jeta un coup d’œil par-dessus son épaule mais l’Artisan et ses invités avaient presque tous disparus dans les niveaux inférieurs.
- Bonjour, dit-elle simplement.
- Bonjour Lori, comment vas-tu ? Ta place d’apprentie chez l’Artisan te plait-elle ?
- Absolument, je suis comblée. C’était un beau placement que tu as fait aujourd’hui. Comment vont les autres ?
- Déa va bien, répondit Soren d’un ton badin.
- J’espère que ma petite sœur ne se sent pas trop seule ?
- L’orphelinat n’accueille pas beaucoup d’enfants en ce moment, lui révéla à demi-mots Soren de la même manière.
- Je vois, je vois. Peut-être pourrait-elle se faire de nouveaux camarades de jeux, aux Arcades par exemple. On dit qu’il y a beaucoup de potentiel là-bas, pour se faire de nouveaux amis intéressants.
Soren haussa un sourcil attentif. La lueur carnassière se ralluma au fond de ses yeux et trouva un écho dans ceux de Lori. Elle s’inclina furtivement devant lui.
- Je te remercie de te soucier de l’orphelinat, reprit Soren d’une voix faussement triste pour les derniers badauds qui s’attardaient. Les dons sont rares ces derniers temps. Je transmettrais tes amitiés à Anita. Maintenant, je te prie de nous excuser mais nous sommes attendus.
Il la salua d’un signe de la tête et entraina Roche à sa suite dans les escaliers branlants. Cela valait peut-être vraiment la peine d’aller faire un tour aux Arcades finalement.
Contrairement à ce qu'on aurait pu penser, les Arcades ne se trouvaient pas dans le niveau le plus bas de la Sangle. Soren et Roche remontèrent jusqu'au niveau -2 et, à mesure qu'ils se rapprochaient de l'arène de combats clandestine, Soren sentit Roche se tendre d'anticipation. Il garda un œil attentif sur son compagnon pendant tout le trajet.
Ils s'avancèrent au milieu d'une rue sombre et mal éclairée où se mélangeaient dealers et prostituées avec ces fils des niveaux supérieurs venus chercher le grand frisson dans les bas-fonds de Néo-Berlin. Soren fit claquer sa langue d'agacement. Tous ces gosses de bonne famille allaient rentrer chez eux, en se rengorgeant auprès de leurs semblables d'avoir osé descendre si bas, d'avoir effleuré la misère et le danger de la Sangle. Il les trouva pathétiques. On ne risquait rien à ce niveau et personne ne se serait avisé de leur faire plus qu'une frayeur. Presque toute la Sangle vivait des commerces illégaux qui pullulaient autour des Arcades. Ces fils à papa et ces gamines en mal de frisson représentaient leur pain quotidien, l'assurance de leur survie. Il se détourna d'un groupe de jeunes gens aux vêtements bien trop coûteux pour l'endroit où ils se trouvaient et rattrapa Roche qui avait accéléré le pas alors qu'ils arrivaient au niveau d'une grande arche. L'arc brisé s'ouvrait sur un escalier que dévoraient des ténèbres poisseuses. Une rumeur sourde et puissante s'élevait des entrailles du bâtiment. Près de lui, Roche était fébrile, le visage blanc comme un linge.
Il connaissait bien l’addiction malsaine de Roche pour la violence. C’était en partie pour cette raison qu’il n’avait pas pu le placer comme prévu et qu’il l’avait gardé avec lui. Ça et le fait que le petit homme trapu constituait une défense dissuasive pour quiconque avait déjà eu affaire à lui, sur le ring ou ailleurs. Mais à cet instant, alors qu’ils s’apprêtaient à franchir le seuil souterrain des Arcades, Roche ressemblait plus à un prédateur qui venait de flairer l’odeur du sang qu’à un être humain. Ses poings s’ouvraient et se refermaient compulsivement et sa mâchoire était si crispée que les tendons de son cou saillaient de manière douloureuse.
- Calme toi, lui intima Soren.
- Humpf, laissa échapper Roche en faisant un pas en avant.
Une démangeaison commença à éclore sur les mains de Soren, signe que le don de Roche ne demandait qu’à s’exprimer. Il posa une main ferme sur la nuque de son garde du corps et pressa la base de son crâne.
- J’ai dit calme-toi, répéta Soren en détachant chaque syllabe. Si tu crées un incident, tu ne pourras plus revenir. Ce serait regrettable, tu ne crois pas ?
Roche sembla saisir la menace implicite dans la voix de Soren car il s’immobilisa et la sensation de grattement disparue aussitôt. Lorsqu’il avait récupéré Roche, des années auparavant, celui-ci était devenu une sorte de paria et se voyait systématiquement refusé l’entrée de l’arène. La violence qu’il peinait à contenir en lui le bouffait de l’intérieur et le menait sur un chemin de plus en plus dangereux. Soren avait vu le potentiel en lui et lui avait offert un marché : le laisser le former et magnifier son don en échange de sa réhabilitation. Roche avait accepté et le marchand lui avait rouvert les portes des combats clandestins, en faisant jouer ses relations et en se portant garant pour lui. Roche savait très bien que sans l’appui de son protecteur, il ne pourra plus passer sa rage sur des adversaires consentants.
Rasséréné, Soren le relâcha et se plaça à ses côtés.
- Je t’autorise trois combats ce soir, pour fêter le départ de Carreau, dit-il en faisant semblant de ne pas voir le plaisir morbide que ses paroles venaient de raviver sur le visage inerte de Roche. Mais pour l’instant, j’ai besoin de toi. Il y a l’air d’y avoir beaucoup de monde ce soir et Milo n’est pas là pour faire écran. Reste près de moi.
- D’accord, lâcha Roche de sa voix grinçante, où perçait son excitation.
- Bien, entrons dans la fosse.
