Histoires Courtes [Projet Bradbury]
Les textes du projet Bradbury de Caracole
Travaux en cours
NOTE : Je vais suivre les même thèmes que s'est imposé Petrichor (ça me permettra de sortir un peu des thèmes que j'affectionne trop aisément et me sortir de ma petite zone de confort !)
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Semaine 1 : La pluie (1761 mots)
Nos bottes crissaient sur le sol en chuintant et régurgitant tout ce qu’elles avaient avalé des tranchées. Nos empreintes, visibles à tire-larigot, traçaient un chemin de Petit Poucet dans la terre ramollie. Chaque goutte venait résonner dans mes oreilles, se réverbérant sur mon casque en tonitruant. Qu’est-ce que je détestais la pluie. J’apprenais à la haïr depuis le premier jour. Elle s’infiltrait dans nos vêtements, coulait le long du canon pour nous tremper les doigts de ses filaments glacés. Quand ça nous les figeait pas, l’arme glissait dans nos mains, instable. Il fallait garder la tête baissée, sous peine de voir l’eau nous tomber sur la gueule, dans les yeux. « Se battre sous la pluie, c’est la merde ! » Tels avaient été les mots de Jacques lorsque la première averse de septembre nous tomba sur le râble. Il avait pas tort, Jacques. Un mec malin, mais pas assez pour éviter un obus.
On escaladait la pente de la saillie qui menait à Douaumont. Nivelle voulait le récupérer à tout prix et renvoyer les boches dans leur cahute. J’étais crevé, j’avais froid, je sentais plus mon corps flasque. Mais les ordres, c’était les ordres. Ce qui y a de bien, avec la guerre, c’est qu’on connaît enfin l’enfer. On nous en parlait depuis tout petit, on nous menaçait avec, mais il suffisait de nous envoyer ici. Verdun, c’était le cœur, les flammes, c’était la bouillasse qui nous chauffait à blanc, nous agrippait par les mollets et nous avalait par paquet de cent.
J’ai resserré l’étau sur mon fusil et j’ai continué d’avancer, prudemment. Derrière, je pouvais encore voir le reste de ma compagnie sortir difficilement de la tranchée. J’avais mis le pied dans le champ depuis cinq minutes que, déjà, j’avais l’impression d’avoir couru un marathon. A côté de moi, les potes en menaient pas large. On savait ce qui nous attendait, comme à chaque sortie et on se chiaient dessus par avance. Le calme plat allait bientôt laisser place au déluge du Diable, ce dernier tirant au sort ceux qui resteraient sur le carreau. Jean, à ma droite, a trébuché contre une saleté de caillasse. Il est parti en avant, les bras pédalant dans l’air comme un oiseau avant son envolée, pour finalement se stabiliser et éviter la chute. La tension est retombée. S’il avait atterri dans un trou, pas sûr qu’il se soit relevé.
L’avantage, quand on est un gars du coin, c’est qu’on connaît le terrain. Sauf que le terrain, il avait disparu. Plus de forêts, plus de vallons, les arbres s’étaient allongés face à l’artillerie des salauds d’en face et on avait fait de même, sans se poser de question. On marchait désormais au milieu d’une succession de trous, de gouffres, ça nous faisait les pattes à descendre et monter comme des malades pour espérer gagner cent mètres qu’on perdrait demain. Ma chaussure a glissé et je me suis retrouvé le cul par terre, emporté dans un énième trou d’obus. C’est André qui m’a chopé par le col et m’a tiré à m’en étrangler le gueuleton pour me ramener plus haut.
« Merci, vieux », lui di-je en postillonnant toute la flotte accumulée dans ma moustache. Un signe de tête, je me relève et on repart. On parlait peu, pour quoi faire ? On déliait nos langues le soir, dans les rues faites de gadoue qu’on avait construite, inlassablement, depuis des mois. Mais sur le terrain, on avait bien trop à penser. La pluie s’intensifia, bientôt on verrait plus à vingt mètres. Autour, les gars avançaient en cadence, tant bien que mal. Plusieurs glissaient, trébuchaient. Mais on essayait de se relever, toujours. C’était ça ou la flinguette.
On était en pleine marche forcée, comme ça, à l’aveuglette, quand un éclair a zébré le ciel. J’ai levé la tête, recevant une avalanche de gouttes qui vinrent me fouetter la face en ricanant. Puis j’ai vu cette ombre ailée, suivie d’une centaine d’autres, qui rampaient sur le tapis nuageux dans notre direction. Mon cœur s’est serré et j’ai hurlé de toutes mes forces, à m’en déchirer la cage thoracique.
« ÇA VA FLOTTER !
_ Sans blagues… ricana Jean, à côté de moi.
_ À TERRE, ÇA VA FLOTTER, ABRUTI ! »
Déjà, les chefs d’escouade relayaient l’info et les soldats s’écrasaient au sol. Bien trop tard. J’ai à peine eu le temps de choper Jean par le col que les sifflements vinrent caresser nos oreilles. Ces putes s’arrêtèrent pour laisser place à un vacarme du diable, le sol tremblant et s’égosillant sous nos pieds. La terre hurlait. Nous aussi. Les obus vinrent percuter le sol en explosant dans un feu d’artifice assourdissant ; on était aux premières loges.
Je savais déjà plus si c’était de la terre ou du sang qui s’envolait de tous les côtés, des bras et des jambes comme autant de bois morts et de rochers explosés. Je me suis jeté comme un dément dans le premier trou que j’ai trouvé en emportant Jean avec moi, atterrissant sur des copains déjà là. Ils nous ont accueillis comme toujours, en nous chopant par le manteau et en nous plaquant au milieu d’eux. On était les uns sur les autres, empilés comme des cadavres en sursis, prêts à être avalés par la terre qui nous entourait et s’élevait partout. Paraît que la foudre tombe jamais deux fois au même endroit. Les obus, c’est pareil. Du moins, c’est ce qu’on se répétait à longueur de temps, sait-on jamais. Déjà, les litres de pluie qui tombait depuis ce matin avaient commencé à se tasser au fond des nids d’autruche et des trous dans lesquels on se planquait. Ici, on avait le cul trempé et parlons pas des pieds.
De notre trou, on avait une vue imprenable sur le spectacle. Pire qu’au cinéma, qu’on était, assis sur nos culs et les yeux rivés vers l’écran blanc, zébré de traits fins et moins fins. Les obus coulaient du ciel, accompagnant la mélodie de l’automne qui faisait loi depuis maintenant trois jours d’affilée. Trois jours, qu’est-ce que c’était, face aux Allemands qui donnaient le « la » depuis deux ans ? Cela dit, je crois que je préférais être ici que sur la Côte 304 ou au Mort-Homme. Quitte à choisir un enfer, autant être en plein air. Pour ceux de la Côte, y avait que les trous et rien d’autre. Au moins, ici, on crevait tout pareil, mais on se dégourdissait les panards.
À côté de moi, les ordres fusèrent, on entendit les mêmes chez les voisins ; se lever et avancer. Ce qui revenait à dire ; se lever et reculer. On les connaissait, les avancées. Mais les ordres étaient les ordres, toujours, et faudrait pas énerver Magin. Avec les copains on s’est tiré mutuellement du trou, échelle humaine qui se marchait dessus, se recouvrait de boue et crapahutait comme des cafards pour fuir les chiottes dans lesquelles ils s’étaient enfoncés. Au-dessus, le ciel tombait toujours sur nos crânes, ça explosait dans tous les sens, le vieux barbu nous martelait le dos en espérant nous coucher une bonne fois pour toutes. Alors on forçait, on tirait, on grinçait des dents et les jambes avançaient, enfin. J’avais toujours le cœur qui bastonnait ma poitrine et l’estomac noué, la pluie qui tambourinait et les trous qui continuaient de naître de-ci, de-là, emportant à leur arrivée un ou deux de mes potes. On y arrivait, enfin, près du Fort. L’allait falloir serrer sec si on voulait le récupérer.
L’enfoiré nous dominait légèrement, comme pour nous prouver qu’on était que des souris. Le grand manitou ordonna l’assaut, les avions étant passés, quand une nouvelle pluie, horizontale, nous tomba soudain sur le râble. J’ai à peine eu le temps de me planquer derrière un rocher qui faisait la moitié de mon corps qu’une spirale infernale plongea sur nous. Le jaune, le rouge, l’enfer qui fusait dans tous les sens et explosait le bide de mes camarades encore debout. Les Allemands savaient user de leur mitraille et nous on savait servir de festin. Le reste ne fut que souvenirs flous, odeurs de brûlé et bruits de corps qu’on perce, qu’on déchire, qu’on mitraille et qu’on écrase, en veux-tu en voilà, du boyau en guirlande dans les arbres et des cris comme fanfare nationale. On a déferlé par centaine, par milliers, on a crevé tout autant. J’ai pu retrouver Jean, au pied de Douaumont, le bide à l’air. La chaleur qui en émanait s’était évaporée avec la pluie glacée qui transformait les environs en pataugeoire. J’ai dégueulé tout ce que j’avais pas mangé et je me suis collé à la muraille du Fort. Autour, les gars hurlaient, couraient, escaladaient et balançaient leurs grenades par-dessus les murailles, espérant que leurs graines aillent se coller au dos et à la gueule des boches.
On s’est frotté aux Allemands pendant ce qu’il m’a paru être des heures et des heures… Étonnamment, j’ai pas eu le même destin que mes copains. On a pénétré l’enceinte du Fort comme une coulée de rats hurlants et crachant, se déversant dans la cour sans discontinuer. J’ai appuyé sur la gâchette de mon fusil, je sais plus combien de fois. Un à un, les casqués d’en face ont fini ventre à terre. Une peinture rouge recouvrait les murs des bâtiments, le sol était visqueux et on entendait plus que la respiration, saccadée, défaite, des soldats présents. Et la pluie, évidemment. Cette pluie qui martelait le sol et nos vêtements sans discontinuer. Les ordres étant toujours les ordres, on s’est installé dans le Fort. Les cadavres furent balancés comme des sacs de patates – quoi qu’à l’heure actuelle, on aurait été bien plus délicat avec de sacs de patates qu’avec les morts environnants. On a péniblement repris nos droits dans Douaumont, pour combien de temps ? Je me suis traîné sur l’un des contreforts et j’ai ouvert ma gourde. Ma main tremblait depuis mon premier jour de poilu ; aujourd’hui ferait pas exception. J’ai avalé goulûment de quoi laver mon estomac vide et j’ai observé une dernière fois les collines environnantes.
Au-dessus de moi, la pluie fine me recouvrait. Elle coulait le long du Fort, se déversait sur la terre et remplissait les trous pour en faire des piscines à ciel ouvert. Demain, le terrain serait toujours aussi cabossé, mais la flotte aurait lavé toutes les traces de la bataille dans une pudeur hypocrite. Plus d’empreintes, plus de sang, plus rien. Y aurait que les cadavres, tranquilles, qui serviraient de balises en guise de témoignage. J’espère qu’il pleuvra pas demain. Je déteste la pluie.
11:47 - 3 févr. 2019
Semaine 2 : Un Choix décisif (18 147 mots)
NOTE : Le thème de la semaine ne m'inspirait absolument pas. J'avais beaucoup de mal à trouver un sujet vraiment passionnant à raconter, aussi je vous propose aujourd'hui un récit... à choix. Au fil de la lecture, vous aurez l'opportunité de prendre les décisions avec le personnage principal et, ainsi, orienter le récit.
J'aurais aimé constituer un plus grand panel de choix, aller jusqu'à avoir la possibilité d'orienter les dialogues (et du coup des dialogues plus travaillés...) mais le travail n'aurait jamais été achevé en une semaine... Aussi, le résultat ne me convient pas entièrement mais je me suis au moins amusé à le construire et le rédiger. J'aurais encore pu prendre la journée pour faire d'autres modifications mais, comme on dit, parfois il faut savoir lâcher le bébé. (On dit ça, pas vrai ?)
D'ailleurs, je rajouterais que, lors de votre retour, n'hésitez pas à préciser quelles parties du récit vous avez lu, quels choix vous avez effectués, afin que je puisse cibler les critiques (positives ou négatives) que vous me livrerez. Merci !
Bonne lecture !
Un Choix décisif
Ses cheveux blonds lui tombaient sur le visage et il semblait supporter le poids de son sac à dos depuis trop longtemps. La culpabilité devait appuyer sur ses épaules comme il avait appuyé sur celles de ma fille. Rien que d’y penser, une colère sourde grimpa en moi et je ne pus retenir mes larmes. Je l’imaginais, lui. J’imaginais ma fille, apeurée, le visage appuyé contre le sol, suffocante et impuissante. Un tremblement me parcourut et de longues sueurs froides coulèrent le long de mon dos. Ressaisis-toi, putain ! C’était la fin de l’après-midi, il faisait déjà nuit et j’avais foutu le chauffage de ma voiture à fond pour me réchauffer. Malgré tout, mon cœur était gelé.
Le gamin avait son âge, ils traînaient dans le même bahut. Il avait profité de la fête qui avait eu lieu quelques jours plus tôt pour effectuer son méfait, elle m’avait tout raconté. Presque tout, l’essentiel, ça m’avait suffit. Et il était là, marchant tranquillement dans la rue pour rentrer chez lui. Je ne le connaissais pas, mais tout en lui me révulsait. Son sourire, son air détaché et suffisant, sa tête de premier de la classe à qui rien n’arrive et n’arriverait jamais, le gosse de riche dans sa tour d’ivoire, à l’étage d’une maison bien trop spacieuse pour mon maigre salaire.
J’ai inspiré profondément, ma main tremblait. Il approchait dangereusement du portail de ses parents. Je devais agir, maintenant ou jamais. Je devais choisir, entre faire de cette nuit un tournant ou rentrer mes épaules, prendre le chemin du retour la queue entre les jambes et vivre pour voir ma fille, honteuse, souillée et dépressive jusqu’à la fin. Je devais choisir entre faire justice moi-même ou attendre une police débordée et désintéressée, attendre des années un procès qui nous coûterait, sommes toutes, bien plus à nous qu’à lui. Ou, du moins, qu’à ses parents.
J’avais la main sur la poignée. Lui sortait un trousseau de clés de sa poche, à l’ombre de sa haie. 5… Mon cœur qui bat. 4… Mon sang qui tonne. 3… La respiration du gosse et son halo de glace en cette semaine de décembre. 2… Les clés sur le contact qui n’attendent qu’à le redémarrer. 1… Le violeur de ma gamine qui sifflote en ouvrant son portail.
> J’ouvre ma portière et je me jette sur lui. La vengeance, je l’ai dans la peau et il l’aura bientôt sur son visage, lui hurlant la douleur que ma fille a vécue. (voir 101)
> Je démarre ma voiture, mon cœur tremble, l’idée même d’atteindre à la vie d’un être humain m’angoisse. Je me vengerais, c’est promis… mais dans les règles. (voir 102)
101 :
Un soupire, c’était fait. Je pouvais plus revenir en arrière. Dans sa maison, tout était noir, aucune lumière. Il n’était pas tard, il devait y avoir personne à l’intérieur. J’ai nerveusement regardé en direction des voisins. Personne aux fenêtres, du moins je l’espérais. Je suis rentré dans la voiture et j’ai enfin remis le contact. Ma voiture a vrombi et les phares ont éclairé la nuit. Je savais où je devais aller. Le plan était lancé. Lancé, Théo. Tu dois aller jusqu’au bout, désormais.
Je suis donc partie en direction du Sud. Là-bas, la maison de ma mère, totalement vide et peu entretenue, serait une planque en or. La chambre serait témoin de la justice. MA justice. J’ai roulé pendant dix bonnes minutes, puis j’ai aperçu des silhouettes au bord de la route et… une voiture de police.
> Aucune raison qu’ils m’arrêtent. Je trace, j’ai encore dix minutes de route. J’y serais bientôt, si tout se passe bien. (voir 103)
> Ils vont m’arrêter, c’est évident. Je dois faire demi-tour maintenant, avant qu’il ne soit trop tard. Aucune rue perpendiculaire, va falloir la jouer à l’arrache. Tant pis, mais c’est ça ou la prison. (voir 104)
102 :
J’ai balancé mon manteau sur le canapé, me suis dirigé dans la cuisine et j’ai pris une bière. La fraîcheur de la boisson fut comme un électrochoc. C’était froid, amer, mais ça me remettait les idées en place. Je ne pouvais pas me permettre d’aller en prison, je devais être là et soutenir ma fille. C’était mon rôle de père, ce fut toujours le cas et ça le sera encore dans trente ans, si tout va bien…
Louise m’avait entendu rentrer. Quand je suis revenu dans le salon, elle m’attendait dans le canapé à côté de mon manteau. J’ai affiché un sourire pataud avant de foutre le manteau sur le dossier et de m’assoir en soupirant dans le canapé, qui m’avala instantanément. Je me sentais bien, assis là, les yeux fixés sur ma télé éteinte, ma table basse, mes tableaux, ma bière… Mon foyer. Ma fille me regardait avec un air attristé, je lui ai caressé la joue comme je le faisais souvent pour la rassurer ou la faire sourire et j’ai bu une gorgée de bière.
« T’en veux ? lui dis-je.
_ Non merci, papa.
_ T’es pas au lit ?
_ Non… »
Nouvelle gorgée, nouvelle question. Elle n’allait pas bien, mais comment le pouvait-elle ? Tout ce qu’elle m’avait confié revint soudain en mon esprit et j’ai pas pu empêcher les larmes de couler. Ma petite fille, ma petite Louise, si douce, souriante, fragile et forte à la fois. Brisée, en une nuit. Elle s’est collée contre moi et m’a fait un câlin. Elle pleurait, elle aussi.
« Comment je vais faire, papa ? »
Sa question eut l’effet d’un coup de poignard en plein cœur. Oui, comment allait-elle faire, désormais ? J’ai pris le temps de la réflexion, laissant mes larmes couler sur mes joues et laissant les siennes perler sur mon tee-shirt. C’est fou, car ça a beau être ma fille qui s’est fait violer, je ressens un vide infini, un trou noir qui grandit dans mon ventre et m’avale, petit à petit.
« Tu vas faire comme ce que ta mère t’aurait dit de faire ; tu vas te battre et tu vas apprendre. Réapprendre, tout. Te reconstruire, petit à petit. Tu vas y arriver.
_ Maman n’a pas réussi ».
Vlan, prends-toi ça. Elle était même pas en âge de parler lorsque sa mère s’est ouvert les veines dans la salle de bain, pourtant elle s’est construite là-dessus. Enlevez-leur un parent et les gosses sont paumés.
« Oui, mais tu es bien plus forte que maman. Et je serais là, toujours. Tu le sais.
_ Et par rapport à Simon ? »
Cette ordure… Il doit payer, c’est certain. Mais quel sera le rôle de ma fille dans l’affaire..?
> Il faut qu’elle s’endurcisse. Demain, nous irons à la police et elle déposera plainte. Ce sera dur, mais ça doit être fait. Il faut que cet enfoiré paie, qu’on se venge. D’une manière ou d’une autre, le traîner dans la boue et l’y étouffer pour ne plus jamais le revoir, l’entendre. (voir 105)
> Se battre, est-ce vraiment une solution ? Ne va-t-elle pas s’y brûler les ailes, elle qui n’a déjà plus que quelques plumes sur le dos ? Elle doit se reposer, coûte que coûte. Positiver, apprendre à pardonner. On déménagera, tant pis. Je trouverais un autre boulot et, peu à peu, elle se reconstruira. (voir 106)
103 :
> Tant pis pour les flics, s’ils m’arrêtent maintenant je suis grillé. Définitivement. Je ne peux pas abandonner Louise, je peux juste pas. Que ferait-elle sans père ?! La voie d’en face est libre, un coup de volant. Juste un coup de volant, je double l’agent et j’accélère comme un décérébré, je trace, je fuis, je m’envole à travers les quartiers à « vitesse grand V » et je me planque. (voir 107)
> Calme-toi, garçon. Ralentis, gare-toi sagement. Ils n’ont aucune raison d’ouvrir ton putain de coffre. Allez, inspire, expire, respire quoi ! Tout va bien aller, t’as ta bonne étoile, tu l’as toujours eue. Ils sont trois, ils se les caillent, ils vont faire ça vite. (voir 108)
104 :
oui, c’est bien une sirène que j’entends. Je balance mon regard dans mon rétro, derrière moi une voiture de police, LA voiture de police, me suit. Gyrophare allumé, elle crache tout ce qu’elle a pour me faire signe de m’arrêter. Appels de phares, lumières colorées, klaxons… Je continue de rouler et eux continuent de s’énerver. J’ai pas trente-six solutions. Soit je m’arrête et tant pis, soit je trace, je roule, j’enchaîne, je fuis jusqu’à l’autre bout de la ville en tentant vainement de les semer. Continuer le plan. Et devenir un monstre.
> Sois raisonnable, abruti. Plus tu feras la forte tête et plus tu prendras perpète. Bon, tu te gares, tu souris à l’agent et t’enchaînes. Essais de baratiner, après tout ça se tente… (voir 109)
> Allez, vole mon gars ! Fuis, toi et ta caisse, planque-toi quelque part et… et réfléchis à la suite, au calme. (voir 110)
105 :
« Il va falloir que tu sois forte, chérie. Vas falloir aller voir les flics.
_ Non, s’il te plaît…
_ Écoute, un viol c’est pas rien, d’acc’ ? Ces connards seront forcés d’entendre, je serais là, avec toi.
_, Mais…
_ Louise, ce… ce salaud, doit payer. Tu comprends ? »
J’essaie de peser chaque mot, être doux et ferme à la fois, ne pas l’effrayer, mais l‘encourager. Ce qui doit être fait sera fait. Il n’y a pas à tergiverser.