14:28 - 23 sept. 2016
Chapitre 7: Les Arènes
- Concentrez-vous sur moi, maugréa Roche dans le vacarme ambiant.
Il modula lentement, resserrant sa prise sur Soren pour le forcer à ne plus penser qu’à lui et à son pouvoir. Petit à petit, Soren sembla reprendre le contrôle de lui-même et ses traits se détendirent suffisamment pour que Roche le relâche.
- Allons faire un tour, pour voir s’il y a des gens aussi intéressants que le suggère Lori, dit finalement le marchand d’une voix rendue rauque par l’effort.
- Vous êtes sûr ?
- Oui. Reste près de moi.
Roche lança un regard dépité en direction des cages où un homme aux membres extensibles étranglait son adversaire en enroulant plusieurs fois sa jambe autour de son cou. Ce n’était que partie remise, Soren ne revenait jamais sur sa parole. Il grimaça un sourire en direction des parieurs qui l’avaient reconnu et suivit Soren qui commençait à déambuler sous les arcades de pierres.
Soren avançait avec précaution au milieu de la foule. Sa peau crépitait d’un millier d’arcs électriques qu’il tentait de distinguer les uns des autres. Il se sentait comme un rocher prit au milieu d’une tempête, seul dans la mer déchainée. Il se morigéna intérieurement pour sa faiblesse. Lori n’aurait pas pris le risque de lui refiler ce tuyau si elle n’avait pas été certaine de son coup. Seulement, maintenant qu’il se retrouvait là, au milieu des Arcades sans Milo pour le protéger, il regrettait d’avoir foncé bille en tête. La nausée lui retourna l’estomac tandis qu’il fermait les yeux pour se concentrer et faire le vide dans son esprit. Ils déambulèrent entre les plateformes, s’arrêtant juste assez longtemps pour que Soren puisse capter le niveau des combattants et des gens autour. Souvent, les meilleures affaires se trouvaient en périphérie des cages. Des gosses en guenilles slalomaient entre les jambes des parieurs. Il se concentra sur eux mais aucun n’avait vraiment de pouvoir. Il relâcha un peu la tension qui lui crucifiait les épaules et le cou en s’appuyant sur Roche. Les yeux de son compagnon luisaient de plaisir tandis qu’il regardait un colosse ravager son adversaire. Le match tirait à sa fin et Roche trépignait d’impatience. S'il ne le laissait pas se battre, Roche finirait par exploser.
- Vas-y, lui dit Soren d’une voix tendue. Mais ne te fais pas démolir.
Roche hocha de la tête sans lui adresser un regard et se dirigea vers l’entrée du ring d’un pas raide, les muscles de son dos jouant sous sa chemise lorsqu’il retira sa veste. Soren prit une grande inspiration et enfouit ses mains dans ses poches pour contenir l’envie de se gratter qui le rendait fou et se tourna vers la petite table qui flanquait la scène.
- Tiens, tiens, tiens, regardez qui voilà, dit l’homme derrière la table.
Soren adressa un sourire crispé à Brett, qui tenait les paris ce jour-là. Brett était efflanqué, tout en membres décharnés à la peau translucide, de ceux qui n’avait jamais vu autre chose que le soleil nucléaire des bas quartiers. Il répondit à son sourire en lui offrant la vision de ses chicots noircis et Soren dut se faire violence pour ne pas reculer.
- Ça faisait longtemps que t’avait pas trainé tes guêtres de dandy par ici, Soren. Les affaires marchent bien ?
- On ne peut mieux, répondit le marchand en sortant quelques billets.
- Milo est pas avec toi ?
- Non, lâcha Soren, de plus en plus raide.
- Comment vont tes petits protégés ? demanda Brett d’un air mauvais. Il se murmure par ici que t’es un peu en rade de nouveaux talents, à ta place je ferais attention.
Soren frémit à cette menace à peine voilée. Les infos circulaient vite dans la Sangle, il faudrait qu’il prévienne Anita et Antioche d’être prudents. Ils étaient nombreux les truands et les petites raclures qui lui enviaient sa réussite. Il afficha tant bien que mal une expression neutre sur son visage et déposa l’argent sur la table. Brett fit lentement léviter les billets jusqu’à lui.
- Sur Roche.
- Roche est là ? demanda Brett en se redressant pour regarder par-dessus l’épaule de Soren. Et bien ma foi, c’est une réunion de famille ce soir. Comme j’t’ai dit, fais gaffe à tes fesses.
- Merci de ta considération, lui lança Soren avec une courbette avant de faire demi-tour.
Il dut se retenir de se retourner pour contempler l’expression incrédule de son interlocuteur et s’avança d’un pas qu’il espérait sûr vers le ring.
Le colosse du combat précédent haranguait la foule en beuglant et en levant les bras. Roche pénétra dans la cage, la mine plus sombre que jamais et contempla son adversaire. On referma la porte sur lui avec un claquement métallique. Le géant finit par remarquer que ses admirateurs ne le regardaient plus et réalisa qu’un nouvel adversaire lui faisait face. Un sourire carnassier fleurit sur son visage épaté, au nez visiblement plusieurs fois cassé. Il laissa échapper un hurlement animal avant d’ouvrir la bouche en grand, les mains légèrement tendues devant lui. Ses dents s’allongèrent de plusieurs centimètres, de même que ses ongles qui prirent une teinte jaunâtre en durcissant. Soren ne put retenir un rire amusé. L’homme avait déjà poussé ses capacités de modulation au maximum et si c’était là tout ce dont il était capable, Roche n’en ferait qu’une bouchée. Il regarda avec pitié l’homme-bête se jeter sur son compagnon et se désintéressa du combat qui commençait à peine pour scanner à nouveau la foule. Son regard fut attiré par l’un des rares holo-écrans qui survolaient les Arcades pour retransmettre l’évolution des paris. Et c’est là qu’il le sentit.
Un frisson brûlant lui remonta depuis le bout des doigts jusqu’aux coudes, chassant toutes les autres sensations. Le souffle coupé par la soudaineté et la violence de cette apparition, il redressa vivement la tête, scruta la foule amassée autour de lui. Le picotement désagréable s’accentua encore, envoyant une décharge douloureuse le long de ses épaules. Il pivota sur lui-même. Quelqu’un, près de lui, détenait un pouvoir assez puissant pour éclipser tous les autres. Il fronça les sourcils, étrécit les yeux pour essayer de repérer ce prodige, espérant au fond de lui qu’il s’agirait d’un gosse sans famille ni attache. La brûlure reflua faiblement, lui indiquant que l’individu s’éloignait de lui. Il se déplaça un peu au hasard jusqu’à ce que la douleur dans ses muscles ressurgisse de plus belle. Mais il eut beau dévisager chaque personne passant à proximité, il ne réussit pas à mettre la main sur la source de ce pouvoir. Puis, aussi brusquement qu’elle s’était manifestée, la douleur qui enflammait ses muscles s’éteignit comme une flamme soufflée par le vent. Plus rien. Les démangeaisons des dons inintéressantes reprirent leurs droits sur sa peau. Et Soren recommença à respirer normalement. La tête encore embrumée par la douleur, il ne vit pas Roche pulvériser son adversaire sous les vivats des spectateurs en délire. Une dent sauta jusqu’à lui et retomba près de sa chaussure. Il contempla la canine rougie, pensif. Au milieu de ses dégénérés, qui noyaient leur misère dans la violence, se trouvait un être exceptionnel, peut-être un changeforme, ou un moléculaire, capable de se régénérer presque indéfiniment en modulant ses propres cellules. Soren ressentit un besoin sauvage s’emparer de son esprit. Il devait mettre la main sur ce monstre, c’était une nécessité. Il se redressa un peu et fit signe à Roche d’enchainer avec un second combat, avant d’entreprendre de faire le tour des combattants présents.
10:53 - 27 sept. 2016
Chapitre 8: Fanelle
- Puisque je te dis que je n’avais jamais ressenti ça de ma vie ! insista Soren.
- Et personne ne l’aurait repéré avant toi, ce soir ? Ça me semble improbable, pour ne pas dire impossible, relança Milo, plus perplexe que jamais.
- Il faut absolument lui mettre la main dessus. Et espérer qu’il est moins de quinze ou seize ans, après ils sont trop difficiles à conditionner.
Milo se renversa dans son siège et passa une main sur son visage fatigué. Soren pouvait lire sur ses joues mal rasées les frasques de sa nuit. Il retint une remarque acerbe et ravala une bile amère. Milo travaillait pour lui, mais il était libre de faire ce qu’il voulait en dehors, avec qui il voulait. La mâchoire du marchand se contracta à cette pensée et il détourna les yeux de son ami pour calmer la jalousie qu’il sentait poindre en lui. Finalement, la pique qu’il retenait franchit le barrage de ses lèvres alors qu’il se levait pour quitter la pièce.
- On se voit tout à l’heure pour entraîner Déa. La prochaine fois que tu iras au bordel, tu pourrais poser quelques questions. On ne sait jamais. Belinda a peut-être entendu quelque chose.
Il claqua la porte derrière lui et fut soulagé de ne pas avoir à affronter le regard chagrin de Milo qu’il pouvait sentir dans son dos.
Il se dirigea immédiatement dans la salle de simulation. Il avait besoin d’un environnement neutre pour réfléchir et échafauder un plan qui lui permettrait de mettre la main sur ce nouveau don. Peut-importe sa nature, avec un tel niveau de pouvoir, il pourrait le placer n’importe où. Le meilleur investissement du siècle. Ses pensées dérivèrent sur la petite invisible, Déa, et une stratégie commença à se former dans les méandres de son esprit tordu. Il était plus que temps de s’occuper sérieusement de cette gamine. Il s’assit dans le large fauteuil qui trônait au milieu de la pièce et commença à passer en revue tous les exercices auxquels il pourrait la soumettre avant de l’emmener chez l’Artisan.
Déa fit cliqueter son bracelet à son poignet par inadvertance. Elle se mordit l’intérieur des joues, se morigénant pour sa bêtise. Les bruits de pas qui sillonnaient la pièce s’arrêtèrent brusquement. Déa retint son souffle, priant pour que ceux qui la cherchaient ne l’aient pas entendu. Elle maudit Soren et son bracelet qui l’empêchait de moduler et de devenir invisible malgré les règles du jeu. Elles étaient très simples et reprenaient pour la plupart les règles d’Anita. On ne quitte pas la maison, interdiction de se cacher au dernier étage et interdiction d’utiliser son don. Cette dernière règle avait été ajoutée spécialement pour Déa. La petite fille fit la moue et serra son bras contre son ventre pour empêcher le bracelet de faire plus de bruit. Quelques secondes plus tard, le visage constellé de tâches de son de Fanelle apparut dans son champ de vision, illuminé d’un large sourire.
- Vu !
- C’est toujours toi qui la trouve, grommela un garçon dans le dos de la petite fille.
- C’est parce que c’est mon amie.
- Ou alors vous trichez…
- Tais-toi, idiot, s’énerva Fanelle en aidant Déa à se relever.
- Moi je dis que vous êtes des tricheuses ! Je vais le dire aux autres.
Déa, mal à l’aise, dansait d’un pied sur l’autre. Elle avait l’habitude de ce genre de comportements mais Fanelle persistait à prendre sa défense quand l’un ou l’autre des enfants de l’orphelinat se moquait d’elle. Son petit visage se marbrait de rouge et ses poings tremblaient. Déa posa une main sur son épaule mais Fanelle se dégagea brusquement et fit un pas vers le petit garçon aux cheveux de paille qui les jaugeait d’un air narquois.
- Brett, retire ça tout de suite, exigea Fanelle en pointant un doigt vengeur dans sa direction.