« Je sais pas, c’est trop tôt pour moi… je crois… » marmonne-t-elle.
Je soupire et la prends dans mes bras. On est là, tous les deux, à s’étreindre en silence. Il me reste plus qu’elle, elle lui reste plus que moi. On est ensemble et c’est l’important. Elle s’endort cinq minutes plus tard, elle en avait besoin. Je la porte jusqu’à sa chambre, comme quand elle était petite. Mon job d’ouvrier m’aide à m’entretenir parce que sans ça, une ado de dix-sept ans, je n’aurais pas pu la porter aussi longtemps. Je la dépose dans son lit et me dirige vers la cuisine. J’ouvre mécaniquement le placard. La bouteille de whisky.
> La prendre. (voir 111)
> La laisser. (voir 112)
106 :
« On fera comme tu voudras. Je vais pas te forcer à aller porter plainte si t’en as pas envie.
_ Je sais pas si j’en ai envie ou pas, papa.
_ Hmm… Tu sais, la rancœur va te bouffer. Je le sais. Donc que tu portes plainte ou pas, il va falloir que tu essaie de prendre du recul sur tout ça ».
Je tâtonne, cherche mes mots, j’y arrive pas. Elle prend un air offusqué.
« Du recul ?! »
Merde…
« Louise, même s’il est puni, et j’espère qu’il sera puni, ce qui est fait est fait. Il faudra que tu trouves en toi la force de… »
De pardonner ?
«...d’aller de l’avant. Tu comprends ? Et je serais là pour t’y aider, on fera tout ce qui est nécessaire.
_ À la fac, il y a déjà des rumeurs… »
Ses yeux s’humidifient.
« Et bah on déménagera, c’est pas grave. On fera ce qu’il faut. D’accord ? »
Elle hoche la tête et articule un faible merci. Elle m’embrasse sur la joue et va se coucher. J’évacue tout le souffle que j’ai gardé enfermé, en suspens, dans mes poumons. Quelle situation de merde… La vie peut parfois être une belle pute.
Je me lève du canapé et me dirige dans la cuisine. J’ouvre mécaniquement le placard. La bouteille de whisky.
> La prendre. (voir 111)
> La laisser. (voir 112)
107 :
Je grille un feu rouge et je tourne à droite en serrant les dents. Pas de voiture, pas un chat. J’ai jamais eu autant de chance, tout compte fait. Derrière, j’entends la sirène qui se met à me hurler au cul. Ils veulent que je m’arrête… Qu’ils espèrent ! C’est pas pour tout de suite. Je connais le quartier par cœur et je connais les bons plans. Ça va le faire, mec.
Je m’enfonce dans les petites rues et, sans même un regard en arrière, zigzague dans le quartier jusqu’à trouver ce que je cherche. Une impasse, un cul-de-sac… Une planque, la planque, la meilleure que j’aurais jamais, là, maintenant. J’y plonge, je me gare en bordel, j’éteins tout. Le silence s’empare soudainement de la voiture, un silence angoissant, ponctué par la seconde bagnole, celle de la police, qui avance en gerbant son alarme sonore à tue-tête. Je m’enfonce dans mon siège, je m’allonge presque, histoire d’être invisible. Quand ils passeront, il faudra que cette voiture soit vide. Vide et silencieuse.
Je reste là, immobile, pendant des minutes interminables. À travers le rétro, j’aperçois la voiture qui me poursuit traverser le quartier. Je suis immobile. Elle s’arrête devant l’impasse, puis continue sa route. Bingo. T’es un bon, Théo, t’es un bon. Tu vas y arriver.
J’attends une bonne heure que la police se soit lassée et rentre au bercail pour signaler ma plaque, avant de reprendre le volant. Dans le coffre, j’entends le gamin qui frappe des pieds et qui gémit. J’ai envie de lui crier de fermer sa gueule. Cette nuit me tuera, je le sens.
Je démarre et reprends la route. Au bout d’un bon quart d’heure, je rejoins enfin la baraque désaffectée de ma mère. Elle se trouve au milieu d’un immense terrain, îlot de tranquillité dans le quartier résidentiel où elle trône, immobile et vétuste.
Le papier peint a été entièrement enlevé, le parquet est rayé et tâché, il y a du plâtre partout. Ça fait des mois que je comptais faire les travaux, mais mes factures en ont décidé autrement. Je traîne le gamin dans les escaliers. Il se débat bien, le petit con, il rechigne à monter. Ma patience est rapidement consumée. Je lui agrippe sa face de rat et je le secoue, là, entre deux marches. Il gémit, je lui fous une torgnole. Je ne me reconnais plus tellement, ce soir. Je suis un autre homme, transformé, moi le « nounours » je suis devenu un ogre. Mais quel parent peut m’en blâmer ? Pas après ce qu’il a fait.
Je le balance au sol et le traîne comme dans la chambre, à l’étage. Il gémit de plus belle tandis que son dos, son cul, ses jambes, son corps entier se frottent à chaque marche qui nous conduit vers le premier étage. Tant pis pour toi, ma fille aussi a hurlé quand tu l’as violé.
Je balance le paquet sur la chaise qui trône au milieu de la pièce. Elle l’attend depuis trois jours. Trois jours où je l’ai observé, mémorisé ses habitudes, préparé le terrain. Je lui enlève son bâillon, désormais humide de bave et de larmes. Dégueulasse.
« Pourquoi t’as violé ma fille ? »
La question, je l’ai posée avec ma voix sourde, rocailleuse et d’un ton solennel. J’avoue, en l’instant, j’endosse le rôle du père protecteur, ça m’amuse presque. Tout mon corps est tendu, je me sens puissant, puissant et effrayant. Un géant vengeur. Lui ne me répond pas, se contente de me regarder comme si j’étais le Père Noël en chaire et en os. Il va m’énerver, très rapidement.
Je m’écarte du gamin et me dirige vers un sac, dans un coin de la pièce. C’est mon sac d’outils, y a tout dedans. J’hésite quelques instants, puis je récupère un marteau. Pas le temps d’y aller doucement. Ma main stoppe ses tremblements au moment où je me redresse, outil en main. Tout mon corps est en éveil, comme un acteur en pleine impro, sur scène. Je me poste devant lui et inspire profondément. Mon cœur va exploser ma cage thoracique.
« Pourquoi tu as violé ma fille ? »
J’ai posé la question en articulant le plus possible, mes yeux rivés dans les siens. Répond, petit, réponds-moi.
« J’ai… J’l’ai pas violé, votre fille ! » me crache-t-il au visage. Ses yeux lancent des éclairs, son menton pointe vers l’avant.
Ça y est, cet enfoiré m’a énervé.
> Le frapper. (voir 113)
> Poursuivre les questions. (voir 114)
108 :
« Bonjour, vous pouvez nous donner vos papiers, s’il vous plaît ? »
Merde, les papiers. Évidemment. J’acquiesce et fouille en silence mon manteau. Je leur tends la paperasse et mon permis. Ils l’auscultent, au silence. L’un d’eux me braque sa lampe torche sur le visage.
« Avez-vous consommé des stupéfiants ou de l’alcool récemment ?
_ Pas que je sache… Du whisky y a trois, quatre jours ».
Quand Louise m’a dit. J’ai eu une envie folle d’en boire toute la semaine, mais j’ai tenu. Fallait pas que je rechute. L’agent à qui j’ai filé mes papiers me les rend et m’explique qu’ils vont me faire un test d’alcoolémie. Manquait plus que ça… En même temps, c’est moi qui suis con, je me suis décidé un vendredi soir. Son compère commence à rejoindre le troisième flic, derrière, et discute à voix basse.
Je souffle dans le ballon, pas de vert, tout roule. Je suis prêt à repartir, le policier me salue, quand un bruit sourd résonne dans mon coffre. Puis un autre, un concerto entier démarre dans ma bagnole. J’ai les jambes qui flageolent, je suis fait. Ma respiration se stoppe net. Le flic à côté regarde ses compères, ils prennent tous soudain un air grave et méfiant. Merde, merde, merde ! J’ai le bras droit qui tremble, mon estomac qui commence à se serrer. Je transpire. Dans le coffre, le gamin ne s’arrête pas. Il a bien compris que c’était maintenant ou jamais.
« Monsieur, veuillez sortir du véhicule et ouvrir votre coffre ».
Il a sa main posée sur son flingue.
> Je prends la tangente. (voir 115)
> Je fais ce qu’il dit. (voir 116)
109 :
« Bonjour, pourquoi avez-vous fait demi-tour lorsqu’on vous a fait signe de vous arrêter ?
_ Je… J’ai pas vu, je devais…
_ Veuillez sortir du véhicule, monsieur. »
Je m’exécute lentement, un des flics me fouille tandis que l’autre me braque sa lampe torche sur le visage.
« Avez-vous consommé des stupéfiants ou de l’alcool récemment ?
_ Pas que je sache… Du whisky y a trois, quatre jours ».
Ce fut après que Louise m’ait dit. J’ai eu une envie folle d’en boire toute la semaine, mais j’ai tenu. Fallait pas que je rechute. L’un des policiers me file un ballon dans lequel souffler. Fais chier. Son compère commence à rejoindre le troisième flic, derrière, et discute.
Je souffle dans le ballon, pas de vert, tout roule. Mon rythme cardiaque commence à ralentir, quand un bruit sourd résonne dans mon coffre. Puis un autre, un concerto entier démarre dans ma bagnole. J’ai les jambes qui flageolent, je suis fait. Le flic à côté de moi regarde ses camarades, ils prennent tous soudain un air grave et méfiant. Merde, merde, merde ! J’ai le bras droit qui tremble, mon estomac qui commence à se serrer. Je transpire. Dans le coffre, le gamin ne s’arrête pas. Il a bien compris que c’était maintenant ou jamais.
« Mains sur le capot, MAINTENANT ».
Il sort son flingue et me met en joue.
> Je prends la tangente. (voir 117)
> Je fais ce qu’il dit. (voir 118)
110 :
Je grille un feu rouge et je tourne à droite en serrant les dents. Pas de voiture, pas un chat. J’ai jamais eu autant de chance, tout compte fait. Derrière, j’entends la sirène qui se met à me hurler au cul. Ils veulent que je m’arrête… Qu’ils espèrent ! C’est pas pour tout de suite. Je connais le quartier par cœur et je connais les bons plans. Ça va le faire, mec.
Je m’enfonce dans les petites rues et, sans même un regard en arrière, zigzague dans le quartier jusqu’à trouver ce que je cherche. Une impasse, un cul-de-sac… Une planque, la planque, la meilleure que j’aurais jamais, là, maintenant. J’y plonge, je me gare en bordel, j’éteins tout. Le silence s’empare soudainement de la voiture, un silence angoissant, ponctué par la seconde bagnole, celle de la police, qui avance en gerbant son alarme sonore à tue-tête. Je m’enfonce dans mon siège, je m’allonge presque, histoire d’être invisible. Quand ils passeront, il faudra que cette voiture soit vide. Vide et silencieuse.
Je reste là, immobile, pendant des minutes interminables. À travers le rétro, j’aperçois la voiture qui me poursuit traverser le quartier. Je suis immobile. Elle s’arrête devant l’impasse, puis continue sa route. Bingo. T’es un bon, Théo, t’es un bon. Tu vas y arriver.
J’attends une bonne heure que la police se soit lassée et rentre au bercail pour signaler ma plaque, avant de reprendre le volant. Dans le coffre, j’entends le gamin qui frappe des pieds et qui gémit. J’ai envie de lui crier de fermer sa gueule. Cette nuit me tuera, je le sens.
Je démarre et reprends la route. Au bout d’un bon quart d’heure, je rejoins enfin la baraque désaffectée de ma mère. Elle se trouve au milieu d’un immense terrain, îlot de tranquillité dans le quartier résidentiel où elle trône, immobile et vétuste.
Le papier peint a été entièrement enlevé, le parquet est rayé et tâché, il y a du plâtre partout. Ça fait des mois que je comptais faire les travaux, mais mes factures en ont décidé autrement. Je traîne le gamin dans les escaliers. Il se débat bien, le petit con, il rechigne à monter. Ma patience est rapidement consumée. Je lui agrippe sa face de rat et je le secoue, là, entre deux marches. Il gémit, je lui fous une torgnole. Je ne me reconnais plus tellement, ce soir. Je suis un autre homme, transformé, moi le « nounours » je suis devenu un ogre. Mais quel parent peut m’en blâmer ? Pas après ce qu’il a fait.
Je le balance au sol et le traîne comme dans la chambre, à l’étage. Il gémit de plus belle tandis que son dos, son cul, ses jambes, son corps entier se frottent à chaque marche qui nous conduit vers le premier étage. Tant pis pour toi, ma fille aussi a hurlé quand tu l’as violé.
Je balance le paquet sur la chaise qui trône au milieu de la pièce. Elle l’attend depuis trois jours. Trois jours où je l’ai observé, mémorisé ses habitudes, préparé le terrain. Je lui enlève son bâillon, désormais humide de bave et de larmes. Dégueulasse.
« Pourquoi t’as violé ma fille ? »
La question, je l’ai posée avec ma voix sourde, rocailleuse et d’un ton solennel. J’avoue, en l’instant, j’endosse le rôle du père protecteur, ça m’amuse presque. Tout mon corps est tendu, je me sens puissant, puissant et effrayant. Un géant vengeur. Lui ne me répond pas, se contente de me regarder comme si j’étais le Père Noël en chaire et en os. Il va m’énerver, très rapidement.
Je m’écarte du gamin et me dirige vers un sac, dans un coin de la pièce. C’est mon sac d’outils, y a tout dedans. J’hésite quelques instants, puis je récupère un marteau. Pas le temps d’y aller doucement. Ma main stoppe ses tremblements au moment où je me redresse, outil en main. Tout mon corps est en éveil, comme un acteur en pleine impro, sur scène. Je me poste devant lui et inspire profondément. Mon cœur va exploser ma cage thoracique.
« Pourquoi tu as violé ma fille ? »
J’ai posé la question en articulant le plus possible, mes yeux rivés dans les siens. Répond, petit, réponds-moi.
« J’ai… J’l’ai pas violé, votre fille ! » me crache-t-il au visage. Ses yeux lancent des éclairs, son menton pointe vers l’avant.
Ça y est, cet enfoiré m’a énervé.
> Le frapper. (voir 113)
> Poursuivre les questions. (voir 114)
111 :
Je rebouche la bouteille, ou du moins ce qu’il en reste, et me lève. Le sol autour de moi se renverse, mon estomac se met à bouillir. Je vais dégueuler !
Je cours dans les toilettes, j’ouvre la lunette et ma tronche échoue au-dessus des chiottes. J’y vomis tout mon repas, tout ce que j’ai entendu ces derniers jours, aussi… Tout ce que j’ai voulu, pensé. Je régurgite l’intégralité de ma soirée dans les chiottes, ça me ressort par la bouche, le nez, j’ai les yeux qui vont exploser. Je crache le surplus qui me reste dans la gorge et je m’étale contre le mur. Tout l’univers galope autour de moi, il me tourne autour, je me croirais en pleine galaxie, dans le vide, un vide qui hurle. Je suis lessivé. Je ferme les yeux, en pensant que ça aiderait. Conneries.
Je me traîne comme une limace dans ma chambre, je fais un boucan du diable. Je ne sais pas comment Louise fait pour ne pas m’entendre. Ma respiration est rauque, je tousse, je ne me sens pas bien. Du tout. Je m’écrase dans mon lit dans un bruit sourd, les ressors crissent sous mon poids. Bordel, je m’étais pas mis dans cet état depuis 20 ans. Demain, la vie continue. Le combat aussi. Dors, abruti. Dors.
112 :
De la bave s’échappe de ma bouche, de la morve de mon nez, je fuis de partout. Je chiale comme ça pendant dix bonnes minutes avant de me décider à me moucher et m’essuyer. Allez, bonhomme. Demain, tout s’enchaîne. Va falloir assurer, montrer à ta fille quel père tu es. Il va falloir être le superhéros, le vrai, dont tout le monde t’a toujours parlé depuis que t’as mis Anaïs en cloque.
Je soupire bruyamment, essuie une dernière fois mes yeux et me dirige vers ma chambre. Les ressors du matelas grincent sous mon poids. Je m’endors, bien trop vite. Je suis claqué. J’en ai marre, juste marre.
113 :
« J’en ai rien à foutre de savoir si tu l’as fait ou pas. Je veux que tu me dises POURQUOI ».
L’adolescent que j’ai devant moi a le visage tordu de douleur. Du sang coule sur le sol, le long de sa jambe, son pantalon entier prend une teinte rougeâtre. Je sais pas comment c’est, là-dedans, mais ça doit être vilain. La colère peut être sacrément stimulante, des fois. En réalité, je lui ai menti. Ma fille m’a donné son nom, me l’a décrit, pointé du doigt. Mais j’ai cette idée, qui s’est inscrite en moi depuis le début de la soirée. « Et si c’était pas lui ? ». Elle est pernicieuse, cette idée. Elle reflète un pour cent des possibilités, mais un pour cent c’est déjà énorme.
Je lève la main à nouveau, prêt à frapper. La gosse se replie sur lui-même, ses os craquent lorsqu’il essaie de replier les jambes. Je me demande s’il arrivera à marcher normalement après ça. Comme quoi, les choses vont vite quand on accepte de se livrer à la violence. Et moi, la violence, j’en ai accumulé un paquet au cours de ma vie.
« Par… Pardon…
_ Quoi ?
_ Je voulais… Je pensais pas que… »
Il hoquète, on dirait un gamin pris en train de casser un vase chez mamie. Les larmes coulent, son menton tremble. En fait, je réalise que tout son corps tremble. Ses cuisses sont trempées, c’est pas du sang.
« Je voulais… C’est sa faute si… Je sais pas pourquoi je… Elle avait bu et… ».
Le petit pour cent, seul, iconoclaste, s’est envolé en éclat. Qu’est-ce que tu cherchais, Théo ? Des viols y en a tous les jours, pourquoi celui-ci aurait-il une putain de raison ? Je suis énervé, sa petite gueule d’ange difforme devant moi me fait bouillir. Je crois que le manche du marteau va exploser tellement je le serre. Ou alors mes phalanges perdront la bataille avant.
Le gamin semble se calmer peu à peu. Il vomit soudain sur lui, l’odeur se répand dans la pièce instantanément. Un mélange de dégueulis, de pisse et de sang frais. Pitoyable… Je pensais qu’il aurait tenu un peu plus longtemps, qu’il aurait cherché à nier. Mais non, il assume. Après avoir gémi quelques secondes, quelques longues, immenses secondes, il tourne enfin la tête vers moi. Il a un air de chien battu qui ne comprend pas, qui n’a jamais été frappé de sa vie. Sa petite peau de porcelaine s’en souviendra longtemps.
« Elle a un peu crié, mais je pensais qu’elle aimait ça ».
Wow. Là, c’est moi qui vais vomir, c’est sûr. Mon estomac se tord, mes yeux se brouillent. Il me toise sur sa chaise, son air satisfaisant disparu et sa carrure frêle de petit riche sûr de lui totalement anéantie. Mais qu’est-ce que je cherchais aussi, bon sang ? Je lui ai remis le foulard qui lui servait de bâillon en place, il s’est mis à sautiller sur place en me suppliant de le laisser partir. Du moins, c’est ce que je devinais malgré sa bouche tordue et recouverte. Le sol tremble, il bascule. Nan, c’est moi, je tourne plus rond. J’ai envie de hurler, de pleurer, j’ai la nausée. En une phrase, ce gamin m’a détruit. Et en un soir, il avait détruit ma fille. Je pense à elle, Louise, mais à sa mère aussi. Si elle était encore là, pour sûr qu’elle aurait été pire que moi. En entendant cette phrase, cette seule petite phrase, prononcée par une bouche insignifiante, elle se serait enflammée.
L’étau de ma main se resserre sur mon arme de fortune. Je tourne la tête vers lui. J’ai besoin de me défouler, je ressens une violence inouïe qui jaillit de mes entrailles. Je dois le buter, pour Louise et pour moi. Ses petits yeux implorants, son menton qui tremblote comme un nouveau-né. Pendant un instant je l’ai en pitié, puis je repense à ce qu’il m’a dit. Elle a crié… Elle aimait ça… Ce morveux a utilisé son sexe, a pénétré ma fille de force et a anéanti ses rêves. Et moi, que vais-je anéantir chez lui ?
> Il ne mérite que ça, je vais le frapper encore un coup. (voir 119)
> Je me casse, je l’abandonne ici. Qu’il crève de faim. (voir 120)
> Il faut que je me raisonne absolument. Je peux pas tuer un gamin. (voir 121)
> Je l’emmène à la police. (voir 122)
114 :
« C’est bizarre ça, elle m’a justement dit l’inverse ! »
J’agrippe son dossier et je lève la main, marteau prêt à frapper. J’ai la haine, mais je DOIS lui faire cracher le morceau…
« Ouais bah elle mitonne votre fille ! C’est qui d’abord ?!
_ C’est Louise ».
Un voile blanc glissa sur son regard, j’en étais convaincu. Je l’avais vu.
« Écoute, petit con. Soit tu avoues, soit je te bute ».
Fallait jouer le tout pour le tout, j’avais plus de patience. Sur son siège, l’adolescent se mit à se dandiner comme il pouvait, bougeant la tête un peu partout.
« Attendez, attendez ! Vous allez pas me tuer ?! J’ai rien fait !!! »
Le truc, avec la patience, c’est que quand on en a plus, on ne peut même pas dire que ses limites étaient franchies. Mais si j’en avais encore, ce gamin aurait passé son temps à jouer avec.