- Non. Toi t’es rien qu’une tricheuse et elle, c’est un monstre !
Il leur tira la langue et s’enfuit en courant de la petite cuisine où Déa s’était retranchée pour la partie de cache-cache en cours. Fanelle s’élança à sa poursuite.
- Attends ! cria Déa.
La petite fille pila et se retourna brusquement, le visage congestionné de colère. Ce qu’elle lut sur le visage de son amie fut cependant suffisant pour éteindre sa rage. Elle desserra ses doigts fermés en poings et, l’air désolé, revint vers Déa.
- Ça ne sert à rien, lui dit l’invisible. Et ce n’est pas grave.
- Mais si c’est grave, tu ne peux pas le laisser dire des choses comme ça. Tu dois te défendre ! Tu n’es pas un monstre !
- Ça n’a aucune importance ce que peut dire Brett ou les autres. Je m’en fiche.
- Tu es sûre ? Parce que je peux aller le pincer si fort qu’il reviendra s’excuser. Ou remplacer son bol de lait frais par du vieux lait caillé. Ou cacher des…
- Ça suffit, la coupa Déa avec un sourire amusé. Oublions ça.
- D’accord, céda Fanelle. Alors viens, je veux te montrer quelque chose.
Fanelle prit Déa par la main et l’entraina hors de la cuisine. Elles remontèrent le couloir jusqu’au grand escalier. Déa pensa que son amie se dirigeait vers leur petite chambre mais elles gravirent un palier de plus. En arrivant en haut de la dernière marche, les deux fillettes retinrent leur souffle. Fanelle posa un doigt devant sa bouche et adressa un clin d’œil complice à Déa, qui hocha de la tête. Elles restèrent un moment à écouter le pouls de la maison. L’étage semblait silencieux. A pas de loup, elles remontèrent le corridor obscur. Elles passèrent furtivement devant la porte de la salle de simulation et Fanelle prit la main de Déa, serra ses doigts entre les siens. Déa jeta un coup d’œil au battant que rien ne distinguait des autres. La première fois, elle avait eu peur de franchir cette porte. Elle avait eu peur aussi quand Soren avait parlé de la tester. Mais, et contre toute attente, la séance d’entrainement qui avait suivi lui avait plu. Elle en était ressortie lessivée mais pour la première fois de sa vie, son don était considéré comme quelque chose d’utile, qui avait de la valeur. Pour la première fois de sa vie, son existence n’était pas vu comme une source d’embarras, et si elle devenait invisible ce n’était pas pour se cacher ni se faire oublier de sa famille. Elle avait hâte d’y retourner, de voir de quoi elle était capable. Sans s’en rendre compte, elle avait ralenti l’allure et Fanelle la tira en avant avec fermeté.
Au bout du couloir se trouvait une dernière porte. Déa savait par les autres enfants qu’il s’agissait de la chambre de Soren et que personne n’avait le droit d’y entrer. Un frisson d’angoisse lui étreignit le cœur mais Fanelle semblait savoir où elle allait. La petite fille s’arrêta à quelques pas de la porte et pointa son index vers le plafond. Une trappe se détachait dans la pénombre et un sourire fleurit sur le visage des deux enfants. Fanelle passa sa main sur le mur à sa gauche et un léger déclic retentit. Déa sentait son cœur taper contre ses côtes, entre excitation et peur d’être surprise. Dans un chuintement doux, la trappe s’ouvrit et délivra une petite échelle qui descendit jusqu’au sol.
- Ça va où ? murmura Déa.
- Dans les combles. Viens, tu vas voir.
Fanelle avait déjà commencé à gravir les échelons et Déa se hissa à sa suite, chaque jour plus étonnée par cette immense maison, où vieilleries et technologie dissimulée se côtoyaient aux endroits les plus improbables.
Elles débouchèrent dans des soupentes pentues, encombrées de babioles et de cartons. De vieux fauteuils recouverts de draps poussiéreux dessinaient des formes étranges dans la faible lumière qui perçait par un œil-de-bœuf noirci par la crasse. Fanelle entraîna son amie vers la petite fenêtre et s’assit sur le rebord de cette dernière. Une sorte de banc où s’étalaient des coussins un peu moisis avait été installé là. Déa chassa une souris qui pointait ses moustaches hors du rembourrage d’un des poufs et s’installa à son tour. Fanelle souleva le loquet et ouvrit la fenêtre. Déa ouvrit de grands yeux.
Sous ses yeux, une mer de toits s’étendait à perte de vue, surplombée par le soleil nucléaire qui dispensait ses pâles rayons artificiels sur le niveau -5. Des cris montaient jusqu’à elles et Déa baissa la tête. A leurs pieds, rendus petits par la perspective, Brett et les autres enfants de l’orphelinat jouaient dans le petit jardin qui flanquait le bâtiment. Dans le lointain, on devinait les piliers qui supportaient la ville et permettaient de passer d’un niveau à l’autre. De minuscules points noirs montaient et descendaient le long des larges colonnes et Déa devina qu’il s’agissait des plateformes qu’elle avait prises avec Soren, quelques jours auparavant.
- Tes parents te manquent ? demanda Fanelle, les yeux perdus dans le paysage.
- Non, répondit Déa après un instant de réflexion. Pas vraiment.
- Je sais que tes parents n’étaient pas très gentils, mais ça doit être bien de savoir qui ils sont, murmura la petite fille.
- J’imagine que oui.
- J’aimerais bien que mes parents soient des gens connus, comme des artistes de cirque. Un jour, j’irais travailler dans un cirque tu sais. C’est mon rêve. Et je sortirais des niveaux inférieurs, plus jamais je ne vivrais dans un niveau négatif, je me le suis juré.
- Je suis sûre que tu y arriveras.
- J’aurais préféré être danseuse, ou dresseuse de fauves mécaniques mais je n’ai pas vraiment de pouvoir. Il faut que tu écoutes bien Soren, tu sais.
- Pourquoi ?
- Parce que lui, il va t’offrir une belle vie, loin de tout ça, dit-elle en balayant le paysage de la main.
Un silence tranquille s’installa entre les deux fillettes. Déa regardait Fanelle par en-dessous. Elle se rendait compte qu’elle n’avait aucune idée de la nature du don de son amie, si bien qu’elle s’était même demandé si elle en possédait un. Les personnes dépourvues de dons étaient rares, elles avaient tendances à cacher leur handicap car on les considérait comme anormales. Déa sentit son cœur se serrer.
- J’ai un don, lui dit Fanelle comme si elle lisait dans ses pensées. Seulement, il est vraiment simple.
Elle leva son visage vers Déa et ses yeux d’un brun profond devinrent liquide, s’éclaircirent progressivement jusqu’à atteindre une profonde couleur azur. Déa laissa échapper une exclamation surprise. Les pupilles turquoise se mouchetèrent de paillettes dorées qui dansaient une valse lente, presque hypnotique. Déa avait du mal à se concentrer. Son esprit était comme engourdi et ses pensées lui paraissaient lentes et stupides. Elle aurait voulu rester là toute sa vie, à contempler les yeux de Fanelle.
- J’aurais préféré pouvoir faire disparaître ces stupides taches de rousseur, ragea Fanelle alors que ses yeux retrouvaient leur teinte habituelle.
- Je les aime bien moi, répondit Déa avec un sourire. Le bleu te va bien aussi.
- Merci.
La voix d’Anita, trois étages plus bas, retentit dans la cour extérieure et chassa les dernières brumes qui somnolaient dans la tête de Déa. Fanelle redressa la tête et referma brutalement la fenêtre, les plongeant à nouveau dans la pénombre.
- Vite, il faut redescendre sinon on va avoir des ennuis !
- J’ai une séance avec Soren.
- Raison de plus.
Elles redescendirent par la petite trappe qui se referma avec un nouveau déclic. Déa laissa Fanelle rejoindre la cuisine et s’assit par terre près de la porte de la salle de simulation. Les paroles de son amie dansaient sous son crâne, entrecoupées par le souvenir du bleu de ses yeux.
14:58 - 30 sept. 2016
Chapitre 9: Soupçons
Il le trouva attablé dans la cuisine, discutant avec Anita. Ils s’interrompirent en le voyant débarquer et Soren sentit l’irritation le gagner. Il fit de son mieux pour afficher un air neutre, de celui qui n’a rien remarqué, et s’assit à côté de Milo. Anita poussa une assiette de galettes dans sa direction et, comme ses cheveux ondulaient légèrement, il en prit un.
- Comment se débrouille Déa ? demanda Milo.
- Bien. Très bien, même. Je vais l’emmener chez l’Artisan, tu nous accompagnes.
Ce n’était pas une demande et Milo poussa un soupir fugace.
- Ce n’est pas un peu tôt ? s’étonna Anita. Ça ne fait que trois jours qu’elle est là.
- J’ai peur que son père ait un sursaut de conscience, expliqua Soren en croquant dans la galette. Son comportement lors de la vente laissait à penser qu’il pourrait regretter son geste. Je ne veux prendre aucun risque. Nous allons reformater sa puce, comme cela, même s’il la cherche, il ne pourra plus rien prouver.
- Pauvre petite. Dire qu’elle a assisté à son propre abandon.
- Les gens sont cruels Anita, ce n’est pas nouveau. Elle n’est pas la première, ni la dernière.
- Mais quand même.
- Elle est toujours aussi maigre, par contre, enchaîna Soren en changeant de sujet. Elle mange bien ?
- Oui, comme les autres. Je remplirais un peu plus son assiette.
- Merci. Je pense qu’un bain chaud en rentrant tout à l’heure ne sera pas de trop. Elle risque d’être un peu secouée. Milo, on se retrouve dans l’entrée.
Soren emporta son biscuit hors de la cuisine et fit semblant de partir d’un pas décidé. Il revint sur ses pas, en faisant le moins de bruit possible et tendit l’oreille.
- Tu lui en as parlé ? demanda Anita à voix basse.
- Non pas encore.
- Ça ne va pas lui plaire. Il risque de s’énerver.
- Je sais. Tant pis. Je n’en peux plus, Anita, je suis fatigué de mentir.
Soren sentit son cœur se figer dans sa poitrine. Les mots qu’il venait de dérober envoyèrent des ondes d’angoisses le long de tous ses nerfs. Instinctivement, il pensa que Milo voulait partir, le quitter, le laisser lui et ses protégés. L’embryon de tristesse qui pesait dans sa poitrine fut rapidement emporté par une vague de colère. Il se redressa d’un coup et enfonça ses ongles dans les paumes de ses mains. Qu’il essaie donc, le petit ingrat, et il verrait qu’on n’abandonnait pas Soren si facilement. Comme tous les autres, il l’avait créé, il lui appartenait. Les épaules raides, il s’éclipsa aussi discrètement que possible.
Milo sentait que quelque chose n’allait pas. Depuis qu’il avait rejoint Déa et Soren dans l’entrée de l’orphelinat, une tension s’était installée entre les deux hommes et planait au-dessus d’eux comme un ciel d’orage. Même Antioche avait haussé un sourcil interrogateur lorsqu’ils avaient traversé sa maison dans un silence tendu. Milo lui avait lancé un regard perdu et avait suivi Soren qui menait la marche, les sourcils froncés et la mine sombre. Il fit signe à Déa de s’approcher, laissant quelques mètres d’avance au marchand.
- Il s’est passé quelque chose à l’entrainement ? demanda-t-il à Déa.
- Non, murmura la petite fille. Il était content, je crois.
- Tu es sûre ?
- Oui, il m’a même félicité.