« T’étais à la fête de Carole, oui ou merde ?
_ Oui, oui !
_ T’as coincé Louise dans un coin ou pas ?
_ J’l’ai pas coincé, je… »
Le gamin se figea. Bingo.
« Ok, on a fait l’amour, mais elle était consentante !
_ Consentante ? Avec deux grammes dans le sang, t’es consentant ?! »
Ma voix montait crescendo, partait malgré moi dans les aigües. Mon marteau, je le tenais toujours fermement. Prêt à m’en servir.
« Elle… Elle m’a pas dit non… »
Pas dit non ?!!! Une adrénaline folle s’est emparée de moi, une colère sourde, j’avais envie de hurler, de détruire le monde. En commençant par lui.
> Le frapper. (voir 119)
> Continuer à parler. (voir 131)
115 :
Je grille un feu rouge et je tourne à droite en serrant les dents. Pas de voiture, pas un chat. J’ai jamais eu autant de chance, tout compte fait. Derrière, j’entends la sirène qui se met à me hurler au cul. Ils veulent que je m’arrête… Qu’ils espèrent ! C’est pas pour tout de suite. Je connais le quartier par cœur et je connais les bons plans. Ça va le faire, mec.
Je m’enfonce dans les petites rues et, sans même un regard en arrière, zigzague dans le quartier jusqu’à trouver ce que je cherche. Une impasse, un cul-de-sac… Une planque, la planque, la meilleure que j’aurais jamais, là, maintenant. J’y plonge, je me gare en bordel, j’éteins tout. Le silence s’empare soudainement de la voiture, un silence angoissant, ponctué par la seconde bagnole, celle de la police, qui avance en gerbant son alarme sonore à tue-tête. Je m’enfonce dans mon siège, je m’allonge presque, histoire d’être invisible. Quand ils passeront, il faudra que cette voiture soit vide. Vide et silencieuse.
Je reste là, immobile, pendant des minutes interminables. À travers le rétro, j’aperçois la voiture qui me poursuit traverser le quartier. Je suis immobile. Elle s’arrête devant l’impasse, puis continue sa route. Bingo. T’es un bon, Théo, t’es un bon. Tu vas y arriver.
J’attends une bonne heure que la police se soit lassée et rentre au bercail pour signaler ma plaque, avant de reprendre le volant. Dans le coffre, j’entends le gamin qui frappe des pieds et qui gémit. J’ai envie de lui crier de fermer sa gueule. Cette nuit me tuera, je le sens.
Je démarre et reprends la route. Au bout d’un bon quart d’heure, je rejoins enfin la baraque désaffectée de ma mère. Elle se trouve au milieu d’un immense terrain, îlot de tranquillité dans le quartier résidentiel où elle trône, immobile et vétuste.
Le papier peint a été entièrement enlevé, le parquet est rayé et tâché, il y a du plâtre partout. Ça fait des mois que je comptais faire les travaux, mais mes factures en ont décidé autrement. Je traîne le gamin dans les escaliers. Il se débat bien, le petit con, il rechigne à monter. Ma patience est rapidement consumée. Je lui agrippe sa face de rat et je le secoue, là, entre deux marches. Il gémit, je lui fous une torgnole. Je ne me reconnais plus tellement, ce soir. Je suis un autre homme, transformé, moi le « nounours » je suis devenu un ogre. Mais quel parent peut m’en blâmer ? Pas après ce qu’il a fait.
Je le balance au sol et le traîne comme dans la chambre, à l’étage. Il gémit de plus belle tandis que son dos, son cul, ses jambes, son corps entier se frottent à chaque marche qui nous conduit vers le premier étage. Tant pis pour toi, ma fille aussi a hurlé quand tu l’as violé.
Je balance le paquet sur la chaise qui trône au milieu de la pièce. Elle l’attend depuis trois jours. Trois jours où je l’ai observé, mémorisé ses habitudes, préparer le terrain. Je lui enlève son bâillon, désormais humide de bave et de larmes. Dégueulasse.
« Pourquoi t’as violé ma fille ? »
La question, je l’ai posée avec ma voix sourde, rocailleuse et d’un ton solennel. J’avoue, en l’instant, j’endosse le rôle du père protecteur, ça m’amuse presque. Tout mon corps est tendu, je me sens puissant, puissant et effrayant. Un géant vengeur. Lui ne me répond pas, se contente de me regarder comme si j’étais le Père Noël en chaire et en os. Il va m’énerver, très rapidement.
Je m’écarte du gamin et me dirige vers un sac, dans un coin de la pièce. C’est mon sac d’outils, y a tout dedans. J’hésite quelques instants, puis je récupère un marteau. Pas le temps d’y aller doucement. Ma main stoppe ses tremblements au moment où je me redresse, outil en main. Tout mon corps est en éveil, comme un acteur en pleine impro, sur scène. Je me poste devant lui et inspire profondément. Mon cœur va exploser ma cage thoracique.
« Pourquoi tu as violé ma fille ? »
J’ai posé la question en articulant le plus possible, mes yeux rivés dans les siens. Répond, petit, réponds-moi.
« J’ai… J’l’ai pas violé, votre fille ! » me crache-t-il au visage. Ses yeux lancent des éclairs, son menton pointe vers l’avant.
Ça y est, cet enfoiré m’a énervé.
> Le frapper. (voir 124)
> Poursuivre les questions. (voir 126)
116 :
On me fait rentrer à l’arrière d’une voiture de flic et j’y reste assis pendant un bon quart d’heure. Autour, les flics s’activent, des camions débarquent, une ambulance accueille le gamin et les médecins l’auscultent brièvement avant de partir pour l’emmener, sûrement à l’hôpital. Aujourd’hui, j’ai séquestré quelqu’un… et j’arrive pas à éprouver de remords. Juste déçu que ça se finisse comme ça. Merde. Merde. MERDE.
La cellule est froide. En face de moi, un gars roupille, tête contre le mur. Il doit sûrement décuver, vu le filet de bave qui s’étale sur son blouson en cuir. J’ai mal aux poignets.
À travers les barreaux je vois les flics effectuer des allers et des retours, passer, repasser, me regarder ou pas. Je dois être insignifiant pour eux. Un connard de plus, un malade, qui finira bientôt en prison. Loin de sa fille.
Je soupire et me malaxe la main droite. À côté de moi, deux adolescents discutent. Apparemment, ils ont insulté des flics. Faut être con, non ? Aussi con que kidnapper un gamin pour venger sa fille un vendredi soir.
J’ai du mal à me souvenir de tout ce qu’il s’est passé. J’ai juste oublié. Mon cerveau a compressé les données, direction corbeille. Je suis crevé, mais j’arrive pas à dormir. Je pense à Louise. Seule, à la maison. Est-ce qu’elle sait déjà ? J’avais le droit de l’appeler, je l’ai pas fait. J’espère qu’elle m’en voudra pas, mais je voulais pas l’inquiéter. Stupidité, toujours. Je raisonne comme ça depuis un bail, dès qu’il faut faire un mauvais choix, c’est celui que je choisis. C’est souvent le plus facile, plus à porté, le moins gratifiant, mais une bonne facilité.
Et maintenant… Je vais devenir quoi ? Et Louise…
Les paroles de mon père résonnent dans mon crâne. « Un corniaud débile, moins que rien, ce sera toujours le cas ». Corniaud, je le suis resté et ça risque pas de changer. Moins que rien, dans ce commissariat, c’est exactement ce que je suis. L’avait pas tort, finalement, le paternel. Il aurait fait un meilleur père que moi.
Il suffisait de rentrer, de me poser à la maison et mater un film avec la miss. Il suffisait de faire demi-tour, pas la jouer bonne étoile. Il suffisait de pas séquestrer l’autre abruti. Encore moins le buter. Il suffisait que je sois moins con.
117 :
Je m’écrase au sol, ma mâchoire craque violemment. Le flic, car c’en était un, me prend les mains et les attaches dans un grand cliquetis sournois. Ils sortent le blabla habituel, celui qu’on voit dans les bons vieux films français. J’écoute plus. Les menottes se resserrent sur mes poignets, j’ai la sensation qu’elles vont me couper les mains. Ça me ramène à la réalité. Pendant ce temps, ils ont pris mes clés et libèrent le gamin. Ils appellent une ambulance, annoncent une cellule psychologique. Pour lui ? Laissez-moi rire.
On me fait rentrer à l’arrière d’une voiture de flic et j’y reste assis pendant un bon quart d’heure. Autour, les flics s’activent, des camions débarquent, une ambulance accueille le gamin et les médecins l’auscultent brièvement avant de partir pour l’emmener, sûrement à l’hôpital. Aujourd’hui, j’ai séquestré quelqu’un… et j’arrive pas à éprouver de remords. Juste déçu que ça se finisse comme ça. Merde. Merde. MERDE.
La cellule est froide. En face de moi, un gars roupille, tête contre le mur. Il doit sûrement décuver, vu le filet de bave qui s’étale sur son blouson en cuir. J’ai mal à l’épaule et au dos, mais je vais bien. C’est ce que le toubib a dit, en tout cas.
À travers les barreaux je vois les flics effectuer des allers et des retours, passer, repasser, me regarder ou pas. Je dois être insignifiant pour eux. Un connard de plus, un malade, qui finira bientôt en prison. Loin de sa fille.
Je soupire et me malaxe le bras. À côté de moi, deux adolescents discutent. Apparemment, ils ont insulté des flics. Faut être con, non ? Aussi con que kidnapper un gamin pour venger sa fille un vendredi soir.
J’ai du mal à me souvenir de tout ce qu’il s’est passé. Non pas que je sois tombé dans les pommes ou que je me sois assommé contre ce foutu bitume. J’ai juste oublié. Mon cerveau a compressé les données, direction corbeille. Je suis crevé, mais j’arrive pas à dormir. Je pense à Louise. Seule, à la maison. Est-ce qu’elle sait déjà ? J’avais le droit de l’appeler, je l’ai pas fait. J’espère qu’elle m’en voudra pas, mais je voulais pas l’inquiéter. Stupidité, toujours. Je raisonne comme ça depuis un bail, dès qu’il faut faire un mauvais choix, c’est celui que je choisis. C’est souvent le plus facile, plus à porté, le moins gratifiant, mais une bonne facilité.
Et maintenant… Je vais devenir quoi ? Et Louise…
Les paroles de mon père résonnent dans mon crâne. « Un corniaud débile, moins que rien, ce sera toujours le cas ». Corniaud, je le suis resté et ça risque pas de changer. Moins que rien, dans ce commissariat, c’est exactement ce que je suis.
Il suffisait de rentrer, de me poser à la maison et mater un film avec la miss. Il suffisait de jouer aux cons, séduire les flics, papoter cinq secondes et continuer ma route. Il suffisait que je sois moins con.
118 :
On me fait rentrer à l’arrière d’une voiture de flic et j’y reste assis pendant un bon quart d’heure. Autour, les flics s’activent, des camions débarquent, une ambulance accueille le gamin et les médecins l’auscultent brièvement avant de partir pour l’emmener, sûrement à l’hôpital. Aujourd’hui, j’ai séquestré quelqu’un… et j’arrive pas à éprouver de remords. Juste déçu que ça se finisse comme ça. Merde. Merde. MERDE.
La cellule est froide. En face de moi, un gars roupille, tête contre le mur. Il doit sûrement décuver, vu le filet de bave qui s’étale sur son blouson en cuir. J’ai mal aux poignets.
À travers les barreaux je vois les flics effectuer des allers et des retours, passer, repasser, me regarder ou pas. Je dois être insignifiant pour eux. Un connard de plus, un malade, qui finira bientôt en prison. Loin de sa fille.
Je soupire et me malaxe la main droite. À côté de moi, deux adolescents discutent. Apparemment, ils ont insulté des flics. Faut être con, non ? Aussi con que kidnapper un gamin pour venger sa fille un vendredi soir.
J’ai du mal à me souvenir de tout ce qu’il s’est passé. J’ai juste oublié. Mon cerveau a compressé les données, direction corbeille. Je suis crevé, mais j’arrive pas à dormir. Je pense à Louise. Seule, à la maison. Est-ce qu’elle sait déjà ? J’avais le droit de l’appeler, je l’ai pas fait. J’espère qu’elle m’en voudra pas, mais je voulais pas l’inquiéter. Stupidité, toujours. Je raisonne comme ça depuis un bail, dès qu’il faut faire un mauvais choix, c’est celui que je choisis. C’est souvent le plus facile, plus à porté, le moins gratifiant, mais une bonne facilité.
Et maintenant… Je vais devenir quoi ? Et Louise…
Les paroles de mon père résonnent dans mon crâne. « Un corniaud débile, moins que rien, ce sera toujours le cas ». Corniaud, je le suis resté et ça risque pas de changer. Moins que rien, dans ce commissariat, c’est exactement ce que je suis. L’avait pas tort, finalement, le paternel. Il aurait fait un meilleur père que moi.
Il suffisait de rentrer, de me poser à la maison et mater un film avec la miss. Il suffisait de faire demi-tour, pas la jouer bonne étoile. Il suffisait de pas séquestrer l’autre abruti. Encore moins le buter. Il suffisait que je sois moins con.
119 :
Mon circuit sanguin tambourine mes tempes, mon bras tremble d’excitation. Tout mon corps tremble. J’ai l’image de ce fumier sur ma fille. BAM ! Encore un coup, dans les côtes. Il peut plus se plaindre, il n’en a plus le temps ni l’énergie. Ni la mâchoire pour. J’ai dû lui perforer sa cage thoracique, il a du mal à respirer. Et j’en ai rien à foutre.
Je le détache à coup de cutter sans vérifier si je le blesse ou pas, puis le traîne sur le sol. Je jubile, les larmes sortent de mes yeux sans que je leur demande quoi que ce soit, j’abats mon bras une nouvelle fois. Deux. Trois, je sais plus, je m’en branle. Je lui éclate le crâne, j’en fais de la bouillie, je repeins le sol de la chambre à la couleur de la vengeance. Voilà ce qui arrive quand on viole ma fille. Je l’imagine, ce gosse, suspendu par un crochet devant le lycée. Qu’ils voient tous, qu’ils sachent tous. Que PERSONNE ne touche à MA fille. Au bout de dix minutes, je m’écroule sur le sol. Le cadavre du gamin gît, là, pitoyable. Je l’ai tué beaucoup trop vite. J’aurais tellement aimé, tellement… J’aurais voulu lui dire… Tout ce que j’avais sur le cœur, mais ce sont mes tripes qui ont parlé, qui ont vomi ma colère.
Une délivrance et un emprisonnement, voilà ce que c’était. Plus de retour en arrière, j’avais massacré un gosse. Étrangement, une sorte de plénitude m’envahit tandis que je gisais à côté de son corps sans visage, inerte. Le plafond au-dessus de moi s’est mis à tourner, mais mon cerveau se persuadait que tout allait bien. Mon corps a prouvé le contraire.
Je me suis redressé pour gerber mon repas du soir. L’odeur, déjà nauséabonde, s’est mélangée à celle, interne, de mon estomac. J’aurais bien eu envie de vomir à nouveau, mais seule la bile s’échappait désormais de ma gorge nouée.
Péniblement, je me suis relevé. Mes fringues étaient tachées, tâchées de sang, tâchées de vomi, tâchées du voile noir qui venait de m’envelopper, ce voile de haine, de violence et de désespoir. Je me suis assis dans un coin de la pièce et j’ai attendu pendant trois heures, fixant ce qui restait du violeur de ma fille. Immonde, il avait été immonde jusque dans la mort. Ce n’était plus qu’un corps méconnaissable, décharné et sans humanité. C’est toujours impressionnant à quel point, si la tête disparaît, tout un corps perd son identité. Il pourrait être celui de n’importe qui, ce n’est plus un mort, c’est un tas de chaires. Plus identifiable, un cadavre devient si anonyme qu’il effraie plus encore. Je crois que je n’oublierais jamais cette image. CLIC ! Mon cerveau a pris la photo, elle est imprimée sur ma rétine, l’odeur ambiante a envahi mes narines. Étrangement, je ne me suis jamais senti aussi en vie.
Tôt, dans la matinée, alors que la nuit battait encore son plein, j’ai foutu le corps dans un sac poubelle. Pas assez grand, le sac, j’en ai pris deux en priant que ça ferait l’affaire.
Non loin de chez ma mère, il y avait une colline qui servait de cimetière à bagnoles. On y broie des voitures tous les jours. J’ai emmené la mienne et attendu le lever du jour. Le mec n’a pas posé de questions, il était juste déçu de voir une caisse en bon état partir pour la casse. J’ai attendu, observant quatre voitures se faire compacter avant la mienne. Salut gamin, je te remercie pas d’avoir existé.
Je suis rentré à pied jusqu’à la borne de bus la plus proche. De retour chez moi, Louise dormait encore. Elle était enroulée dans ses couvertures, elle avait perdu dix ans. Y a dix ans, elle en avait sept, elle voyait le monde comme une infinité de possibilités et de rêves. J’ai laissé ma fille dormir et je me suis affalé dans le canapé. Quelle nuit. Quelle putain de nuit.
120 :
Je me suis garé en vitesse dans l’allée et j’ai galopé jusqu’à la maison. En ouvrant la porte, une odeur nauséabonde s’est infiltrée dans mes narines. À pas lents, j’ai monté les escaliers qui menaient à la chambre. Son cadavre gisait là, toujours attaché sur la chaise, en empestant toute la baraque. Le corps du petit était décharné, gris et amaigri, les yeux pâles et les ongles crochus. Bien fait, t’as eu tout ce que tu méritais. Je suis resté longtemps à observer son corps, m’interrogeant.
Une délivrance et un emprisonnement, voilà ce que c’était. Plus de retour en arrière, j’avais tué un gosse. Étrangement, une sorte de plénitude m’envahit tandis que je fixais son corps sans expression, inerte. Les murs autour de moi se sont mis à tourner, mais mon cerveau se persuadait que tout allait bien. Mon corps a prouvé le contraire.
Je me suis redressé pour gerber mon repas du soir. L’odeur, déjà nauséabonde, s’est mélangée à celle, interne, de mon estomac. J’aurais bien eu envie de vomir à nouveau, mais seule la bile s’échappait désormais de ma gorge nouée.
Péniblement, je me suis relevé. Mes fringues étaient tachées, tâchées de sang, tâchées de vomi, tâchées du voile noir qui venait de m’envelopper, ce voile de haine, de violence et de désespoir. Je me suis assis dans un coin de la pièce et j’ai attendu pendant trois heures, fixant ce qui restait du violeur de ma fille. Immonde, il avait été immonde jusque dans la mort. Pourtant, c’était plus qu’un corps méconnaissable, décharné et sans humanité. C’est toujours impressionnant à quel point, amaigri et sans couleurs, l’identité mue peu à peu vers un être informe.
Tôt, dans la matinée, alors que la nuit battait encore son plein, j’ai foutu le corps dans un sac poubelle. Pas assez grand, le sac, j’en ai pris deux en priant que ça ferait l’affaire.
Non loin de chez ma mère, il y avait une colline qui servait de cimetière à bagnoles. On y broyait des voitures tous les jours. J’ai emmené la mienne et attendu le lever du jour. Le mec n’a pas posé de questions, il était juste déçu de voir une caisse en bon état partir pour la casse. J’ai attendu, observant quatre voitures se faire compacter avant la mienne. Salut gamin, je te remercie pas d’avoir existé.
Je suis rentré à pied jusqu’à la borne de bus la plus proche. De retour chez moi, Louise dormait encore. Elle était enroulée dans ses couvertures, elle avait perdu dix ans. Y a dix ans, elle en avait sept, elle voyait le monde comme une infinité de possibilités et de rêves. J’ai laissé ma fille dormir et je me suis affalé dans le canapé. Quelle nuit. Quelle putain de nuit.
121 :
L’emmener à la police, alors ? Oui, c’est une solution. Une solution effrayante, angoissante… Mais censée. Humaine. Quel genre de père tu veux être pour ta gamine, hein, Théo ? Un exemple, un foutu exemple… C’était le deal, le rêve.
> Tuer le prisonnier. (voir 123).
> L’emmener à la police. (voir 122).
122 :
Le chemin du retour dans un silence tout aussi pesant. Le gamin, à côté de moi, pleure en silence. Son genou doit lui faire mal, sa mâchoire est serrée et il hoquète dans son coin. Tant pis. Il va s’en souvenir, de cette leçon. Il a finalement essayé de me convaincre de le ramener chez lui. C’est mort. Arrivés au commissariat, il s’est plus débiné. Je l’ai aidé à descendre. J’ai laissé le marteau dans la bagnole et il est allé faire sa déposition avec moi.
Louise, il va falloir être forte, ma fille. Car aujourd’hui sonne le premier jour d’une longue, très longue période. Vu ce que j’ai fait, je n’en sortirais pas indemne. Mais lui non plus. Lui non plus.
123 :
Mon circuit sanguin tambourine mes tempes, mon bras tremble d’excitation. Tout mon corps tremble. J’ai l’image de ce fumier sur ma fille. BAM ! Encore un coup, dans les côtes. Il peut plus se plaindre, il n’en a plus le temps ni l’énergie. Ni la mâchoire pour. J’ai dû lui perforer sa cage thoracique, il a du mal à respirer. Et j’en ai rien à foutre.
Je le détache à coup de cutter sans vérifier si je le blesse ou pas, puis le traîne sur le sol. Je jubile, les larmes sortent de mes yeux sans que je leur demande quoi que ce soit, j’abats mon bras une nouvelle fois. Deux. Trois, je sais plus, je m’en branle. Je lui éclate le crâne, j’en fais de la bouillie, je repeins le sol de la chambre à la couleur de la vengeance. Voilà ce qui arrive quand on viole ma fille. Je l’imagine, ce gosse, suspendu par un crochet devant le lycée. Qu’ils voient tous, qu’ils sachent tous. Que PERSONNE ne touche à MA fille. Au bout de dix minutes, je m’écroule sur le sol. Le cadavre du gamin gît, là, pitoyable. Je l’ai tué beaucoup trop vite. J’aurais tellement aimé, tellement… J’aurais voulu lui dire… Tout ce que j’avais sur le cœur, mais ce sont mes tripes qui ont parlé, qui ont vomi ma colère.
Une délivrance et un emprisonnement, voilà ce que c’était. Plus de retour en arrière, j’avais massacré un gosse. Étrangement, une sorte de plénitude m’envahit tandis que je gisais à côté de son corps sans visage, inerte. Le plafond au-dessus de moi s’est mis à tourner, mais mon cerveau se persuadait que tout allait bien. Mon corps a prouvé le contraire.
Je me suis redressé pour gerber mon repas du soir. L’odeur, déjà nauséabonde, s’est mélangée à celle, interne, de mon estomac. J’aurais bien eu envie de vomir à nouveau, mais seule la bile s’échappait désormais de ma gorge nouée.
Péniblement, je me suis relevé. Mes fringues étaient tachées, tâchées de sang, tâchées de vomi, tâchées du voile noir qui venait de m’envelopper, ce voile de haine, de violence et de désespoir. Je me suis assis dans un coin de la pièce et j’ai attendu pendant trois heures, fixant ce qui restait du violeur de ma fille. Immonde, il avait été immonde jusque dans la mort. Ce n’était plus qu’un corps méconnaissable, décharné et sans humanité. C’est toujours impressionnant à quel point, si la tête disparaît, tout un corps perd son identité. Il pourrait être celui de n’importe qui, ce n’est plus un mort, c’est un tas de chaires. Plus identifiable, un cadavre devient si anonyme qu’il effraie plus encore. Je crois que je n’oublierais jamais cette image. CLIC ! Mon cerveau a pris la photo, elle est imprimée sur ma rétine, l’odeur ambiante a envahi mes narines. Étrangement, je ne me suis jamais senti aussi en vie.
Tôt, dans la matinée, alors que la nuit battait encore son plein, j’ai foutu le corps dans un sac poubelle. Pas assez grand, le sac, j’en ai pris deux en priant que ça ferait l’affaire.
Non loin de chez ma mère, il y avait une colline qui servait de cimetière à bagnoles. On y broyait des voitures tous les jours. J’ai emmené la mienne et attendu le lever du jour. Le mec n’a pas posé de questions, il était juste déçu de voir une caisse en bon état partir pour la casse. J’ai attendu, observant quatre voitures se faire compacter avant la mienne. Salut gamin, je te remercie pas d’avoir existé.
Je suis rentré à pied jusqu’à la borne de bus la plus proche. De retour chez moi, Louise dormait encore. Elle était enroulée dans ses couvertures, elle avait perdu dix ans. Y a dix ans, elle en avait sept, elle voyait le monde comme une infinité de possibilités et de rêves. J’ai laissé ma fille dormir et je me suis affalé dans le canapé. Quelle nuit. Quelle putain de nuit.
124 :
« J’en ai rien à foutre de savoir si tu l’as fait ou pas. Je veux que tu me dises POURQUOI ».
L’adolescent que j’ai devant moi a le visage tordu de douleur. Du sang coule sur le sol, le long de sa jambe, son pantalon entier prend une teinte rougeâtre. Je sais pas comment c’est, là-dedans, mais ça doit être vilain. La colère peut être sacrément stimulante, des fois. En réalité, je lui ai menti. Ma fille m’a donné son nom, me l’a décrit, pointé du doigt. Mais j’ai cette idée, qui s’est inscrite en moi depuis le début de la soirée. « Et si c’était pas lui ? ». Elle est pernicieuse, cette idée. Elle reflète un pour cent des possibilités, mais un pour cent c’est déjà énorme.
Je lève la main à nouveau, prêt à frapper. La gosse se replie sur lui-même, ses os craquent lorsqu’il essaie de replier les jambes. Je me demande s’il arrivera à marcher normalement après ça. Comme quoi, les choses vont vite quand on accepte de se livrer à la violence. Et moi, la violence, j’en ai accumulé un paquet au cours de ma vie.
« Par… Pardon…
_ Quoi ?
_ Je voulais… Je pensais pas que… »
Il hoquète, on dirait un gamin pris en train de casser un vase chez mamie. Les larmes coulent, son menton tremble. En fait, je réalise que tout son corps tremble. Ses cuisses sont trempées, c’est pas du sang.
« Je voulais… C’est sa faute si… Je sais pas pourquoi je… Elle avait bu et… ».
Le petit pour cent, seul, iconoclaste, s’est envolé en éclat. Qu’est-ce que tu cherchais, Théo ? Des viols y en a tous les jours, pourquoi celui-ci aurait-il une putain de raison ? Je suis énervé, sa petite gueule d’ange difforme devant moi me fait bouillir. Je crois que le manche du marteau va exploser tellement je le serre. Ou alors mes phalanges perdront la bataille avant.
Le gamin semble se calmer peu à peu. Il vomit soudain sur lui, l’odeur se répand dans la pièce instantanément. Un mélange de dégueulis, de pisse et de sang frais. Pitoyable… Je pensais qu’il aurait tenu un peu plus longtemps, qu’il aurait cherché à nier. Mais non, il assume. Après avoir gémi quelques secondes, quelques longues, immenses, secondes, il tourne enfin la tête vers moi. Il a un air de chien battu qui ne comprend pas, qui n’a jamais été frappé de sa vie. Sa petite peau de porcelaine s’en souviendra longtemps.
« Elle a un peu crié, mais je pensais qu’elle aimait ça ».
Wow. Là, c’est moi qui vais vomir, c’est sûr. Mon estomac se tord, mes yeux se brouillent. Il me toise sur sa chaise, son air satisfaisant disparu et sa carrure frêle de petit riche sûr de lui totalement anéantie. Mais qu’est-ce que je cherchais aussi, bon sang ? Je lui ai remis le foulard qui lui servait de bâillon en place, il s’est mis à sautiller sur place en me suppliant de le laisser partir. Du moins, c’est ce que je devinais malgré sa bouche tordue et recouverte. Le sol tremble, il bascule. Nan, c’est moi, je tourne plus rond. J’ai envie de hurler, de pleurer, j’ai la nausée. En une phrase, ce gamin m’a détruit. Et en un soir, il avait détruit ma fille. Je pense à elle, Louise, mais à sa mère aussi. Si elle était encore là, pour sûr qu’elle aurait été pire que moi. En entendant cette phrase, cette seule petite phrase, prononcée par une bouche insignifiante, elle se serait enflammée.
L’étau de ma main se resserre sur mon arme de fortune. Je tourne la tête vers lui. J’ai besoin de me défouler, je ressens une violence inouïe qui jaillit de mes entrailles. Je dois le buter, pour Louise et pour moi. Ses petits yeux implorants, son menton qui tremblote comme un nouveau-né. Pendant un instant je l’ai en pitié, puis je repense à ce qu’il m’a dit. Elle a crié… Elle aimait ça… Ce morveux a utilisé son sexe, a pénétré ma fille de force et a anéanti ses rêves. Et moi, que vais-je anéantir chez lui ?
> Il ne mérite que ça, je vais le frapper encore un coup. (voir 129)
> Je me casse, je l’abandonne ici. Qu’il crève de faim. (voir 127)
> Il faut que je me raisonne absolument. Je peux pas tuer un gamin. (voir 128)
> Je l’emmène à la police. (voir 135)
125 :
À chaque marche, le violeur en herbe hurle de douleur. J’ai la mâchoire serrée et je l’agrippe au collet. Pas de pitié pour les gars dans ton genre, petit. C’est une leçon dont tu te souviendras toute ta vie.
On sort dans le jardin quand je me fige, lui avec. Devant nous, une dizaine de policiers nous braquent. Merde, la bagnole. Elle était là, toute la nuit, bien en vue sur le trottoir. Merde, merde ET MERDE.
« Genoux à terre et mains en évidence, immédiatement ! » me hurle une femme qui doit avoir mon âge.
Bordel, c’est trop con. Beaucoup trop con. C’est pas à moi de finir en prison…
> Se rendre (voir 137)
> Fuir (voir 134)
126 :
« C’est bizarre ça, elle m’a justement dit l’inverse ! »
J’agrippe son dossier et je lève la main, marteau prêt à frapper. J’ai la haine, mais je DOIS lui faire cracher le morceau…
« Ouais bah elle mitonne votre fille ! C’est qui d’abord ?!
_ C’est Louise ».
Un voile blanc glissa sur son regard, j’en étais convaincu. Je l’avais vu.
« Écoute, petit con. Soit tu avoues, soit je te bute ».
Fallait jouer le tout pour le tout, j’avais plus de patience. Sur son siège, l’adolescent se mit à se dandiner comme il pouvait, bougeant la tête un peu partout.
« Attendez, attendez ! Vous allez pas me tuer ?! J’ai rien fait !!! »
Le truc, avec la patience, c’est que quand on en a plus, on ne peut même pas dire que ses limites étaient franchies. Mais si j’en avais encore, ce gamin aurait passé son temps à jouer avec.
« T’étais à la fête de Carole, oui ou merde ?
_ Oui, oui !
_ T’as coincé Louise dans un coin ou pas ?
_ J’l’ai pas coincé, je… »
Le gamin se figea. Bingo.
« Ok, on a fait l’amour, mais elle était consentante !
_ Consentante ? Avec deux grammes dans le sang, t’es consentant ?! »
Ma voix montait crescendo, partait malgré moi dans les aigües. Mon marteau, je le tenais toujours fermement. Prêt à m’en servir.
« Elle… Elle m’a pas dit non… »
Pas dit non ?!!! Une adrénaline folle s’est emparée de moi, une colère sourde, j’avais envie de hurler, de détruire le monde. En commençant par lui.
> Le frapper. (voir 129)
> Continuer à parler. (voir 140)
127 :
Je franchis le pas de la porte et me fige immédiatement. Devant moi, une dizaine de policiers me braquent. Merde, la bagnole. Elle était là, toute la nuit, bien en vue sur le trottoir. Merde, merde ET MERDE.
« Genoux à terre et mains en évidence, immédiatement ! » me hurle une femme qui doit avoir mon âge.
Bordel, c’est trop con. Beaucoup trop con. C’est pas à moi de finir en prison…
> Se rendre (voir 133)
> Fuir (voir 134)
128 :
L’emmener à la police, alors ? Oui, c’est une solution. Une solution effrayante, angoissante… Mais censée. Humaine. Quel genre de père tu veux être pour ta gamine, hein, Théo ? Un exemple, un foutu exemple… C’était le deal, le rêve.
> Tuer le prisonnier. (voir 136).
> L’emmener à la police. (voir 135).
129 :
Mon circuit sanguin tambourine mes tempes, mon bras tremble d’excitation. Tout mon corps tremble. J’ai l’image de ce fumier sur ma fille. BAM ! Encore un coup, dans les côtes. Il peut plus se plaindre, il n’en a plus le temps ni l’énergie. Ni la mâchoire pour. J’ai dû lui perforer sa cage thoracique, il a du mal à respirer. Et j’en ai rien à foutre.
Je le détache à coup de cutter sans vérifier si je le blesse ou pas, puis le traîne sur le sol. Je jubile, les larmes sortent de mes yeux sans que je leur demande quoi que ce soit, j’abats mon bras une nouvelle fois. Deux. Trois, je sais plus, je m’en branle. Je lui éclate le crâne, j’en fais de la bouillie, je repeins le sol de la chambre à la couleur de la vengeance. Voilà ce qui arrive quand on viole ma fille. Je l’imagine, ce gosse, suspendu par un crochet devant le lycée. Qu’ils voient tous, qu’ils sachent tous. Que PERSONNE ne touche à MA fille. Au bout de dix minutes, je m’écroule sur le sol. Le cadavre du gamin gît, là, pitoyable. Je l’ai tué beaucoup trop vite. J’aurais tellement aimé, tellement… J’aurais voulu lui dire… Tout ce que j’avais sur le cœur, mais ce sont mes tripes qui ont parlé, qui ont vomi ma colère.
Une délivrance et un emprisonnement, voilà ce que c’était. Plus de retour en arrière, j’avais massacré un gosse. Étrangement, une sorte de plénitude m’envahit tandis que je gisais à côté de son corps sans visage, inerte. Le plafond au-dessus de moi s’est mis à tourner, mais mon cerveau se persuadait que tout allait bien. Mon corps a prouvé le contraire.
Je me suis redressé pour gerber mon repas du soir. L’odeur, déjà nauséabonde, s’est mélangée à celle, interne, de mon estomac. J’aurais bien eu envie de vomir à nouveau, mais seule la bile s’échappait désormais de ma gorge nouée.
Péniblement, je me suis relevé. Mes fringues étaient tachées, tâchées de sang, tâchées de vomi, tâchées du voile noir qui venait de m’envelopper, ce voile de haine, de violence et de désespoir. Je me suis assis dans un coin de la pièce et j’ai attendu pendant trois heures, fixant ce qui restait du violeur de ma fille. Immonde, il avait été immonde jusque dans la mort. Ce n’était plus qu’un corps méconnaissable, décharné et sans humanité. C’est toujours impressionnant à quel point, si la tête disparaît, tout un corps perd son identité. Il pourrait être celui de n’importe qui, ce n’est plus un mort, c’est un tas de chaires. Plus identifiable, un cadavre devient si anonyme qu’il effraie plus encore. Je crois que je n’oublierais jamais cette image. CLIC ! Mon cerveau a pris la photo, elle est imprimée sur ma rétine, l’odeur ambiante a envahi mes narines. Étrangement, je ne me suis jamais senti aussi en vie.
Tôt, dans la matinée, alors que la nuit battait encore son plein, j’ai foutu le corps dans un sac poubelle. Pas assez grand, le sac, j’en ai pris deux en priant que ça ferait l’affaire.
Non loin de chez ma mère, il y avait une colline qui servait de cimetière à bagnoles. On y broie des voitures tous les jours. C’est ma solution…
Je sors de la maison, le gosse dans les bras, et me fige immédiatement. Devant moi, une dizaine de policiers me braquent. Merde, la bagnole. Elle était là, toute la nuit, bien en vue sur le trottoir. Merde, merde ET MERDE.
« Genoux à terre et mains en évidence, immédiatement ! » me hurle une femme qui doit avoir mon âge.
Bordel, c’est trop con. Beaucoup trop con. C’est pas à moi de finir en prison…
> Se rendre (voir 130)
> Fuir (voir 131)
130 :
On me fait rentrer à l’arrière d’une voiture de flic et j’y reste assis pendant un bon quart d’heure. Autour, les flics s’activent, des camions débarquent, une ambulance accueille ce qu’il reste du gamin à l’arrière. Aujourd’hui, j’ai tué quelqu’un… et j’arrive pas à éprouver de remords. Juste déçu que ça se finisse comme ça. Merde. Merde. MERDE.
La cellule est froide. En face de moi, un gars roupille, tête contre le mur. Il doit sûrement décuver, vu le filet de bave qui s’étale sur son blouson en cuir. J’ai mal aux poignets.
À travers les barreaux je vois les flics effectuer des allers et des retours, passer, repasser, me regarder ou pas. Je dois être insignifiant pour eux. Un connard de plus, un malade, qui finira bientôt en prison. Loin de sa fille.
Je soupire et me malaxe la main droite. À côté de moi, deux adolescents discutent. Apparemment, ils ont insulté des flics. Faut être con, non ? Aussi con que kidnapper un gamin pour venger sa fille un vendredi soir.
J’ai du mal à me souvenir de tout ce qu’il s’est passé. J’ai juste oublié. Mon cerveau a compressé les données, direction corbeille. Je suis crevé, mais j’arrive pas à dormir. Je pense à Louise. Seule, à la maison. Est-ce qu’elle sait déjà ? J’avais le droit de l’appeler, je l’ai pas fait. J’espère qu’elle m’en voudra pas, mais je voulais pas l’inquiéter. Stupidité, toujours. Je raisonne comme ça depuis un bail, dès qu’il faut faire un mauvais choix, c’est celui que je choisis. C’est souvent le plus facile, plus à porté, le moins gratifiant, mais une bonne facilité.
Et maintenant… Je vais devenir quoi ? Et Louise…
Les paroles de mon père résonnent dans mon crâne. « Un corniaud débile, moins que rien, ce sera toujours le cas ». Corniaud, je le suis resté et ça risque pas de changer. Moins que rien, dans ce commissariat, c’est exactement ce que je suis. L’avait pas tort, finalement, le paternel. Il aurait fait un meilleur père que moi.
Il suffisait de rentrer, de me poser à la maison et mater un film avec la miss. Il suffisait de faire demi-tour, pas la jouer bonne étoile. Il suffisait de pas séquestrer l’autre abruti. Encore moins le buter. Il suffisait que je sois moins con.
131 :
Mais la chance, ça a jamais été mon fort. UN, DEUX, TROIS, QUATRE ! Je m’écroule devant la porte d’entrée, suffoquant. Ils m’ont pas loupé, j’ai le mollet transpercé et plusieurs douleurs me crispent au niveau du dos, du ventre… Je vois floue. J’arrive pas à avoir mal, mon esprit fuit, esquive le moment présent et s’envole déjà, direction la maison. Direction Louise.
Ma respiration siffle, diminue, se saccade. Ça y est, j’ai mal. J’ai terriblement mal. Le sang chaud s’étend par terre, sous moi, ça m’envelopper et pourtant j’ai froid. Mon cœur se comprime, mais c’est pas les balles. C’est autre chose. Je pleure une unique larme et je ferme les yeux. Louise.
132 :
_ Non, non pitié ! »
Il remue sur sa chaise comme un diable enfermé dans une boîte. Ses yeux pleurent.
« S’il vous plaît, pardon, pardon… PARDON !!! »
Je baisse mon marteau, mais mes doigts serrent leur étau plus fort encore. Le manche va exploser et moi avec.
« C’est pas à moi que tu dois dire pardon, petit ».
Il hoche la tête en fermant sa gueule. Petit à petit, je m’apaise. J’aurais rêvé qu’il me donne une excuse, même minime, pour le massacrer. J’en rêverais sûrement toute ma vie.
« On va aller voir les flics, toi et moi.
_ Non, s’il vous pl…
_ Ta gueule. On va aller voir les flics et tu vas tout raconter, tout avouer. Que t’as profité de ma gamine et que tu l’as violé. Compris ? »
Il se met à pleurer franchement. Merde, c’est vraiment un gamin.
« Mais mes parents…
_ Je m’en branle de tes parents. Compris ?
_ Hmm… »
Il acquiesce en reniflant bruyamment. Je le détache à coup de cutter, il reste là, misérable, sur sa chaise. Un enfant pris en faute, c’est tout ce qu’il est. Je le prends par l’épaule et l’embarque. Le retour est silencieux, jusqu’à la voiture. Y a que lui qui chouine, ça ponctue la nuit. Le quartier dort et nous, on vie un instant crucial. Pour lui, pour moi et pour Louise.
Le chemin du retour dans un silence tout aussi pesant. Il a essayé de me convaincre de le ramener chez lui. C’est mort. Arrivés au commissariat, il s’est plus débiné. J’ai laissé le marteau dans la bagnole et il est allé faire sa déposition avec moi. La reconstruction de Louise allait enfin pour commencer. La mienne… On verra plus tard pour la mienne.
133 :
On me fait rentrer à l’arrière d’une voiture de flic et j’y reste assis pendant un bon quart d’heure. Autour, les flics s’activent, des camions débarquent, une ambulance accueille le gamin et les médecins l’auscultent brièvement avant de partir pour l’emmener, sûrement à l’hôpital. Aujourd’hui, j’ai séquestré quelqu’un… et j’arrive pas à éprouver de remords. Juste déçu que ça se finisse comme ça. Merde. Merde. MERDE.
La cellule est froide. En face de moi, un gars roupille, tête contre le mur. Il doit sûrement décuver, vu le filet de bave qui s’étale sur son blouson en cuir. J’ai mal aux poignets.
À travers les barreaux je vois les flics effectuer des allers et des retours, passer, repasser, me regarder ou pas. Je dois être insignifiant pour eux. Un connard de plus, un malade, qui finira bientôt en prison. Loin de sa fille.
Je soupire et me malaxe la main droite. À côté de moi, deux adolescents discutent. Apparemment, ils ont insulté des flics. Faut être con, non ? Aussi con que kidnapper un gamin pour venger sa fille un vendredi soir.
J’ai du mal à me souvenir de tout ce qu’il s’est passé. J’ai juste oublié. Mon cerveau a compressé les données, direction corbeille. Je suis crevé, mais j’arrive pas à dormir. Je pense à Louise. Seule, à la maison. Est-ce qu’elle sait déjà ? J’avais le droit de l’appeler, je l’ai pas fait. J’espère qu’elle m’en voudra pas, mais je voulais pas l’inquiéter. Stupidité, toujours. Je raisonne comme ça depuis un bail, dès qu’il faut faire un mauvais choix, c’est celui que je choisis. C’est souvent le plus facile, plus à porté, le moins gratifiant, mais une bonne facilité.
Et maintenant… Je vais devenir quoi ? Et Louise…
Les paroles de mon père résonnent dans mon crâne. « Un corniaud débile, moins que rien, ce sera toujours le cas ». Corniaud, je le suis resté et ça risque pas de changer. Moins que rien, dans ce commissariat, c’est exactement ce que je suis. L’avait pas tort, finalement, le paternel. Il aurait fait un meilleur père que moi.