Milo eut une moue songeuse et fit signe à la fillette de se remettre à marcher. Son cœur martelait contre ses côtes. Peut-être que Soren avait fini par découvrir quelque chose. Ou alors il est simplement préoccupé par cette histoire de don incroyable sur lequel il veut absolument mettre la main, le rassura la voix dans sa tête. Tu as été prudent, il n’y a aucune raison qu’il sache quoique ce soit. Milo prit une grande inspiration et buta dans Déa qui s’était arrêtée devant lui. Il releva la tête, prêt à lui faire une réflexion lorsqu’il croisa le regard de Soren fixé sur lui et qui le vrilla sur place.
- Perdu dans tes pensées ?
- Oui, excuse-moi.
- Peut-être que tu veux les partager avec nous ?
- Elles n’avaient rien d’intéressant, se défendit le jeune homme, le cœur battant la chamade.
- Si tu le dis. En route. Et restez vigilants, tous les deux.
Lorsqu’ils arrivèrent chez l’Artisan, celui-ci fumait une énorme pipe d’onyx en trafiquant les dieux savaient quoi sur son vieil ordinateur. Milo était toujours impressionné de voir les miracles que le géant pouvait accomplir avec cette vieille bécane préhistorique. Elle était installée dans une pièce minuscule, sous la scène où se déroulaient les ventes, et était bardée de câbles et de routeurs antiques qui émettaient des bips stridents. Des voyants lumineux clignotaient dans la lumière fade de la seule ampoule. Des machines de son invention traînaient çà et là sur des tables ou s’échouaient au sol dans un capharnaüm sans nom. Une atmosphère oppressante planait sur les lieux. L’Artisan releva son visage broussailleux vers eux et son regard se posa sur la petite Déa. Milo se souvenait encore de son premier passage chez le faussaire. Il pouvait encore sentir son regard dur le décortiquer, l’analyser, le jauger et finalement le classer dans une catégorie dont il ignorait tout. Il avait quatorze ans à l’époque, et il avait été terrorisé. Devant lui, Déa ne frémit même pas. Elle soutint l’examen de l’Artisan de ses yeux gris, comme si elle attendait juste qu’une mouche finisse par se poser et arrêta de bourdonner autour d’elle. Un sourire fendit la barbe du géant qui éclata de rire en se tapant le genou d’une main.
- Elle me plait celle-là, rugit-il. Où tu l’as trouvé déjà ?
- Au huitième.
- Hum, c’est bien. T’as quel âge, petite ?
- Dix ans. Je ne suis pas petite.
L’Artisan se leva et déploya son mètre quatre-vingt-quinze au-dessus de Déa. Milo recula d’un pas.
- T’es rien qu’un moucheron, regarde-toi.
Milo admira l’aplomb de la fillette qui se contenta d’hausser les épaules.
- T’es toujours là, toi ?
- Euh… oui, répondit Milo, en comprenant qu’on s’adressait à lui.
- Bizarre, je pensais que tu te serais déjà fait la malle.
Soren fit volteface pour scruter Milo et ce dernier sentit le poids de ses interrogations peser sur lui. Il décida d’imiter Déa et haussa à son tour les épaules en signe d’ennui. L’Artisan lui décocha un regard perplexe avant de se désintéresser de lui. Lorsque Soren se retourna aussi en direction de Déa, le jeune homme ne put retenir un soupir de soulagement.
Ils laissèrent Déa avec l’Artisan, qui l’installa sur une petite chaise face à lui. Il plaça la main au-dessus de laquelle se trouvait la puce de la petite fille dans un tube qui se referma sur sa peau comme une pince. Milo pouvait lire l’inquiétude sur son petit visage. Elle tentait de paraître forte mais elle n’en menait pas large. Vu de l’extérieur, on avait l’impression que son bras était amputé à mi-chemin entre le coude et le poignet. Il se garda de la prévenir que cela serait douloureux, c’était inutile. La douleur serait, de toute manière, bien pire que tout ce qu’il pourrait lui dire. La porte se referma sur les yeux inquiets de Déa et Milo s’assit sur les marches qui menaient à l’étage supérieur. Il regardait sans le voir Soren faire les cents pas.
- Elle va très bien s’en sortir, tenta-t-il de le rassurer.
- Je sais. Ce n’est pas ça qui m’inquiète.
Milo ouvrit de grands yeux surpris. Décidément, il ne cernerait jamais le marchand. Il n’avait jamais pu lire ses intentions, ni sur son visage si à travers ses actions. Il était capable de s’inquiéter pour des détails qui lui paraissaient totalement hors de propos et balayer d’un revers de main des problèmes qui auraient causés des insomnies à toute personne saine d’esprit. Il traitait ses gamins comme des esclaves la moitié du temps et comme des ennuis l’autre moitié. Il les tançait quand ils faisaient de leur mieux et quand ils ne travaillaient pas assez à son goût mais laisser échapper une parole réconfortante lorsqu’ils s’y attendaient le moins. Soren et sa logique tordue restaient un mystère. L’aiguillon de la peur revint titiller son estomac. Il déglutit et demanda avec précaution :
- Ah bon ? C’est quoi alors ?
- Il faut que je retourne aux Arènes.
- Quand ?
- Dès qu’on aura fini ici.
- Attends, de quoi tu parles ? Tu ne peux pas emmener Déa là-bas, elle est beaucoup trop jeune ! Et tu ne peux pas non plus y aller seul, c’est bien trop dangereux. Tu sais qu’ils n’attendent que ça pour te tomber dessus.
Milo réfléchissait à toute allure. Soren était soit devenu fou, soit suicidaire. Il avait trop d’ennemis pour se permettre de se balader seul dans un endroit aussi mal famé et facile d’accès que les Arcades.
- Je ne peux pas laisser passer cette chance. Imagine que quelqu’un d’autre lui mette la main dessus ? Hors de question !