Il suffisait de rentrer, de me poser à la maison et mater un film avec la miss. Il suffisait de faire demi-tour, pas la jouer bonne étoile. Il suffisait de pas séquestrer l’autre abruti. Encore moins le buter. Il suffisait que je sois moins con.
134 :
Mais la chance, ça a jamais été mon fort. UN, DEUX, TROIS, QUATRE ! Je m’écroule devant la porte d’entrée, suffoquant. Ils m’ont pas loupé, j’ai le mollet transpercé et plusieurs douleurs me crispent au niveau du dos, du ventre… Je vois floue. J’arrive pas à avoir mal, mon esprit fuit, esquive le moment présent et s’envole déjà, direction la maison. Direction Louise.
Ma respiration siffle, diminue, se saccade. Ça y est, j’ai mal. J’ai terriblement mal. Le sang chaud s’étend par terre, sous moi, ça m’envelopper et pourtant j’ai froid. Mon cœur se comprime, mais c’est pas les balles. C’est autre chose. Je pleure une unique larme et je ferme les yeux. Louise.
135 :
À chaque marche, le violeur en herbe hurle de douleur. J’ai la mâchoire serrée et je l’agrippe au collet. Pas de pitié pour les gars dans ton genre, petit. C’est une leçon dont tu te souviendras toute ta vie.
On sort dans le jardin quand je me fige, lui avec. Devant nous, une dizaine de policiers nous braquent. Merde, la bagnole. Elle était là, toute la nuit, bien en vue sur le trottoir. Merde, merde ET MERDE.
« Genoux à terre et mains en évidence, immédiatement ! » me hurle une femme qui doit avoir mon âge.
Bordel, c’est trop con. Beaucoup trop con. C’est pas à moi de finir en prison…
> Se rendre (voir 140)
> Fuir (voir 137)
136 :
Mon circuit sanguin tambourine mes tempes, mon bras tremble d’excitation. Tout mon corps tremble. J’ai l’image de ce fumier sur ma fille. BAM ! Encore un coup, dans les côtes. Il peut plus se plaindre, il n’en a plus le temps ni l’énergie. Ni la mâchoire pour. J’ai dû lui perforer sa cage thoracique, il a du mal à respirer. Et j’en ai rien à foutre.
Je le détache à coup de cutter sans vérifier si je le blesse ou pas, puis le traîne sur le sol. Je jubile, les larmes sortent de mes yeux sans que je leur demande quoi que ce soit, j’abats mon bras une nouvelle fois. Deux. Trois, je sais plus, je m’en branle. Je lui éclate le crâne, j’en fais de la bouillie, je repeins le sol de la chambre à la couleur de la vengeance. Voilà ce qui arrive quand on viole ma fille. Je l’imagine, ce gosse, suspendu par un crochet devant le lycée. Qu’ils voient tous, qu’ils sachent tous. Que PERSONNE ne touche à MA fille. Au bout de dix minutes, je m’écroule sur le sol. Le cadavre du gamin gît, là, pitoyable. Je l’ai tué beaucoup trop vite. J’aurais tellement aimé, tellement… J’aurais voulu lui dire… Tout ce que j’avais sur le cœur, mais ce sont mes tripes qui ont parlé, qui ont vomi ma colère.
Une délivrance et un emprisonnement, voilà ce que c’était. Plus de retour en arrière, j’avais massacré un gosse. Étrangement, une sorte de plénitude m’envahit tandis que je gisais à côté de son corps sans visage, inerte. Le plafond au-dessus de moi s’est mis à tourner, mais mon cerveau se persuadait que tout allait bien. Mon corps a prouvé le contraire.
Je me suis redressé pour gerber mon repas du soir. L’odeur, déjà nauséabonde, s’est mélangée à celle, interne, de mon estomac. J’aurais bien eu envie de vomir à nouveau, mais seule la bile s’échappait désormais de ma gorge nouée.
Péniblement, je me suis relevé. Mes fringues étaient tachées, tâchées de sang, tâchées de vomi, tâchées du voile noir qui venait de m’envelopper, ce voile de haine, de violence et de désespoir. Je me suis assis dans un coin de la pièce et j’ai attendu pendant trois heures, fixant ce qui restait du violeur de ma fille. Immonde, il avait été immonde jusque dans la mort. Ce n’était plus qu’un corps méconnaissable, décharné et sans humanité. C’est toujours impressionnant à quel point, si la tête disparaît, tout un corps perd son identité. Il pourrait être celui de n’importe qui, ce n’est plus un mort, c’est un tas de chaires. Plus identifiable, un cadavre devient si anonyme qu’il effraie plus encore. Je crois que je n’oublierais jamais cette image. CLIC ! Mon cerveau a pris la photo, elle est imprimée sur ma rétine, l’odeur ambiante a envahi mes narines. Étrangement, je ne me suis jamais senti aussi en vie.
Tôt, dans la matinée, alors que la nuit battait encore son plein, j’ai foutu le corps dans un sac poubelle. Pas assez grand, le sac, j’en ai pris deux en priant que ça ferait l’affaire.
Non loin de chez ma mère, il y a une colline qui sert de cimetière à bagnoles. On y broie des voitures tous les jours. C’est ma solution…
Je sors de la maison, le gosse dans les bras, et me fige immédiatement. Devant moi, une dizaine de policiers me braquent. Merde, la bagnole. Elle était là, toute la nuit, bien en vue sur le trottoir. Merde, merde ET MERDE.
« Genoux à terre et mains en évidence, immédiatement ! » me hurle une femme qui doit avoir mon âge.
Bordel, c’est trop con. Beaucoup trop con. C’est pas à moi de finir en prison…
> Se rendre (voir 138)
> Fuir (voir 139)
137 :
On me fait rentrer à l’arrière d’une voiture de flic et j’y reste assis pendant un bon quart d’heure. Autour, les flics s’activent, des camions débarquent, une ambulance accueille le gamin et les médecins l’auscultent brièvement avant de partir pour l’emmener, sûrement à l’hôpital. Aujourd’hui, j’ai séquestré quelqu’un… et j’arrive pas à éprouver de remords. Juste déçu que ça se finisse comme ça. Merde. Merde. MERDE.
La cellule est froide. En face de moi, un gars roupille, tête contre le mur. Il doit sûrement décuver, vu le filet de bave qui s’étale sur son blouson en cuir. J’ai mal aux poignets.
À travers les barreaux je vois les flics effectuer des allers et des retours, passer, repasser, me regarder ou pas. Je dois être insignifiant pour eux. Un connard de plus, un malade, qui finira bientôt en prison. Loin de sa fille.
Je soupire et me malaxe la main droite. À côté de moi, deux adolescents discutent. Apparemment, ils ont insulté des flics. Faut être con, non ? Aussi con que kidnapper un gamin pour venger sa fille un vendredi soir.
J’ai du mal à me souvenir de tout ce qu’il s’est passé. J’ai juste oublié. Mon cerveau a compressé les données, direction corbeille. Je suis crevé, mais j’arrive pas à dormir. Je pense à Louise. Seule, à la maison. Est-ce qu’elle sait déjà ? J’avais le droit de l’appeler, je l’ai pas fait. J’espère qu’elle m’en voudra pas, mais je voulais pas l’inquiéter. Stupidité, toujours. Je raisonne comme ça depuis un bail, dès qu’il faut faire un mauvais choix, c’est celui que je choisis. C’est souvent le plus facile, plus à porté, le moins gratifiant, mais une bonne facilité.
Et maintenant… Je vais devenir quoi ? Et Louise…
Les paroles de mon père résonnent dans mon crâne. « Un corniaud débile, moins que rien, ce sera toujours le cas ». Corniaud, je le suis resté et ça risque pas de changer. Moins que rien, dans ce commissariat, c’est exactement ce que je suis. L’avait pas tort, finalement, le paternel. Il aurait fait un meilleur père que moi.
Il suffisait de rentrer, de me poser à la maison et mater un film avec la miss. Il suffisait de faire demi-tour, pas la jouer bonne étoile. Il suffisait de pas séquestrer l’autre abruti. Encore moins le buter. Il suffisait que je sois moins con.
138 :
On me fait rentrer à l’arrière d’une voiture de flic et j’y reste assis pendant un bon quart d’heure. Autour, les flics s’activent, des camions débarquent, une ambulance accueille ce qu’il reste du gamin à l’arrière. Aujourd’hui, j’ai tué quelqu’un… et j’arrive pas à éprouver de remords. Juste déçu que ça se finisse comme ça. Merde. Merde. MERDE.
La cellule est froide. En face de moi, un gars roupille, tête contre le mur. Il doit sûrement décuver, vu le filet de bave qui s’étale sur son blouson en cuir. J’ai mal aux poignets.
À travers les barreaux je vois les flics effectuer des allers et des retours, passer, repasser, me regarder ou pas. Je dois être insignifiant pour eux. Un connard de plus, un malade, qui finira bientôt en prison. Loin de sa fille.
Je soupire et me malaxe la main droite. À côté de moi, deux adolescents discutent. Apparemment, ils ont insulté des flics. Faut être con, non ? Aussi con que kidnapper un gamin pour venger sa fille un vendredi soir.
J’ai du mal à me souvenir de tout ce qu’il s’est passé. J’ai juste oublié. Mon cerveau a compressé les données, direction corbeille. Je suis crevé, mais j’arrive pas à dormir. Je pense à Louise. Seule, à la maison. Est-ce qu’elle sait déjà ? J’avais le droit de l’appeler, je l’ai pas fait. J’espère qu’elle m’en voudra pas, mais je voulais pas l’inquiéter. Stupidité, toujours. Je raisonne comme ça depuis un bail, dès qu’il faut faire un mauvais choix, c’est celui que je choisis. C’est souvent le plus facile, plus à porté, le moins gratifiant, mais une bonne facilité.
Et maintenant… Je vais devenir quoi ? Et Louise…
Les paroles de mon père résonnent dans mon crâne. « Un corniaud débile, moins que rien, ce sera toujours le cas ». Corniaud, je le suis resté et ça risque pas de changer. Moins que rien, dans ce commissariat, c’est exactement ce que je suis. L’avait pas tort, finalement, le paternel. Il aurait fait un meilleur père que moi.
Il suffisait de rentrer, de me poser à la maison et mater un film avec la miss. Il suffisait de faire demi-tour, pas la jouer bonne étoile. Il suffisait de pas séquestrer l’autre abruti. Encore moins le buter. Il suffisait que je sois moins con.
139 :
Mais la chance, ça a jamais été mon fort. UN, DEUX, TROIS, QUATRE ! Je m’écroule devant la porte d’entrée, suffoquant. Ils m’ont pas loupé, j’ai le mollet transpercé et plusieurs douleurs me crispent au niveau du dos, du ventre… Je vois floue. J’arrive pas à avoir mal, mon esprit fuit, esquive le moment présent et s’envole déjà, direction la maison. Direction Louise.
Ma respiration siffle, diminue, se saccade. Ça y est, j’ai mal. J’ai terriblement mal. Le sang chaud s’étend par terre, sous moi, ça m’envelopper et pourtant j’ai froid. Mon cœur se comprime, mais c’est pas les balles. C’est autre chose. Je pleure une unique larme et je ferme les yeux. Louise.
140 :
_ Non, non pitié ! »
Il remue sur sa chaise comme un diable enfermé dans une boîte. Ses yeux pleurent.
« S’il vous plaît, pardon, pardon… PARDON !!! »
Je baisse mon marteau, mais mes doigts serrent leur étau plus fort encore. Le manche va exploser et moi avec.
« C’est pas à moi que tu dois dire pardon, petit ».
Il hoche la tête en fermant sa gueule. Petit à petit, je m’apaise. J’aurais rêvé qu’il me donne une excuse, même minime, pour le massacrer. J’en rêverais sûrement toute ma vie.
« On va aller voir les flics, toi et moi.
_ Non, s’il vous pl…
_ Ta gueule. On va aller voir les flics et tu vas tout raconter, tout avouer. Que t’as profité de ma gamine et que tu l’as violé. Compris ? »
Il se met à pleurer franchement. Merde, c’est vraiment un gamin.
« Mais mes parents…
_ Je m’en branle de tes parents. Compris ?
_ Hmm… »
Il acquiesce en reniflant bruyamment. Je le détache à coup de cutter, il reste là, misérable, sur sa chaise. Un enfant pris en faute, c’est tout ce qu’il est. Je le prends par l’épaule et l’embarque. Le retour est silencieux, jusqu’à la voiture. Y a que lui qui chouine, ça ponctue la nuit. Le quartier dort et nous, on vie un instant crucial. Pour lui, pour moi et pour Louise.
On sort dans le jardin quand je me fige, lui avec. Devant nous, une dizaine de policiers nous braquent. Merde, la bagnole. Elle était là, toute la nuit, bien en vue sur le trottoir. Merde, merde ET MERDE.
« Genoux à terre et mains en évidence, immédiatement ! » me hurle une femme qui doit avoir mon âge.
Bordel, c’est trop con. Beaucoup trop con. C’est pas à moi de finir en prison…
> Se rendre (voir 145)
> Fuir (voir 144)
141 :
Mais la chance, ça a jamais été mon fort. UN, DEUX, TROIS, QUATRE ! Je m’écroule devant la porte d’entrée, suffoquant. Ils m’ont pas loupé, j’ai le mollet transpercé et plusieurs douleurs me crispent au niveau du dos, du ventre… Je vois floue. J’arrive pas à avoir mal, mon esprit fuit, esquive le moment présent et s’envole déjà, direction la maison. Direction Louise.
Ma respiration siffle, diminue, se saccade. Ça y est, j’ai mal. J’ai terriblement mal. Le sang chaud s’étend par terre, sous moi, ça m’envelopper et pourtant j’ai froid. Mon cœur se comprime, mais c’est pas les balles. C’est autre chose. Je pleure une unique larme et je ferme les yeux. Louise.
142 :
On me fait rentrer à l’arrière d’une voiture de flic et j’y reste assis pendant un bon quart d’heure. Autour, les flics s’activent, des camions débarquent, une ambulance accueille le gamin et les médecins l’auscultent brièvement avant de partir pour l’emmener, sûrement à l’hôpital. Aujourd’hui, j’ai séquestré quelqu’un… et j’arrive pas à éprouver de remords. Juste déçu que ça se finisse comme ça. Merde. Merde. MERDE.
La cellule est froide. En face de moi, un gars roupille, tête contre le mur. Il doit sûrement décuver, vu le filet de bave qui s’étale sur son blouson en cuir. J’ai mal aux poignets.
À travers les barreaux je vois les flics effectuer des allers et des retours, passer, repasser, me regarder ou pas. Je dois être insignifiant pour eux. Un connard de plus, un malade, qui finira bientôt en prison. Loin de sa fille.
Je soupire et me malaxe la main droite. À côté de moi, deux adolescents discutent. Apparemment, ils ont insulté des flics. Faut être con, non ? Aussi con que kidnapper un gamin pour venger sa fille un vendredi soir.
J’ai du mal à me souvenir de tout ce qu’il s’est passé. J’ai juste oublié. Mon cerveau a compressé les données, direction corbeille. Je suis crevé, mais j’arrive pas à dormir. Je pense à Louise. Seule, à la maison. Est-ce qu’elle sait déjà ? J’avais le droit de l’appeler, je l’ai pas fait. J’espère qu’elle m’en voudra pas, mais je voulais pas l’inquiéter. Stupidité, toujours. Je raisonne comme ça depuis un bail, dès qu’il faut faire un mauvais choix, c’est celui que je choisis. C’est souvent le plus facile, plus à porté, le moins gratifiant, mais une bonne facilité.
Et maintenant… Je vais devenir quoi ? Et Louise…
Les paroles de mon père résonnent dans mon crâne. « Un corniaud débile, moins que rien, ce sera toujours le cas ». Corniaud, je le suis resté et ça risque pas de changer. Moins que rien, dans ce commissariat, c’est exactement ce que je suis. L’avait pas tort, finalement, le paternel. Il aurait fait un meilleur père que moi.
Il suffisait de rentrer, de me poser à la maison et mater un film avec la miss. Il suffisait de faire demi-tour, pas la jouer bonne étoile. Il suffisait de pas séquestrer l’autre abruti. Encore moins le buter. Il suffisait que je sois moins con.
14:20 - 10 févr. 2019
Semaine 3 : Tirer les vers du nez (6 698 mots)
Tirer les Vers du nez
Réajustant sa prise sur son barda, Connor pénétra dans l’astroport avec la détermination inhérente à sa jeunesse. Si l’extérieur du site pouvait sembler bruyant et peuplé, il n’en était rien comparé au microcosme qui se développait depuis des années dans l’enceinte du port astral. Le plafond de verre laissait deviner l’intégralité des bâtiments spatiaux qui gravitaient autour du port, même si l’espace au-dessus du jeune homme était ponctué par de nombreuses passerelles et escaliers automatiques. Dans l’immense hall, qui avoisinait sûrement le kilomètre carré, une foule d’humains et d’Autres, diverses créatures hybrides ou à l’intelligence développée, s’égosillait, s’interpelait, allait et venait dans un sens comme dans l’autre. Des Rhudons, créatures pachydermiques aux cornes prononcées, invitaient les voyageurs à se rapprocher afin de goûter leurs mixtures et leurs « croûtes », ces curieux sandwichs aux feuilles de salade virant sur l’orangé. Sur les plateformes encore en construction, les ouvriers venus de tous horizons stellaires bossaient de concert pour terminer le port dans les plus brefs délais ; autrement dit dans encore un an ou deux. Connor, qui avait fait ses classes dans une école purement humaine, accueillait cette diversité avec un ravissement mêlé de stupéfaction. La plupart de ces races, il ne les avait jamais vus qu’au cours de ses études ou dans certains shows télévisés.
Bien entendu, la majorité des êtres rassemblés ici étaient des humains, venus coloniser la seconde TerraGalaxie après que leurs ancêtres l’aient annexé par les armes et une politique de fer. Plus qu’humains, beaucoup étaient français ; Frankia 3 représentant l’une des sept colonies spatiales francophones. Il s’agissait, d’ailleurs, de la plus grande de ces colonies, frôlant le million d’habitants au compteur. Mais c’était sans penser à celles et ceux qui faisaient halte sur la planète sans y résider vraiment, transformant l’endroit en une gigantesque fourmilière. Car le port était un lieu d’arrêt obligatoire pour qui voulait visiter le reste de la TerraGalaxie, aussi un flux continu d’étrangers était vomi par les portes d’entrée des quais et recraché par celles de sorties.
D’immenses pancartes ornaient les murs, faisant défiler à toute vitesse des publicités audacieuses dont on aurait su dire si elles mettaient en avant un coiffeur ou un chirurgien plastique. Bien sûr, entre deux battements de cils, une image subliminale venait s’imprimer sur la rétine, évoquant P, le président de la Grande Démocratie Galactique. P était élu, tous les dix ans, dans un immense concours télévisé mondial où la plastique était bien plus importante que le programme. Car il était vital d’envoyer aux étrangers hors Terre une image belle et positive de la Nation Hu, l’Humanité, celle avec un grand « H » et de beaux idéaux.
Des cris, semblables à des grognements, sortirent Connor de sa contemplation. Devant les stands des Rhudors, un homme bourru, en tenue de service portuaire, inspectait le contenu des charriots. Il secouait un des fameux sandwichs sous les yeux les créatures cornues tout en postillonnant une colère qui semblait incompréhensibles aux yeux des intéressés. Connor se rapprocha.
« Bordel de merde, mais tu baragouines rien à l’humain et tu viens r’vendre ta merdasse remplie d’dégueulis sur mes plates-bandes, t’as vraiment que tchi dans la caboche, cornu d’mes deux ! J’vais pas saliver plus longtemps pour ta sale gueule donc tu vas m’répondre fissa avant d’recevoir un kick dans les dents, c’est compris ? »
Inspirant comme s’il sortait d’une apnée, le militaire hurla au visage du rhudor.
« D’où elle sort ta putain d’barbaque ? Hein ? Des égouts d’lastroport ? Avec qui tu traites pour la r’cevoir en cargo ?! »
Le soldat, un gradé d’après l’insigne étoilé sur son épaule, balança le sandwich sous le regard exaspéré de la créature. Derrière cette dernière, toute une bande de rhudors, la plupart de petite taille, observait la scène en courbant le dos. L’interrogé, quant à lui, tentait vainement d’articuler quelques mots en anglais ou en espagnole. Malheureusement, avec sa courte trompe boursoufflée et les couinements inhérents à sa langue, ses paroles étaient incompréhensibles, du moins pour Connor. Le soldat perdait patience.
« Bon, écoute-moi bien, espèce de rhino mal torché aux radiations, j’vais t’embarquer, toi et ta p’tite famille, et on va t’interroger dans les loges. Tu connais les loges, hein mon gros ? »
Ne semblant pas comprendre, le rhudor hochait la tête machinalement, les yeux plissés. Satisfait, le gradé sortit un tube argenté de sa poche de veste et souffla de toutes ses forces dessus. Un tintement strident s’en échappa, ayant pour effet de faire rappliquer plusieurs soldats quelques minutes après. Ils portaient, eux aussi, la tenue bleue inhérente aux gardes du port. Tandis que les militaires embarquaient femmes et enfants, la plupart couinants et pleurants, Connor se glissa près du gradé et effectua un salut martial proche de la perfection. Le soldat, lui, ne leva qu’à peine les yeux.
« Tu veux quoi, pécore ? T’sais pas r’tourner à ta cambrousse ? La planète bleue c’est porte 3 ».
Surpris, mais sans se laisser désarçonner pour autant, Connor répliqua, tentant vainement de cacher sa timidité avec une fermeté approximative.
« Je suis un jeune classé, Monsieur. Je viens pour rejoindre le régiment militaire de l’astroport de Frankia 3, Monsieur.
_ Montre ton papelard ».
Sceptique, le lieutenant tendit la main en attendant que Connor lui donne son formulaire d’assignation. Le garçon farfouilla dans son sac et offrit un papier précieusement plié en quatre. Le militaire, étonnamment soigneux, lut attentivement le formulaire en hochant la tête avant de le remettre à Connor.
« Bienv’nu dans la bande, gamin. Va t’présenter section 9, couloir 6. Là-bas, t’auras deux hôtesses, une bien moche et une un peu moins, t’peux pas les louper on dirait qu’on leur a roulé d’ssus. Tu leur files ton papelard et elles te fileront uniforme et matos. D’là, tu te diriges vers le baraquement 3, la Porte des Couillons. Tu r’trouveras tes p’tits camarades qui attendent leurs assignations dans l’astromerde. Tu t’présentes, tu blablates, tu montres que t’as la plus grosse et tu vas là où l’intendant te dira d’aller, compris ? »
Sans même attendre une quelconque réponse, et sans s’être présenté, le gradé lui fit une tape sur l’épaule et s’en alla à pas vif à la suite de son équipe. L’épaule encore endolorie, Connor se rapprocha d’un plan interactif et chercha, pendant dix bonnes minutes, la fameuse section 9 du port.
Zigzaguant à travers l’astroport, longeant parfois les murs et le nez toujours levé sur les panneaux magnétiques qui indiquaient les différentes sections du bâtiment, Connor finit par trouver – enfin ! – la section 9. Là, plusieurs militaires aux costumes bleu ciel allaient et venaient dans un silence qui dénotait avec le brouhaha constant de l’environnement dans lequel ils travaillaient. Connor se glissa dans le sixième couloir, celui qui menait certainement à ce fameux bâtiment 3. Il se stoppa net devant le bureau des admissions. Si le gradé n’avait pas tellement menti quant à la laideur des deux secrétaires, force était de constater qu’il avait quelque peu exagéré. Elles n’étaient pas franchement belles, mais loin de la mocheté des ouvriers et des rats-de-zone qui peuplaient les régions-poubelles des planètes les moins riches. Car si l’humanité entière se réclamait d’une certaine forme de démocratie, une forme qui aurait sûrement fait grincer des dents bien des esprits libres, il était un point sur lequel nul n’était égal ; la Beauté, ou du moins le canon en vigueur. Peau glabre, seins siliconés et fessiers alternatifs, torse vigoureux, front lissé et poils rugueux et taillés, tout ceci n’était accessible qu’aux élites. La barbe et les cheveux connurent un succès phénoménal il y avait de ça une trentaine d’années, lorsque les radiations firent perdre leur pilosité à une majorité des humains, génération après génération. Aussi, une bonne partie de la noblesse démocratique collectionnait perruques, implants ou huiles vitalisantes. Et c’était ces élites qui, bien vite, devenaient les icônes du monde connu. Car être humain, c’était avant tout être beau et immortel. La première caractéristique régnait désormais sur les TerraGalaxies tandis que la seconde était toujours recherchée par les plus fous ou les plus désespérés.
Dans son genre, Connor n’était pas si mal loti. Il avait échappé aux radiations en quittant la terre relativement jeune et il était donc doté d’une chevelure, éparse, mais douce au toucher. De petite taille et juste assez musclé pour avoir réussi son examen, il était néanmoins peu pourvu de poils ailleurs que sur son crâne. Crâne qu’il fut bien forcé de raser pour l’armée, au grand damne de ses deux parents. « Avec des cheveux pareils, tu aurais fait un si beau médecin ! » s’égosillaient-ils jusqu’au jour de son départ. Mais ils aimaient bien trop leur unique fils pour l’empêcher d’aller là où il lui plaisait de se rendre.
La jeune recrue se présenta timidement aux deux secrétaires, qui l’accueillirent avec un sourire chaleureux. Au-dessus de leur tête, des drones messagers sifflaient dans les airs en s’envolant dans le port pour mieux revenir au bureau. Deux d’entre eux se percutèrent et churent lamentablement au sol, leurs ailes continuant de tourner désespérément jusqu’à la casse. Certaines technologies, malgré toute la bonne volonté qu’on souhaitait y mettre, ne seraient jamais au point… Connor récupéra son dossier et se dirigea, comme convenu, dans le bâtiment 3. On lui avait confié une matraque qui pesait son poids et un pistolet à électrocution. Bien sûr, il avait désormais entre les mains sa tenue bleu foncé, qui l’accompagnerait durant l’intégralité de ses années d’apprentissage.
Le fameux baraquement accueillait en l’état une petite troupe de recrues qui discutaient à grand bruit. Des chaises étaient entassées un peu partout dans la pièce, ne trouvant que peu de propriétaires pour le moment. Au fond, un écran d’ordinateur s’étalait sur une bonne moitié du mur. Connor, en terre inconnue, décida de s’asseoir sur une chaise située dans un coin de la pièce, juste à temps pour que quatre soldats, des gradés, entrent sans un mot. Au vu du vacarme, ils s’arrêtèrent cinq secondes pour attendre le silence, le dos droit et la mine stricte. C’était sans compter sur l’un d’eux, dont la voix que Connor connaissait désormais ne retentisse dans l’habitacle.
« Mais vous allez fermer vos claques-merdes, bande de dindes ? Si vous voulez piailler comme en garderie, retournez dans les mamelles d’vos mères et laissez les bouseux les plus silencieux bosser tranquille ! »
Instantanément, les recrues se jetèrent sur les chaises et silence se fit.
« Vous croyez quoi, qu’on en a pas d’jà assez du bordel que foutent les moches à l’intérieur ?! »
Le gradé postillonna sur les recrues les plus proches puis rejoignit les trois autres devant l’écran. L’un d’eux afficha une moue contrite en regardant le gueulard que Connor avait rencontré plus tôt dans la matinée, avant de se racler la gorge. Il s’avança d’un pas, casque sous le coude. Sa voix était douce, mais son flux de parole semblait coupé au rasoir.
« Salut, les mini-bleus. Je suis le lieutenant Jack Gray et voici les capitaines Bonama Houbouzou, Tom Wikle et…
_ Moi c’est le Fist ! » s’exclama le militaire à la grande gueule.
Le lieutenant Jack Gray leva les yeux au ciel, mais ne sembla pas revenir sur l’intervention du Fist, reprenant son discours.
« Ils seront vos capitaines de section durant vos prochaines années à l’astroport. Ici, nous avons trois sections principales dans lesquelles vous serez répartis. Certains avaient formulé des vœux particuliers, nous avons fait en sorte d’en prendre compte. D’abord, je vous présente le Capitaine Houbouzou qui se charge du détachement de vérification des soutes et bâtiments aériens. Tom Wikle s’occupe de la gestion administrative des groupes et du lieu dans son ensemble. Son équipe sera vos yeux et vos oreilles, à travers les mille six cent trente-deux caméras et cinq cent quarante micros disséminés sur l’ensemble du site. Quant au Fist, il gère la sécurité intérieure de l’astroport et la défense des passagers. Vous serez sous leurs ordres aussi longtemps que vous officierez comme mini-bleus, avant de rejoindre les confirmés du port une fois vos saisons validées ».
Les années dans la garde de l’astroport se comptaient en saisons terriennes. Une manière comme une autre de ne pas oublier d’où l’on venait. Une recrue devait officier durant quinze saisons dans sa section d’apprentissage avant de pouvoir espérer rentrer définitivement dans les groupes armés professionnels. Un appel fut effectué brièvement afin de vérifier que toutes les recrues attendues étaient là. Il n’en manquait pas.
L’écran derrière Jack Gray s’alluma.
« Voici un tableau avec vos noms et vos assignations. Veuillez, dès lors, rejoindre votre capitaine de section qui vous briefera directement sur la suite. Bienvenue à l’astroport ».
À l’instar des autres cadets, Connor se précipita vers ledit tableau. Pendant ce temps, Jack Gray avait déjà quitté la pièce et les trois capitaines discutaient entre eux. Le Fist riait bruyamment, les autres écoutaient. Connor prit bien cinq minutes à trouver son nom dans la liste, pourtant courte ! Il était assigné à la défense intérieure de l’astroport. Son regard glissa sur le Fist avec un désespoir certain. Son futur capitaine était là, se caressant le crâne et crachant par terre un glaviot blanchâtre. Un robot-nettoyeur déboula immédiatement de son trou de souris et effaça l’injure proférée au sol. Le Fist rit.
Lorsque tous eurent trouvé leur capitaine attitré, le Fist réunit ses futurs élèves. Il roulait des épaules, tapait ses poings l’un contre l’autre en affichant un sourire mielleux. Connor observa ses mains et se rendit compte à cet instant, qu’outre sa matraque et son pistolet-immobilisant, le Fist était armé de Poings. Des gantelets électriques conçus pour envoyer une décharge telle dans le bras de son propriétaire, qu’un simple coup porté surpassait de trois fois celui que son utilisateur était en mesure de donner. Autrement dit, Connor aurait pu assommer un camarade au premier coup balancé. De quoi était capable le Fist ?
« Bon, les braillards, j’vais vous faire une visite guidée gratuite à travers l’astro ! J’espère qu’vous avez les gambettes solides et la motiv’ parce qu’on va marcher, marcher et encore marcher. On fait pas partie d’ces merdeux qui usent des wagonnets d’service, c’est clair ? Demain, vous aurez des cuissards d’la taille d’une poutre ou j’m’appelle pas le Fist ! »
En bon chef de file, leur supérieur tenu parole. Pendant toute la matinée, il leur fit traverser en long, en large et en travers, chaque recoin de l’Astroport. Il s’arrêtait parfois pour faire effectuer aux jeunes des fouilles de passagers parce qu’on « est jamais trop prudents, bordel ». Connor, qui n’avait encore jamais fouillé personne, s’attela à la tâche avec une certaine minutie. Évitant soigneusement tout contact qui pourrait s’avérer offensant, il balbutia des excuses maladroites lorsque le Fist lui gueula au visage d’y aller plus franchement. Il était aisé de savoir quelles zones éviter chez un humain et quelles autres fouiller. Dès lorsqu’il s’agissait d’une créature x ou y, parfois créature que Connor n’avait encore jamais vue, l’affaire se révélait bien plus délicate. Car, plus que leur corps, c’était leurs mœurs qui se différenciaient aussi des humains. Palper l’aisselle d’un noiraud équivalait apparemment à lui effectuer un toucher rectal, chose que l’un des camarades de Connor apprit à ses dépens, sous le rire gras de leur chef. C’était une journée rude, mais les coups de midi sonnant, le capitaine lâcha ses oyes dans la cafétéria attitrée. Cet instant résonna comme une bouffée d’air frais aux yeux de Connor.
Déjà, il semblait naturel pour chaque cadet de se grouper et de déjeuner selon sa division. Connor put enfin discuter plus amplement avec ses nouveaux camarades.
« Bon sang, quelle plaie d’avoir le Fist… Si j’avais su, je ne me serais jamais engagé à l’astroport ! » se plaignit un jeune homme aux oreilles décollées et aux cheveux d’une couleur étrangement mauve.
Les autres cadets acquiescèrent tous bruyamment, Connor en tête. L’une d’entre eux, qui répondait au nom de Lydia, soupira.
« Attendez d’avoir à palper l’intégralité des voyageurs tous les jours de toutes les semaines. Paraît qu’il faudra désigner l’un de nous pour s’occuper des irradiés…
_ C’est ça, ouais. Je touche pas à ces gens-là, moi.
_ Relax, mon pote. T’auras une combi, lâcha un autre première année répondant au doux nom de Rudolph.
_ Mais on est pas genre… Tous irradiés ?
_ Certains plus que d’autres… »
Peu à peu, Connor se détendit. Lui de nature si timide, il se surprit à participer aux conversations, donner son avis et écouter avec attention les prénoms de chacun de ses camarades pour les cinq années qui suivront. Il en retint sept sur douze, ce qui n’était, sommes toutes, pas si mal. En tête on avait Willy, le fameux garçon aux cheveux mauves. Tous le surnommaient Willy le Jaune, du fait que son père eût été, selon la rumeur, un Zonar. Ces créatures humanoïdes vivaient dans les cuves de radiation et se nourrissaient des animaux irradiés et des poissons acides. Ceci expliquerait les cheveux, mais je n’ai pas envie de savoir comment son père réussit à séduire sa mère, pensa Connor. Il y avait Lydia, une jeunette au teint de poupée, qui devait être à peine plus jeune que lui. Il était d’ailleurs surprenant qu’une femme aussi attractive se soit réfugiée dans un corps d’armée, puisqu’elle aurait pu rejoindre parlementaires et émissaires politiques en sautant les années les plus pénibles et en s’octroyant une perruque. Car malgré son crâne chauve et ses sourcils peu épais, elle était dotée d’un visage étrangement doux, lisse et Connor devinait à travers sa combinaison un corps relativement avantageux. Rudolph était un gaillard charpenté, un des rares terriens avec Connor. Son sourire édenté et sa carrure carrée ne cachaient pas son naturel sympathique. Il y avait aussi Samuel, Iam, Nazer – qui avait fouillé le noiraud - et Nelly. Sans en savoir plus sur eux, Connor se satisfaisait de pouvoir afficher leur prénom sur leur front sans se tromper.
« Du coup, on est vraiment que deux à venir de la Terre ? demanda Connor à l’assemblée.
_ Mec, la Terre elle est morte, répondit Lydia. Encore dix ans et on en entendra plus parler.
_ Déconne pas, il y aura toujours plus d’irradiés sur la Terre que d’habitant sur n’importe quelle colonie. P et ses potes feront juste en sorte de les oublier, déclara Samuel avec un accent latino.
_ Ouais, ouais. En même temps, c’est un gouffre cette planète. On la sauvera jamais, qu’on passe à autre chose, rétorqua immédiatement Lydia.
_ Radical, non ? hasarda Connor.
_ Dans la vie, Connor, si t’es pas radical tu t’en sortiras jamais. »
L'échange se poursuivit pendant la fin du repas, les uns défendant les terriens, les autres expliquant qu’il fallait aller de l’avant. Pourtant, toute la discussion fut posée, amicale et d’un sérieux apaisant. Une atmosphère que Connor n’avait que rarement connue. Soudain, alors que la petite bande terminait son dessert en se demandant quelle serait leur mission de l’après-midi, l’ombre du Fist apporta la réponse d’une manière toujours aussi douce qu’à l’accoutumée.
« Bon les clébards, cet aprèm c’est aéroporte. On s’occupe de vérifier les bazars et les entrants, on passe tout au peigne fin et on vérifie qu’y ait pas d’marchandises illicites.
_ C’est pas aux autres de se charger des bagages ? demanda Rudolph.
_ Ta gueule », lui répondit le Fist.
Ce dernier pointa Rudolph du doigt, Rudolph se ratatinant aussitôt. Du moins, autant que ses deux mètres dix le pouvaient.
« Toi, la montagne t’enfile la combi. Doit bien y en avoir une à ta taille. Si vous trouvez des rats-de-zone, vous les envoyez direct au grand benêt ! »
Ils hochèrent la tête de bonne grâce, compatissant avec Rudolph avant de lever leurs fesses de leurs bancs et suivre le Fist vers une des portes des docks. Connor n’était pas certain de savoir si par « grand benêt », le Fist évoquait un Dieu quelconque ou son supérieur hiérarchique, Jack Gray. Une navette de colons faisait halte à l’astroport afin de se ravitailler, aussi le jeune homme réalisa bien vite qu’ils en auraient pour le reste de la journée. Il fallait contrôler ceux qui venaient se dégourdir les jambes, acheter des souvenirs ou manger, puis les contrôler de nouveau lorsqu’ils reviendraient pour le départ de la Navette Colonisatrice. En fait, ils en auraient certainement pour une partie de la nuit aussi.
Connor, de bonne grâce, enchaînait les vérifications. Il faisait équipe avec Samuel et Willy le Jaune, se chargeant des sacs, bagages et personnes qui passaient au préalable à travers les bipeurs, les scanneurs et autres appareils toujours plus ennuyeux et bruyant. L'un gérait toute trace de métal chez les passagers, un autre scannait l’utilisation éventuelle de puces internes, tandis qu’un troisième encore se chargeait de révéler aux gardes la chaleur corporelle et le taux de stress du voyageur. Évidemment, quatre autres mini-bleus fouillaient les usagers en amont, avant de les laisser traverser les scans. Le Fist, fidèle à lui-même, effectuait des allers-retours entre chaque groupe afin de vérifier que les choses avançaient comme il l’entendait.
Connor commençait à avoir chaud. Sa matraque, accrochée à la ceinture, pesait de plus en plus lourd et sa hanche tombait négligemment vers la droite. Il avait amorcé son après-midi en souriant à chaque vieillard, chaque famille, chaque colon qui s’émerveillaient, à peine le premier sas passé, de l’ampleur de l’astroport. Mais la journée commençait à être rude. Peut-être aurais-je dû faire médecin. De plus, hors de question de discuter avec ses deux compères, puisqu’une peur inconditionnelle de leur supérieur les forçait tous les trois à baisser les yeux et se concentrer sur leur tâche. Les premières heures se passèrent sans accroc. Un colon se fit arrêter et interroger par le capitaine pour avoir ramené un canif de la taille de son pouce. Une petite fille vit son doudou brûler dans une cuve pour avoir détenu des particules fines étrangères au scope. Un troubadour itinérant, répondant au nom d’Alceste, se fit renvoyer dans la navette pour avoir osé pousser la chansonnette devant le Fist. Une journée banale dont Connor allait devoir retenir chaque instant comme l’un des scénarios auquel ferait face son quotidien désormais.
Le jeune homme commençait, avec Samuel, à s'occuper d’un couple lorsque le Fist les rejoignit. Il observa longuement la femme, tout à fait quelconque. Elle était chauve, de même que son compagnon. Des terriens, irradiés à déjà 50%. Passés les 70, Rudolph se chargeait du filtrage. Les yeux du Fist, plissés et perçants, se baladaient d’un élément du couple à l’autre. La femme devait avoir la trentaine, rares étaient ses dents encore présentes et elle observait les contrôleurs d’un air hagard. Son homme, du même âge, arborait une peau mate et une bouche de travers, des pustules sur la joue gauche et un nez atrophié, qui complétaient un coup d’œil dur qui sautait d’un agent à l’autre. Les regards des deux hommes se croisèrent, puis le Fist renifla et tapota l’épaule de Connor.
« Passe la nana au radiographe, j’les sens pas ces… »
Connor n’entendit pas la fin de sa phrase. Le colon, d’un mouvement rapide et fluide, venait de glisser sa main dans son entrejambe et en avait sorti une chose informe que Connor n’avait jamais vu. Oh, minuscule, l’objet, et recouvert d’une mousse noirâtre qui enveloppa instantanément la main du voyageur. Main qui se posa sur le ventre de Samuel. Ventre de Samuel qui éclata ni plus ni moins.
Le bruit de l’explosion qui suivit, de viscères qui giclèrent alentour, tout ceci figea Connor alors qu’il recevait le sang de son camarade d’un jour sur les jambes. Le Fist afficha des yeux ronds et Willy le Jaune se jeta sur Samuel pour le rattraper tandis qu’il chutait en arrière. Les deux colons, eux, se sauvaient déjà. L’assassin avait agrippé sa compagne par le bras et l’emmenait à travers la foule. Il n’en fallait pas plus pour que le capitaine ne se réveille et ne grogne, tel un tigre rugissant de colère après s’être fait berné.
« Avec moi, putain !!! » avait gueulé le Fist, se jetant à leurs trousses. Willy était penché sur ce qu’il restait de Samuel, horriblement conscient et les yeux papillonnant vers le plafond. Les autres, figés, semblaient se demander quoi dire à ceux qu’ils contrôlaient afin de les laisser-sur-place. Connor ne réfléchit pas. Il courut. A sa suite se jetèrent Lydia et un Rudolph pataud. Alentour, la foule hurlait, se poussait et fuyait dans toutes les directions possibles au point que le meurtrier, tirant derrière lui un poids mort, se faisait rattraper peu à peu. Pourquoi sa femme ne court-elle pas ?! Connor rejoignait à peine son supérieur que ce dernier se jetait sur les deux hors-la-loi. D’un revers, le tueur tenta vainement de repousser le capitaine de la garde avec son arme visqueuse. Évidemment, le Fist évita le coup et chargea son Poing dans un même mouvement. Le reste ne fut plus que sifflement aigu de l’appareil et uppercut, accompagné du craquement d’os brisés en un nombre infini de morceaux. Lorsque Connor rejoignit le Fist, en sueurs, ce dernier chargeait une seconde fois son Poing. Le second coup serait parfaitement inutile, estima Connor, au vu de la blessure du scélérat.
En effet, son crâne n’était pas seulement enfoncé. C’était comme si l’intégralité des os de son visage avaient tenté un grand branle-bas de combat, cherchant à esquiver le Poing du capitaine en toute hâte. Le nez, la mâchoire, la boîte crânienne, tout fuyait sur le côté, s’échappait vainement en formant bosses et figures étranges sur le visage du meurtrier. Un œil avait explosé, dégoulinant de pus et d’un liquide transparent à vomir, tandis que l’autre pendait mollement, son orbite ayant laissé libre cours à un vide abyssal. Le second coup porté, lui, fit sauter le crâne définitivement, la cervelle du bonhomme éclaboussant le sol tout autour. Dans la foule, des gens hurlèrent, d’autres s’évanouirent.