Le marchand était agité, comme sous l’emprise d’une forte fièvre. Il gesticulait dans tous les sens, incapable de rester immobile plus de quelques secondes. De l’autre côté de la porte, le premier cri de Déa retentit.
- Nous devons la ramener. Sa sécurité est prioritaire, tenta de le raison Milo. Elle est notre dernière protégée…
- Notre ?
- Bien sûr ! Bon sang, mais à quoi tu joues ?! s’énerva le jeune homme en se levant d’un bond.
- Je ne sais pas, à toi de me le dire, répondit Soren en baissant la voix.
Pris au dépourvu, Milo ouvrit la bouche pour répondre mais les hurlements de Déa gagnèrent en intensité, coupant cours à leur dispute. Soren fit claquer sa langue et se remit à faire des ronds tandis que Milo se rasseyait sur les marches de béton gelées.
- Tu vas la ramener à Anita, finit par dire Soren sans le regarder. Je vais aller aux Arcades et tu m’enverras Roche.
Milo sentit une pointe de jalousie lui comprimer le cœur. Le marchand ne lui avait même pas demandé de le rejoindre, il avait d’office choisi Roche comme protecteur. Pendant une seconde, il envisagea de le lui faire remarquer mais l’expression fermée de son compagnon l’en dissuada. Il ravala sa déception et acquiesça en silence.
Au bout de ce qui lui parut une éternité, la souffrance de Déa prit fin. Sa petite voix éraillée s’éteignit et la porte s’ouvrit pour dévoiler l’immense silhouette de l’Artisan. Il portait la petite fille dans ses bras, évanouie d’avoir tant crié. Milo se précipita pour la récupérer.
- C’est une bonne petite, elle a bien lutté, dit l’Artisan. Prend soin d’elle.
- Merci, bredouilla Milo en serrant l’enfant dans ses bras. Je vais la ramener.
- Toi, dit le géant à Soren, entre. Nous devons parler affaire.
Sans un mot, Soren suivit le faussaire et claqua la porte derrière eux. Un mauvais pressentiment enveloppa Milo tandis qu’il quittait l’antre de l’Artisan pour ramener une Déa inconsciente à l’orphelinat.
15:19 - 4 oct. 2016
Chapitre 10: Traque
- Attend ! Cette petite, tu vas en faire quoi ?
- La même chose que les autres. Pourquoi ça t’intéresse ? demanda le marchand en haussant un sourcil circonspect.
Il était rare que l’Artisan se soucie d’autre chose que de ses propres intérêts. Décidément, cette gamine faisait son petit effet. Peut-être qu’il devrait la garder avec lui, finalement. Enfin, si elle se montrait à la hauteur de ses attentes, bien sûr. Voyant que le géant ne répondait pas, Soren se rapprocha de la table.
- Alors ? Tu veux me faire une offre ?
- Non, elle est trop jeune. Mais tu devrais faire attention.
- A quoi ?
- A elle. Quand la rumeur de son potentiel se répandra, ils seront tous sur ton dos.
- Ils sont déjà tous sur mon dos.
L’Artisan poussa un grognement agacé. Soren lui rendit un sourire enjoué qui ne monta pas jusqu’à ses yeux et laissa le faussaire seul dans son petit atelier de torture. Des avertissements, il en avait reçu toute sa vie. Ne sois pas trop ambitieux. Forge-toi les bonnes amitiés. Apprend ta place. Reste dans ton niveau. Vend ton pouvoir au plus offrant, et reste loyal. Il contracta sa mâchoire en remontant les escaliers et en dépassant la scène. Ils étaient peu nombreux à connaitre la nature exacte de son pouvoir et Soren savait, que s’il avait repéré quelqu’un avec un don similaire, il l’aurait fait monter sur cette même scène sans aucun scrupule. Il avait fallu manœuvrer, mentir, dissimuler tout sa vie durant ce qu’il était et ce qu’il pouvait faire. Et maintenant qu’il avait enfin réussi, qu’il avait de l’argent et des relations, maintenant il faisait désordre et on voulait lui faire payer cette réussite jugé imméritée. Un rictus étira ses lèvres fines. Il descendit les escaliers branlants de la plateforme et s’empressa de quitter l’entrepôt clandestin. Il en avait sa claque des avertissements et il avait un monstre à chasser.
Comme toujours, les Arcades bruissaient de monde. Les premiers combats commençaient et la peau du marchand le picotait faiblement. Soren s’installa en retrait de la petite scène sur laquelle on présentait les combattants en mal de mécène. Il eut une pensée fugace pour l’Artisan. Autre scène, autres tractations. Les candidats défilaient dans une ambiance morose. Soren commanda un whisky reconstitué et se mit à guetter. L’épiderme à l’affut, attentif à chaque sensation qui parcourrait sa peau. Malgré sa concentration, il sentait les regards sur lui, captait son nom murmuré à la va-vite. Il avait l’habitude, et ne s’en formalisa pas.
Au bout d’un moment, il quitta sa table et se mit à errer entre les cages. Il examina d’un œil connaisseur une femme, dont les ongles s’allongeaient comme des aiguilles, qui s’acharnait à essayer de crever les yeux de son adversaire. Il paria quelques pièces sur elle, pour la forme. Soudain un flash de douleur le fit tituber. Il suffoqua, se retenant de griffer son cou jusqu’au sang, les mains paralysées. Tout son corps était en feu. Chaque centimètre carré de sa peau le brûlait avec hargne. Il battit des cils, le souffle coupé par la douleur, tenta de relever la tête. Ce simple geste envoya une onde de souffrance le long de sa colonne vertébrale et fit exploser ses nerfs optiques. Il se figea, comme si l’immobilité pouvait réduire l’intensité de la douleur. Dans ce maelström de sensations, une pensée limpide fusa. Il était là. Soren retint un gémissement et expira l’air qui semblait gelé dans ses poumons, lui arrachant un sifflement aigu. Il leva les yeux et la douleur s’évanouit, le laissant avec des tressautements incontrôlables dans les mains et les bras. Il prit plusieurs grandes inspirations pour calmer son cœur affolé et balaya la pièce des yeux. Il guetta un signe, une attitude suspecte mais ne vit rien qui le mit sur la piste de celui qu’il cherchait. Pourtant, la douleur avait été si puissante que l’inconnu devait se trouver tout proche. Il tourna sur lui-même, comme pris de panique mais les vertiges qui l’assaillaient étaient de plus en plus violents. Le cœur au bord des lèvres, Soren se força à l’immobilité, il devait réfléchir. Visiblement, la personne qui portait ce don extraordinairement puissant ne s’en servait que sporadiquement. Ce n’était donc pas un combattant. Un parieur ? Un touriste ?