Le Fist se redressa, une haine féroce sur le visage. Il bavait presque tellement sa respiration, entre ses dents serrées, était saccadée. Ses yeux voyaient rouge, d’ailleurs l’intégralité de ses traits en était colorée. Il apostropha Connor.
« Tu m’embarques la grognasse et on l’emmène au bloc, fissa !!!
_ Oui, cap… taine ».
Connor commençait déjà à prendre la femme anormalement passive par le bras lorsque la voix du Fist hurla de plus belle.
« Utilises tes menottes, s’tu sais pas user ta caboche ! »
Le jeune homme attrapa ses menottes et attacha la trentenaire. Ses mains tremblaient et il dut réprimer une larme, due au stress. Lydia et Rudolph, ne sachant que faire, attendirent Connor avant de suivre le Fist. Lorsque le petit groupe rejoignit le reste de l’équipe, le Fist hurlait aux oreilles de Willy qui, visiblement, refusait de croire que Samuel était bel et bien mort. Leur capitaine se tourna ensuite vers les fouilleurs, un peu plus loin en amont des premiers sas.
« Putain, qui est l’abruti qu’a fouillé ce connard ?! »
Honteux, un des camarades dont Connor n’avait pas retenu le nom leva la main. Le Fist plongea sur lui, l’attrapa par les épaules et l’amena vers le petit groupe. Déjà, les autres cadets formaient un cercle tout autour. Le Fist agrippa le fouilleur par l’entrejambe, ce dernier se mettant à couiner et pleurer immédiatement.
« C’pas compliqué t’foutre la main au paquet, dis ?! DIS ?! »
Le pauvre troufion secoua la tête, la bouche béante.
« REGARDE ! »
Relâchant son étau, le Fist fit un croche-patte au pauvre gosse et le balança directement sur le corps, inanimé, de Samuel. Willy eût un hoquet, les autres ne bronchèrent pas.
« Regarde c’qu’arrivera chaque fois qu’tu voudras pas foutre ta main où il faut ! Ce crevé, c’est TON crevé, gamin ! Compris ?! Toi, toi et toi, avec moi. Les autres, vous appelez le deuxième régiment, ceux qui savent bosser, et vous rentrez chouiner dans vos baraquements. MAINT’NANT ! »
Tandis que les jeunes recrues contactaient leurs aînés, Connor accompagna le Fist avec les deux autres personnes désignées ; Rudolph et Lydia. Autrement dit, les deux seuls qui avaient eu assez de réflexes pour suivre les ordres. Dans sa colère, le Fist semblait avoir les idées à peu près claires. Le pauvre Rudolph se dandinait dans sa combinaison antiradiation et, à travers le casque à oxygène, on pouvait le deviner suant autant de peur que de chaud. Ses lèvres articulaient le même mot en boucle : « Borde, bordel, bordel, bordel… »
Ils suivirent le Fist dans un baraquement scientifique, le seul du port. Visiblement, les autorités n’avaient pas lésiné sur les moyens, estima Connor. Ils allongèrent la prisonnière sur une table d’auscultation, sous le regard exorbité d’un Fist en rogne. Ses yeux étaient striés de rouge et il ne cessait de taper du pied sur le sol.
Le médecin du labo qui les avait accueillis était un homme de petite musculature, singulièrement courbé et au nez semblable à un bec de vautour. Pourtant, il surplombait Connor de sa taille élancée.
« Que m’amènes-tu encore, Fistouille ?
_ Elle a des vers, Phil.
_ Hmm, nous allons voir ça.
_ Elle en a, vire-les ».
Le médecin ne se laissa pas démonter et enfila sa tête dans un casque que Connor n’avait encore jamais vu. Ses yeux avaient disparu derrière une visière intégralement noircie et il utilisa un stéthoscope intégré qu’il posa sur le crâne de la jeune femme. Cette dernière, toujours hagarde et fixe, n’avait pas bougé d’un pouce. Cette situation mettait Connor mal à l’aise.
« Hmm, oui, une sacrée mule que voilà… »
Le Fist cracha, faisant de nouveau apparaître un robot nettoyeur qui effaça le tout rapidement.
« Putain, j’le savais ! Enfoirés… »
Le Fist, n’en pouvant plus, contourna la table et se posta en face du médecin, son visage suant au-dessus de celui de la patiente. Ou de la prisonnière. Connor ne savait plus tellement statuer, en l’instant.
Phil ôta son casque et s’empara d’un tuyau ridiculement fin et à l’embouchure à peine plus gros qu’un millimètre. Le tube, qu’il enfonça sans ménagement dans la narine de la femme, était lié à une étrange machine. Rudolph grinça des dents. Connor n’aurait su dire, vu l’immobilité de la prisonnière, si elle était toujours en vie.
« C’est bon, dit Phil, elle ne sent plus rien. C’est leur façon de faire ».
Il farfouilla quelques secondes avec son tube, le sang coulant des orifices de la prisonnière... avant que le médecin ne lance la machine en marche. La boîte sur roulette se mit à vrombir et à trembler. Ce qui devait être le contenu du crâne de la jeune femme s’éjecta de sa tête dans un bruit de succion immonde et traversa le tube jusqu’au réservoir de la machine. Connor eut la nausée et le manège dura un bon quart d’heure, dans lequel le clapotis d’aspiration, du cerveau liquéfié, résonnait aux oreilles de la recrue. Une fois le réservoir rempli d’une bouillie épaisse, Phil s’empara d’une pince qu’il enfonça sans le moindre ménagement dans la cavité nasale du cadavre et y farfouilla plusieurs secondes. Il avait récupéré son casque-stéthoscope et auscultait le crâne de la femme en même temps.
« Je les sens bien… En voilà un ! »
_ Qu’est-ce que c’est, Capitaine ? osa Connor.
_ Ça, mini-bleu, c’est un vermisseau, une putain d’plaie.
_ C’est bien vrai », acquiesça Phil.
Ce dernier demanda à Lydia d’ouvrir un bocal tandis qu’il faisait ressortir un ver repoussant du nez du cadavre. Le ver devait mesurer dix-huit centimètres de long et se contorsionnait en tous sens. En soit, il ressemblait peu ou prou à un ver de terre ordinaire, si ce n’était cette peau étrangement blanche et, à première vue, bien plus rigide. Le curieux invertébré fut déposé dans le bocal tandis que les jeunes recrues observaient l’opération avec des yeux effarés. Le ver était bien trop large pour le tube, mais Connor s’étonnait qu’il n’en ait pas bouché l’orifice. Il n’osa pas poser de questions. Le médecin renfonça alors sa pince dans la cloison nasale d’un geste fluide, comme s’il avait fait ça toute sa vie. Avec son casque étrange et son stéthoscope, il était semblable à une mouche.
« Ces gens que vous avez arrêtés sont adeptes du Grand Ver. Ils ont l’intime conviction qu’un Ver gigantesque mangeur de planète viendra dépolluer leur existence. Ce Ver serait grand de plusieurs kilomètres et rognerait les planètes comme autant de pommes… Et de deux ! »
Il balança le ver encore vivant dans le bocal avec son jumeau et continua. La bouche de la patiente était recouverte du sang qui avait coulé de son nez.
« Ces vers que vous voyez sont censés être sa progéniture. En effet, une fois adultes ils atteignent une taille admirable de cinq à six mètres et peuvent se nourrir de grands mammifères. Ces fanatiques les ingèrent par l’oreille ou le nez et le planquent dans leur cerveau. Évidemment, leur survie ne dure que la durée du voyage, mais apporte assez de nutriments aux vers pour se nourrir et se renforcer le temps de sortir du corps des mules.
« Elle était donc condamnée d’avance ? précisa Connor.
_ C’est ça p’tit gars. C’te pute a choisi d’se nettoyer le ciboulot pour nourrir des vermisseaux dégueulasses… Ah, putain ! »
Le Fist fit un pas en arrière lorsque Phil ressortit un ver bien plus long et gros que les autres. La créature mesurait dix centimètres et semblait aussi épaisse qu’un auriculaire. Le médecin se contenta de hausser les épaules.
« Un gourmand, lui ».
Il le déposa dans le bocal et reposa son instrument. Les vers se tortillaient dans leur nouvelle prison, se chevauchant les uns les autres et s’enroulant sur eux-mêmes. Lydia affichait une mine dégoutée. Phil apposa son stéthoscope sur le crâne de la jeune femme et secoua la tête.
« Elle n’en avait que trois, néanmoins je vais procéder à une autopsie et vérifier qu’elle n’en avait pas ingéré ailleurs… Elle était seule ?
_ J’ai éclaté l’autre.
_ Il faudra me le ramener. J’espère qu’il n’était pas contaminé, ou les vers risquent de se répandre…
_ Nan, trop réveillé. Il servait de protecteur.
_ Hmm, je vois
_ Monsieur, interrompit Connor, comment avez-vous réussi à aspirer le… enfin, ça, sans que les vers ne soient touchés ? ».
Phil lui sourit et croisa les bras en déposant son fessier à même la table d’auscultation.
« Vois-tu, ces vers sont dotés d’une peau extrêmement rigide, ce qui les empêche de se désagréger au contact d’une si petite inspiration. Ensuite, ils ont pour habitude de planter leurs crocs à même l’os du crâne afin d’y rester accrochés durant leur digestion. Le cerveau de cette femme était déjà sacrément endommagé, mon tube était resté à la sortie – ou à l’entrée, selon de quel point de vue tu vois les choses – de la cavité nasale, il n’a certainement même pas effleuré ces petites pestes ».
Dans leur bocal, les vers continuaient de trembler furieusement.
« Cela répond à ta question ?
_ Merci, oui, je crois.
_ T’avais qu’à faire médecin, p’tit », rétorqua le Fist en guise de point final.
Le reste de la journée fut fastidieuse. Connor et Lydia se chargèrent de récupérer le cadavre, préalablement emmené par leurs aînés, et le ramener à Phil. Dans le port, la populace était effarée. Les gens les observaient avec un mélange de peur et de fascination, le genre de sentiment que bien des humains ressentent devant la mort de leur congénère. Lydia et Connor marchaient de concert, chacun d’un côté du plateau roulant sur lequel était déposé ce qu’il restait du cadavre dans une housse opaque. L’arme qu’avait utilisée le gorille était stupéfiante. Entièrement organique, elle était passée inaperçue à travers les premiers sas de sécurité. Connor n’avait rien vu de tel. « Une arme de terroriste », ânonnait le Fist en crachant sa colère sur un sol qui ne lui avait rien demandé. Connor, lui, n’oublierait jamais l’odeur d’une cervelle éclatée. Outre le sang, il y avait quelque chose de bien plus âcre dans l’air. Il n’oublierait pas non plus le nombre incalculable d’os, parfois minuscules, que les nettoyeurs avaient minutieusement effacé.
Heureusement pour Connor, la présence de Lydia était rassurante. Bourrue, elle parlait peu, mais son regard et ses signes de tête lui apportaient le soutien amical dont il avait besoin. Une fois le paquet livré, ils prirent le temps d’aller décompresser dans un bar du port. Ils se confièrent, racontèrent d’où ils venaient et quelle était leur impression sur cette première journée. Connor lui déballa son départ de la terre et la misère qu’il y avait vue. Il put enfin vider son sac. Il expliqua à quel point la mort de Samuel l’avait surpris, qu’il visualisait encore son ventre ouvert à l’air libre. Que le Fist, sous ses airs de grand costaud, semblait assez passionnant et qu’il avoir l’air d’être rôdé à la gestion du port. Mais je me demande bien si tuer un passager, tout criminel qui soit, est bien légal. Lydia, de son côté, accueillit ses confidences et le conforta dans son impression.
« Le Fist est un gros con, mais il en sait plus sur tout le port et ses passagers que n’importe quel bleu.
_ Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
_ C’est un ancien ami de ma mère. Je l’avais déjà rencontré. Il est con, mais pas méchant. Enfin… Pas gratuitement. Je pense.
_ Hmm, je pense aussi… Et sinon, toi, tu viens d’où ? relança Connor.
_ Frankia 2, comme presque tout le monde dans l’équipe. Mes parents sont des nouveaux riches, mon père a misé sur la ceinture de Saturne et les minerais rocheux qu’elle contient. Le pari valait le coup, mais je n’avais pas spécialement envie de bosser avec lui.
_ Il ne t’en a pas voulu ?
_ Un peu, je crois.
_ Hmm… »
Lydia se caressait régulièrement le crâne et Connor se demanda s’il s’agissait d’un réflexe habituel chez elle ou si la présence des quelques cheveux du jeune homme la poussait à se rappeler sa condition physique. Il n’osa pas la questionner à ce propos et la discussion, complètement banale, continua tranquillement jusqu’à ce qu’ils retournent au baraquement.
Le port reprit le cours tumultueux de sa vie. Le flux de personnes était de nouveau pleinement opérationnel, les bleus confirmés avaient remplacé les cadets, qui avaient eu droit à un congé pour le reste de la journée. Certains semblaient traumatisés par la mort de Samuel. Connor ne le connaissait pas. Pourtant, il savait qu’il se souviendrait toujours de ce trou béant, de ces yeux révulsés et papillonnants. Le premier mort qu’il voyait en direct. Un baptême du feu. Bienvenue à l’astroport.
15:30 - 12 mars 2019
Semaine 4/5/6 :
Déambulations et pensées rocambanales d'un jeune Farang en Thaïlande (5380 mots)
Je n'ai jamais beaucoup voyagé. Je n'ai jamais pris l'avion. Vendredi, c'était un saut dans le vide, un baptême du feu, bref, un dépucelage en bonne et due forme.
On m'avait prévenu ; "tu verras, ça fait guilies au ventre", "le plus drôle c'est le décollage et l'atterrissage", "l'altitude, ça excite !". On m'a tellement prévenu que le résultat ne fut pas aussi détonnant - tant mieux, puisque j'étais assis entre mes deux sœurs et que la troisième déclaration aurait pu se révéler délicate. J'ai donc pris l'avion, pour la première fois, pendant douze heures. Le tout ponctué d'un arrêt à Téhéran. Mais plus que l'avion, le dépaysement n'apparut, évidemment, qu'à l'atterrissage.
Lorsque j'ai passé le sas, à la sortie de l’A340 dans lequel j'avais embarqué, je fus immédiatement agrippé à la gorge par une chaleur humide et écrasante, de celles que je n'avais trouvées que dans les serres tropicales du zoo de Beauval. Welcome in Thailand !
Nous récupérâmes nos bagages, que les membres du staff gardaient précieusement. Ils nous ont proposé leur infâme whisky et, en bons vacanciers, nous avons refusé. Ni une, ni deux, nous avons échangé nos sous, découvrant que le baht avait quelque peu augmenté en bourse. Néanmoins, pour 1 euro, nous avions 32,90 bahts. Je ne me rends pas encore bien compte si je suis le roi du Monde ou pas (spoiler : nous l'étions tous). Dans tous les cas, j'aurais quelques jolies pièces à ramener à la maison.
Nous avons fini de nous préparer et de récupérer tout ce qu'il nous fallait. Nous quittâmes l'aéroport (et le wifi), le cœur léger et en désir d'aventure. Mon excitation était à son comble.
Aussitôt l'aéroport évacué, nous nous sommes rendus à son entrée, dans l'attente d'un bus nous convoyant à Bangkok Centre. Devant nous, une nuée de taxis et de camionnettes de transports crachaient leur essence en prenant les voyageurs désireux d'être conduits en ville. Certains arboraient fièrement leur addiction à Hello Kitty (même armée de kalach' ou d'un bon bédot), ce qui me surprit grandement. Nous étions sept, l'idée de partir en un taxi fut exclue. Une femme à la voix de canard - je réaliserais plus tard qu'une majorité des Thaïlandais ont une diction semblable - nous indiqua de rester sur place, le bus S1 pouvant nous amener directement à destination. "Every ten minutes", disait-elle. Au bout de vingt minutes d'attente, Gigi (le compagnon de ma mère) partit interroger un collègue à elle. Il nous révéla alors que le fameux bus S1 ramassait ses passagers au niveau inférieur. Nous étions donc au-dessus de lui depuis tout ce temps ! Nous descendîmes et pénétrâmes dans la navette, bondée de touristes. La contrôleuse récupéra les 60 baths par personne, jouant d'une boîte allongée et ronde comme un étui avec une dextérité surprenante. Le trajet fut long et nous nous endormions tous dans le bus, excepté Gigi.
Je me réveillai au bout de vingt minutes avec un cou endolori et une épaule en vrac. Mon sac à dos n'aura pas suffi à faire un assez bon oreiller, visiblement. La chaleur était étouffante et nos habits, même légers, nous collaient à la peau. Nous arrivâmes une demi-heure plus tard à Bangkok.
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Le lieu est bondé, bruyant. Les bus y slaloment entre les voitures, qui elles-mêmes zigzaguent entre les motos et les fameux Tuk-tuk. Nous rejoignons le quartier, plus tranquille, de Rambuttri Village et, symboliquement, maman et Gigi nous amènent dans un restau-bar à terrasse ouverte sur la rue. Il s'agit du lieu où ils avaient pris leur premier petit déjeuner, lors de leur précédent voyage. Les filles prennent à boire, je suis Gigi sur la bière - une seule pour moi, la marche risque d'être encore longue ensuite et la chaleur pourrait de me rendre amorphe. Nous sommes bien loin de l'hiver français que nous avons quitté il y a moins de 24h. En revanche, je commande à manger. Nous avons beau avoir été servis très régulièrement sur l'avion, la faim commence à arriver et il me faut prendre mon orkambi. Le plat est épicé, avec du riz et des crevettes. Le bonheur. À cet instant, je réalise que ce voyage sera culinairement très plaisant !
Nous sommes fatigués, il est 13h30 à Bangkok et nous pouvons prendre notre chambre à l'hôtel à 14h. Vaillants, nous récupérons nos sacs et cherchons notre chemin en demandant aux passants et boutiquiers. Mais, nulle part, nous ne trouvons le bus qui nous amènera à destination. Un flic discute en aparté avec Gigi et ce dernier revient avec une grande fierté.
"Bon, on peut rester là attendre le bus ou faire mieux, mais faut se déplacer un peu".
La curiosité nous taraude et, face à son refus de nous en dire plus, nous le suivons de bonne grâce. À peine 10 mètres plus loin, nous nous enfonçons dans un couloir qui débouche sur des quais. Là, un bateau-navette peut nous conduire à bon port ! Saisissant l'opportunité, nous prenons nos billets - au même prix que celui des bus.
Le voyage est chouette, il fait pourtant chaud et le soleil tape. Le vent, fort, peine à faire oublier la présence de l'astre chaleureux qui nous tamponne de ses rayons. Sur le fleuve, c'est un univers nouveau et détonnant qui s'ouvre à moi. Les temples se mélangent aux maisons pauvres, certaines sur pilotis. Ces dernières côtoient les tours extravagantes et les hôtels luxueux du bord de fleuve. Il semblerait que les Thaïlandais se soient entendus à concevoir leur ville comme un immense bric-à-brac. Mais le plus surprenant reste le fleuve lui-même. Des bancs de déchets se laissent silencieusement dériver entre les bateaux à moteur qui servent de taxis sur l'eau. Ces derniers polluent, puent et crissent à la surface du fleuve. Déjà sceptique sur la pollution des avions que j'ai pris pour venir, le spectacle sous mes yeux m'enfonce un peu plus. Tout est beau, typique et pourtant si universellement sale, pollué, bruyant. L'Homme, peu importe sa nationalité, s'emploie à un effort collectif pour anéantir toujours plus le charme des grandes villes. Soudain, je soupire. J'aspire à la tranquillité et me prends à rêver aux îles que nous visiterons dans trois jours, à l'eau limpide, aux poissons colorés et aux plages spacieuses et calmes. Nul doute que ce fantasme de carte postale ne sera qu'amertume le jour venu. Nous verrons bien.
Le navire se gare plus qu'il ne s'amarre à notre arrêt et nous descendons avec la satisfaction d'arriver bientôt à l'hôtel. Les sacs nous pèsent toujours plus et la douleur se fait plus lancinante. Suite à quelques questions, dans lesquelles je seconde Gigi, puisque plus prompt à comprendre l'anglais qu'aucun autre membre de la famille, nous apprenons qu'il nous faut utiliser le métro. Désappointés, mais en se persuadant que la niaque et toujours parmi nous, nous récupérons des billets et prenons le métro. Quel plaisir après Paris d'entrer dans un métro propre et qui ne pue pas les résidus des bas-fonds humains ! La victoire est à portée de bras lorsque nous descendons de notre arrêt. Bien sûr, le voyage ne serait pas parfait si nous trouvions l'hôtel devant nous. Aussi, pour un euro par tête de pipe, nous décidons de bonne grâce de prendre deux taxis afin de nous mener à la destination rêvée, à 15 minutes de route. Nous nous séparons en deux familles, plus par souci de correspondance avec ceux qui nous invitent à bord ; nous ne sommes que deux à pouvoir interagir avec eux... Notre conducteur, Phanmueang Han, est un homme silencieux. Demain j'aurais oublié son prénom imprononçable, mais sa photo d'identité devant mes yeux me restera en tête, même après le trajet. Il est jeune et c'est le premier Thaïlandais que je rencontre vraiment, avec qui je discute et que je peux observer. Derrière, ma mère et mes deux sœurs, Maëva et Juliette, sont ravies du paysage environnant. Il est surprenant de voir à quel point Juliette, la grande angoissée de la famille, semble imperturbable à tout ce qui nous arrive, au hasard et aux péripéties aléatoires qui nous tombent dessus.