Un cri interrompit son chapelet de questions mentales. Malgré ses muscles encore choqués, Soren se dirigea immédiatement vers la source du bruit. Il n’eut que quelques pas à faire pour trouver un homme appelant à l’aide, penché sur une silhouette familière. Allongé au sol, Brett se vidait de son sang par une large entaille à l’abdomen, les yeux écarquillés. Son regard terrifié se posa sur le marchand et il cligna plusieurs fois des yeux dans sa direction. Une petite foule s’était formée autour du malheureux sans pour autant s’approcher ou lui venir en aide. Chacun ses problèmes, disait-on dans la Sangle.
- Aidez-moi, demanda l’homme qui comprimait la blessure.
- Que s’est-il passé ? demanda Soren à l’homme qui tentait d’endiguer le flot carmin qui s’écoulait de la blessure.
- J’en sais rien. Je passais juste et tout d’un coup, il a hurlé. Bordel, ça s’arrête pas…
- Il faut appuyer plus fort sur la plaie. Il était tout seul ?
- Mais j’en sais rien moi ! Aidez-moi au lieu de bavasser, espèce d’abruti !
Soren retint une injure et se pencha vers Brett qui respirait en émettant des gargouillis immondes et bavait du sang. Il joignit avec dégout ses mains à celle du bon samaritain. Brett le regardait comme un enfant qui voit sa mère pour la dernière fois. Des bulles d’air éclatèrent sur son menton. Il suppliait du bout des cils. Soren inclina la tête, tout en pressant de toutes ses forces. Brett gémit et murmura quelque chose que Soren ne saisit pas. Il se pencha un peu plus, juste à temps pour saisir les derniers mots du mourant : « la salope ». Brett eut un soubresaut et retomba au sol, le visage crispé dans une ultime expression de souffrance.
Soren se redressa vivement. L’autre homme s’acharnait toujours sur la blessure du malheureux.
- C’est fini, dit simplement Soren en se relevant.
La foule s’écarta pour le laisser passer. Il s’éloigna du vacarme, les pensées emmêlées. Une femme, l’inconnu au don prodigieux était une femme. Une pointe de déception le traversa. Il ne pourrait jamais travailler avec une adulte, c’était trop tard. Il jeta un coup d’œil au corps sans vie de Brett et un sourire illumina son visage. Brett était connu pour aimer les jeunes femmes, très jeunes même. Avec un peu de chance, il s’agissait d’une adolescente. Il leva une main pour la passer dans ses cheveux et remarqua le gant écarlate qui ornait ses doigts. Une moue répugnée brouilla ses traits et il se dirigea vers l’arène la plus proche. Elle était accolée à un mur, alignée avec une rangée d’abreuvoirs pour bestiaux dans lesquels on nettoyait les combattants et les cages.
Il s’avança en tenant ses mains poisseuses devant lui pour que les gens s’écartent et atteignit sans encombre les lavabos de fortune. L’eau glacée gicla et entraîna le sang avec elle dans un filet rubis. Soren suivit la trace des yeux tout en frottant ses mains. L’eau rougie dont il se débarrassait rejoignait un second filet d’eau, rouge lui aussi. Il sentit son cœur rater un battement. Il leva les yeux et c’est là qu’il la vit. Une peau blanche et laiteuse, surmontée d’une tignasse blonde hirsute qui formait des épis, comme si elle avait coupé ses cheveux sans miroir. Elle ne devait pas avoir plus de seize ou dix-sept ans. Elle raclait la paume de sa main à l’aide de ses ongles pour désincruster le sang qui avait commencé à sécher. Sans attendre, il se jeta en avant et agrippa son bras. Elle sursauta à son contact et tenta de reculer mais il resserra sa prise sur son poignet. Elle roula des yeux, paniquée, et la douleur explosa le long du bras de Soren. Elle modulait mais rien ne se passait. Au milieu des spasmes qui le secouaient, Soren esquissa un sourire triomphant. Il l’avait trouvé. Elle hoqueta, tentant de le faire lâcher prise en le griffant de ses ongles sales. Malheureusement pour elle, la douleur que ressentait déjà Soren était telle que ses doigts étaient bloqués autour de son poignet. Même s’il l’avait voulu, Soren aurait été incapable de la relâcher. Au bout de quelques secondes, elle sembla se calmer, voyant qu’il ne bougeait pas et la souffrance reflua lentement. Elle pencha la tête sur le côté et Soren put admirer ses yeux d’un vert trouble, plus clair autour de l’iris. Un regard de bête traqué, qui s’écarquilla d’horreur lorsqu’ils tombèrent sur le visage du marchand.
- C’est impossible, balbutia la jeune fille. Vous êtes mort !
Le marchand haussa les sourcils, surpris, interdit. Sa main libre battait l’air autour d’elle et s’arrêta sur le robinet rouillé. Soren eut à nouveau l’impression que son corps s’ouvrait en deux. Des larmes perlèrent sur ses joues tandis qu’il se recroquevillait sur lui-même tout en luttant pour maintenir sa prise sur elle. Il releva sa tête douloureuse juste à temps pour voir la fine lame s’abattre sur son bras.