Les taxis nous conduisent dans un lieu fermé de barrières, mais étrangement pauvret. Là, dans un habitacle où traîne du linge sale, une vieille femme vient parler à nos conducteurs. Elle récupère notre ticket de réservation, le tamponne et nous nous demandons où peut bien se trouver le fameux hôtel. Elle enfourche une moto avec un sidecar dans lequel trône un sac de vêtements et nous la suivons en voiture. Nous faisons demi-tour et nous rendons devant l'entrée de la résidence, décorée de fontaines. The Lake nous accueille dans toute sa modeste démesure. Nous l'avions passé sans le voir.
Enfin, nous y voilà ! Nous nous installons dans nos chambres. Il y en a deux par appartement et il faut avouer qu'elles sont séduisantes. Salon avec cuisine, télé, machine à laver et minuscule balcon. De lui, on peut apercevoir les piscines de l'hôtel. Nous avons deux lits à deux places, je serais sûrement avec Juliette ou Maëva. Déjà, nous prenons nos aises, les filles récupèrent le wifi. Attention, il ne s'agit pas de grand luxe. Mais nous arrivons dans un havre de stabilité et de douceur réconfortant. Mon premier réflexe est d'aller aux toilettes puis de prendre une bonne douche. Pour la première fois de la journée, je sens encore mon corps se mouvoir malgré mon immobilité actuelle. Je ressens les secousses de l'avion, les ondulations du bateau sur le fleuve, le vrombissement des bus. Puis je file à la douche. Quel pied ! La température est parfaite et mon esprit divague tranquillement tandis que mon corps récupère ses forces.
Je m'habille, je me sens bien. Je prends mon portable et m'enfonce dans le canapé ; il est temps d'écrire à Kellye. Devant moi, la télé est allumée sur la chaîne "True Visions". Le nom du programme ? "True music" ! Je repense soudain aux True Massage, True Coffee et autres True Whatyouwant que j’ai pu apercevoir partout en ville. Le soir venu, je papote avec un gecko dans la salle de bain et nous allons dîner dans une cantine locale. Au menu : douze gyozas, quatre plats de nouilles sautées mega bonnes et une assiette de riz avec du poulet teriyaki. Ainsi que six bouteilles de coca, une de Sprite et une d'eau. Le tout pour... onze euros. Oui, nous sommes bel et bien les rois du monde.
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Nous allons passer trois jours à déambuler dans Bangkok avant de partir pour l'île de Koh Chang.
Nous sommes donc naturellement allés en taxis à Khoa San Road. Le souci, c'est que nous étions dans deux véhicules différents (on a payé au kilomètre, soit 100 bahts chacun) et qu'ils nous ont déposés à deux rues adjacentes. Maman, les filles et moi nous sommes rendus ensuite dans le restaurant d'hier en espérant voir le second groupe nous rejoindre. Toujours rien... Au final, Gigi a acheté une carte sim dans un bouiboui et nous nous sommes retrouvés grâce à ça. Nous avons donc visité Khoa San Road, le paradis des Backpackers et Rhambutri Village. Là-bas, tout est marchandable, négociable. Les échanges de calculatrices et les débats animés y sont monnaie courante, le tout sous les musiques occidentales et tonitruantes des bars alentour. C'est LE lieu touristique par excellence, les commerçants vont et viennent en roulette pour faire goûter leurs fruits, leurs brochettes de viande, d'araignée, de scorpions et de calmars. Ils sont accompagnés de leur odeur de grillades. Plus je parle aux locaux et plus mon accent se transforme. Ils rient de nos têtes de Farangs et nous proposent grenouilles en bois et chapeaux bariolés toutes les vingt secondes. Plusieurs Thaïlandais secouent des pancartes colorées pour nous inviter, qui dans un bar, qui dans un salon de massage. Je me fais aborder à plusieurs reprises pour acheter un costume ou un gaz hilarant. J'ai soudain la sensation vertigineuse d'être un risible et minuscule centre du monde parmi les milliers autres qui me précèdent et me suivent. Ils savent flatter les égos les plus coriaces.
Nous visitons aussi le temple de Wat Pho. Cette fois-ci, nous la jouons fine. Arrivé au caitya, et ne trouvant pas le second groupe, je demande combien il y a d'entrées. Trois ? Easy ! On se retrouve rapidement et nous pénétrons enfin dans l'immense temple. À l'intérieur, tout est coloré. Les excentriques statues de pierres gardent le repos bienveillant d'un Bouddha de 40 mètres de long et 15 de hauts. Nous sommes des fourmis. Les stèles illustrent des récits maritimes aux dimensions épiques tandis que les chats se prélassent dans les jardins, au milieu des statuettes de danseurs et d'animaux. On y célèbre Bouddha autant que le général Kröm Luang. Je ne comprends rien, je n'en ai pas les codes, mais tout m'émerveille. Le petit occidental que je suis a l'impression d'être plongé dans une mythologie qui, jusqu'ici, ne lui a été rapportée que par bribes. Et comme tout ce qui attrait à Bangkok, le divin y côtoie le tourisme, le précieux se mélange au chaos.
Pour rentrer les soirs venus, plus compliqué. Les taxis veulent nous emmener pour 400 bahts la voiture, nous refusons plusieurs fois. Au final, nous arrivons régulièrement à trouver un conducteur un peu fou qui accepte de nous prendre à sept dans sa voiture ! Les retours sont amusants, j'ai chaque fois Juju sur les genoux, Maeva portant Arsène et Gigi avec Jade. Maman est toujours devant afin d'éviter la crise de claustrophobie !
Nous voilà rentrés au logement, en ce dimanche 17 février, on a toujours bien chaud et le ventre plein. La clim nous offre un dernier sursis avant le grand saut. Demain matin nous partons pour Koh Chang. Sept heures de bus et une de bateau nous attendent. Les îles seront-elles les paradis sauvages que nous vend le cinéma ? Pourrais-je dépasser mon aversion pour la maltraitance des éléphants et me balader, avec ma famille, sur leurs dos ? Le massage thaï me cassera-t-il en deux ?
L'aventure thaïlandaise me réserve encore bien des surprises. Et moi, je me laisse porter au rythme des Tuk-tuk, délaissant internet et suivant l'énergie folle qui émane des rues thaïlandaises.
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Il est 7h, nous prenons le taxi pour les côtes. Nous sommes dans le pâté, avons vécu une jolie frayeur à base de clé perdue et nous laissons désormais conduire vers la suite de notre aventure. Après six heures de route et un seul arrêt, nous arrivons enfin en vue de Koh Chang. L'île se profile à l'horizon, par delà l'océan qui la sépare des terres où nous nous trouvons. Il nous reste à prendre le ferry, dans lequel nous grimpons avec le taxi. Nous nous asseyons sur ses bancs, à l'étage, et observons le paysage défiler doucement. C'est ainsi que nous quittons l'effervescence de la capitale et nous nous enfonçons vers ses îles solitaires, mais non dépeuplées.
Une heure plus tard, nous débarquons sur Koh Chang. La multitude de taxis qui véhiculait les Occidentaux se met en branle et rejoint la terre ferme dans une fanfare de pots d'échappement. Nous retrouvons notre conducteur, qui nous emmène dans une résidence dont les maisonnées sont plongées dans la jungle. La route est propre, mais suit les aléas des vallées de l'île, aussi nous passons notre temps à zigzaguer, grimper pour mieux redescendre à toute vitesse, frôlant les motos qui s'empressent de nous doubler. Aux bords des routes, des singes sauvages se baladent nerveusement, comme s'ils désiraient rappeler aux hommes leur présence. Nous sommes loin des artères, des rues et des quatre voies, des klaxons et des passants qui déambulent entre les voitures pour aller de quartier en quartier, comme c'était le cas à Bangkok.
Nous arrivons enfin à notre nouvelle résidence. De petits bungalows nous y attendent, plongés entre jardins et jungle sauvage. À peine le pied mis à terre, je découvre de menus boutons qui ornent mes jambes et mon ventre. Une réaction allergique ou urticante ? Sûrement, mais à quoi ?! Je n'ai pas le temps de me poser plus de questions qu'un nouveau problème se présente à nous. En effet, l'annonce trouvée sur internet ne semble pas avoir pris tous nos critères en compte. Nous nous retrouvons avec deux bungalows... Chacun doté d'un seul lit ! Et ce, pour sept personnes. Par chance, il s'agit de lits king size.
Qu'à cela ne tienne ! Les trois filles dormiront donc dans un lit et les trois adultes, ainsi que le plus jeune, dans un autre. Nous logeons tous et prions pour que les deux ventilateurs suffisent à éloigner les moustiques au cours de la nuit. L'obscurité tombée, les geckos échangent leurs pensées à même les murs de notre salle de bain ou de notre terrasse. Les singes hurlent leur présence à la lune et les coqs se font un plaisir de nous réveiller tandis que le soleil pointe à peine à l'horizon. Nous sommes, je pense, plus proches de la faune sauvage de l'île que nous ne le serons jamais.
Je m'étonne du nombre incalculable de Français qui vivent autour de nous. Nous déjeunons même aux côtés d'Amandine Bourgeois. Pourtant, nous leur parlons peu, préférant interagir avec le patron allemand et les Thaïlandais qui nous logent et ceux qui nous nourrissent chaleureusement durant notre séjour. Les moustiques nous dévorent, mais la chaleur est moindre qu'à Bangkok. La pollution et l'humidité ont laissé place à un léger vent du large, le bruit citadin s'effaçant pour offrir à la nature ses pleins pouvoirs... Dans la mesure du raisonnable. Car nous ne sommes jamais loin de la route, jamais loin des taxis et des scooters que chacun emprunte pour longer les côtes de l'île et des quelques boutiques et restaurants qui cherchent, tant bien que mal, à faire leur beurre grâce au tourisme omniprésent.
Non loin, une plage nous accueille le lendemain pour la journée. Elle s'étend devant le Mercure Hôtel, où les riches occidentaux peuvent "profiter" du pays étranger sans perdre leur confort. Ils se baignent dans la piscine de l'hôtel, à cinq mètres de l'océan qui s'échappe à l'horizon. Un océan dans lequel j'expérimente mes premières observations aquatiques en rase-motte, aidé de mon casque et de mon tuba. En bord de plage, la vie s'écoule paisiblement sous la surface de l'eau. Les poissons ondulent avec douceur, alors que je découvre des coquillages pleins de vie et de minuscules Bernard lhermitte. Chaque vie découverte me surprend et m'amuse, mais ce n'est rien vis-à-vis des merveilles que j'allais découvrir quelques jours plus tard, dans les récifs thaïlandais.
Je tombe aussi, et à plusieurs reprises, sur la présence humaine qui rappelle ce qu'elle estime être son bon droit. Bouteilles plastiques, récipients et boîtes usagées décorent ça et là le fond marin. Les objets sont perdus depuis longtemps, recouverts d'algues et je m'étonne qu'ils n'habitent pas encore de coquillage ou de crustacés. Par chance, ils sont relativement peu nombreux, contrairement aux plages d'Espagne jonchées de détritus dans lesquelles j'ai déjà baigné. Je me fais un devoir de ramener mes trouvailles sur le rivage ; à défaut de diriger un pays en feintant me vouloir champion, je façonne mon écologie d'une manière locale, humble et selon mes capacités. Évidemment, je déchante rapidement face à l'ampleur du travail à produire et je stoppe mon nettoyage au bout d'une heure en ruminant mon mécontentement. Pour ma plus grande satisfaction, je ne trouvais ensuite que quelques déchets après plusieurs heures de balade maritime. Je me demande si les plages de Thaïlande sont toutes si peu polluées, contrairement à celles d'Europe. Mais les bords de mer d'Espagne et de Thaïlande que j'ai vu ne sont que des échantillons et je ne peux réclamer connaître savamment la pollution côtière des uns et des autres. Impuissant, je hausse les épaules et retourne sur la plage pour manger.
Je recherche un restaurant peu onéreux vers les terres, laissant mes sœurs sur le sable. Je prends plaisir à traverser le Mercure Hôtel, utiliser leurs toilettes et me balader parmi les clients comme si j'étais l'un d'eux. C'est amusant, mais j'abandonne le luxe avec une jubilation certaine.
Mes jambes me démangent, mes boutons sont toujours plus nombreux sur mes tibias et commencent à gagner mes cuisses et mes pieds. Impuissant, je ne peux que gratter nerveusement ma peau en espérant que le sel fera son office. "Ne pas gratter, ne pas gratter, ne pas gratter..." Maeva, de son côté, se fait dévorer par les moustiques et ses plaies deviennent véritablement laides. Je pense qu'elle souffre, ses pieds atrophiés subissant nos marches quotidiennes. Mais elle est trop solide face à la douleur pour nous l'avouer dans l'immédiat. Cela viendra.
Le troisième jour passe à Jungle Garden tandis que Gigi et maman nous annoncent où nous logerons le reste du weekend. Des petites chambres chez un habitant local, non loin des éléphants, le temps de pouvoir récupérer LE logement qu'ils désirent pour nous. Un petit coin de paradis touristique et tranquille dans lequel nous nous établirons avec joie.
L’odeur y est forte puisque les pachydermes sont littéralement nos voisins. De la minuscule terrasse en béton, nous pouvons presque les toucher. Des Thaïlandais surveillent leurs animaux, dormant en hauteur dans des chaises peu confortables. Les parents nous expliquent que cet abri ne sera que temporaire ; ils souhaitent nous emmener dans un coin qu’ils adorent, dans des bungalows en bois et en palmier au bord même de la plage. Il faut juste attendre que trois places se libèrent pour notre tribu. En patientant, nous nous baladons près des boutiques locales tandis que le soir tombe. Des chiens déambulent partout et je réalise à quel point, si Bangkok est surpeuplé de chats, ce sont ici les canidés qui règnent en maître. Je me crois sur l’île aux Chiens, les pauvres bêtes sont abîmées, vieilles, parfois blessées et certainement malades. Mais affectueuses et malines, profitant de la crédulité des touristes pour réclamer quelques bouts de viande en guise de récompense.
À peine le soir venu, une heureuse nouvelle nous parvient. En effet, le logement visé par les parents est libre ! Nous n’annulons pas notre première nuit mais filons à KP Huts, le « coin de paradis » prisé par Gigi et maman. Les gens y sont accueillants, l’accueil ouvert sur l’extérieur et entièrement en bois, bâti autour d’un immense arbre noueux. Les bungalows sont sur pilotis, dotés de petites terrasses et construits en bois, en bambous et en osiers. À trois cents mètres, la plage s’étend devant nous. On y est, la vision de carte postale de Thaïlande se confirme. C’est pourtant avec un grand regret que nous annonçons à nos précédents propriétaires que nous quittons leurs logements, proches des éléphants. Ils sont attristés, on les sent même désespérés de voir que les grands lieux touristiques du bord de plage leur enlèvent leurs propres clients. Après tout, ce n’est qu’un couple qui tient ces petits appartements en béton, qui tout y est fait avec les moyens du bord et avec le peu de financement possible. Ils sont malheureux et nous nous sentons énormément coupables. Mais il faut savoir, parfois, se rendre un peu égoïste et profiter des rares vacances qu’une vie vous offre. Aussi, nous essayons d’oublier leurs visages dépités et rejoignons ce qui sera notre logement jusqu’à la fin du séjour.
Là-bas, les plages sont intimes, il y a peu de mondes et certaines huttes donnent directement sur la mer. Les bandes de chiens vivent en liberté dans les environs et nous visitent régulièrement, les oiseaux chassent et tournoient autour de nos têtes tandis que les geckos bavardent sur nos terrassent. De gros geckos, semblables à des iguanes, se baladent dans les fosses derrière nos maisonnées. Encore une fois, la vie y est belle, entretenue et, pourtant, sauvage et imprévisible. À chaque pas, nous redoutons qu’une noix de coco ne vienne nous écraser la tête en chutant de son arbre. Elles ponctuent le calme environnant régulièrement, chaque nouvelle journée voyant son lot de noix de cocos et de feuilles atteindre le sol dans un brouhaha surprenant.
Je me retrouve avec Maëva, on ne change pas une équipe qui gagne. Cette dernière a le pied aussi gonflé que le mien, que je n’aurais pas dû gratter. Nous les nommons « Astérix et Obélix » et, à nous deux, formons un quatuor de Gaulois réfractaires aux plantes et aux moustiques de l’île ! Ses boutons sont parfois violacés et cloqués, aussi je m’occupe d’elle tous les soirs, la soigne, la panse et lui remonte le moral.
Les cinq jours que nous passerons là-bas seront les plus doux et les plus agréables. Le soir, nous mangeons dans une cantine pour une poignée de baths et la journée nous visitons les alentours des bords de plage (quand nous sommes motivés) ou nous contentons de nous baigner, de lire des heures sur les tables en bois ou de nous faire masser au rythme des vagues. L'image de carte postale pour Occidentaux n'est franchement pas loin. Les palmiers et les cocotiers nous préservent de leurs ombres, les chiens viennent affectueusement jouer dans les vagues aux côtés des plus jeunes et l'eau, chaude comme celle d'un bain, nous accueille chaleureusement jusque tard dans la nuit. Là-bas, je dévore les chapitres des aventures de FitzChevalerie, je plonge dans les vagues en attrapant des crustacés pour les laisser gambader sur mes mains, je me prends à aller au rythme des vacances. Maeva traverse les attaques incessantes des moustiques avec un courage que d'autres dans le groupe n'auraient jamais eu. Parfois elle craque, elle se fatigue, mais elle reste toujours digne malgré la difformité qui peut assaillir ses jambes. Je la suis dans l'épopée, ma réaction urticante se répandant sur l'intégralité de mon corps. Malgré les antiseptiques prescrits par le pharmacien, je me décide un soir à aller à l'accueil. J'y retrouve un des gardiens du site, un homme brun, large de carrure au visage enfantin. Il me donne sans ciller un énorme sac de glace. Cela aura peu d'effet, mais le lendemain il viendra à ma rencontre et m'offrira un baume local afin de stopper mes démangeaisons. Il me dit s'appeler J et il devint ainsi mon "ami thaïlandais". Chaque soir, il vérifie à ce que nous ayons tout le confort nécessaire à l'accueil - où nous faisons nos jeux de cartes et nos petits bacs -, demande des nouvelles de nos boutons et n'hésite pas à nous offrir un antimoustique supplémentaire. Sa gentillesse et sa simplicité me mit du baume au cœur durant la globalité de notre séjour.
Au cours de la semaine, nous entreprenons la sortie que j’attendais avec impatience ; la plongée. Le groupe est grand, mais l’ambiance est chaleureuse, les marins qui nous accueillent à bord de leur bateau pour l’exploration semblent être de vieux loups de mer thaïs. Leurs tatouages, révélant dragons et samouraïs, ornent l’intégralité de leurs bras et de leurs dos. Ils sont souriants, blagueurs et nous encouragent à explorer, observer. Ce jour-là, nous visiterons les coraux de trois petites îles en pleine mer. Là-bas, je me retrouve plongé dans un aquarium. Les poissons m’englobent au sein de leurs bancs, me goûtent lorsque je m’immobilise trop longtemps pour les laisser approcher, nagent entre mes bras et mes jambes comme si je n’étais qu’un vulgaire poisson, simplement plus gros qu’eux. Quand je baisse la tête, la vie s’étend à mes pieds. Des rangs entiers d’oursins gigantesques sont agrippés aux coraux, les coquillages s’ouvrent et se ferment au moindre mouvement brusque, les poissons colorés se nourrissent partout où la pitance abonde. C’est une vie à laquelle je n’ai jamais été habitué. Voir un tel univers à travers un aquarium est surprenant, rejoindre cet environnement et le visiter à l’aide d’un simple masque, d’un tuba et d’une paire de palmes, conduit à l’enchantement. Je passe des heures dans l’eau, mais je crois que ce qui m’amuse le plus reste les bancs de poissons. Au bord du bateau, loin des coraux, des centaines de poissons nagent autour de nous. Certains, au fond de l’océan, stationnent et dorment par milliers, comme une nuée d’algues mouvantes et argentées. Sur ma rétine s’imprime une débauche d’images qui ne me quitteront jamais, des sensations inconnues et des pensées vertigineuses. En cet instant, j’oublie le monde qui m’entoure et ne vit que parmi la faune et la flore de l’île.
Le reste des vacances se passera au rythme apaisant des vagues. Trop nombreux à refuser de monter sur un éléphant, l’expédition n’aura jamais lieu. Seul Arsène, le petit dernier, est déçu. Mais il ne souhaite pas se balader à dos d’éléphant sans nous ! Question résolue, donc.
Le baume que m'a offert J est agressif, il m’irradie de fraîcheur et me fait instantanément oublier les démangeaisons. Grâce à lui, mon séjour deviendra bien plus supportable. Maëva, en revanche, cédera vers la fin des vacances à Koh Chang. Épuisée, à bout, elle pleurera un bon coup avant de s’enfermer, les deux derniers jours dans notre bungalow à lire et regarder des films, ne nous rejoignant que pour les activités de groupe ou pour une baignade. Je la plains, mais je ne peux rien faire pour elle que je ne fais déjà. Aussi, grand frère oblige, je tâche de la dérider, de discuter de sa vie actuelle et de ses occupations. Elle me confie ses maux, ses pensées et ses tristesses. Je réalise qu’elle vie la même chose que moi, enfermée dans une maison à passer ses journées sans trop savoir comment s’occuper, voyant peu d’amis. Le peu de motivations qu’elle réunit, elle la passe à travailler son concours pour l’année prochaine. Avec mélancolie, je réalise qu’elle vie l’amère expérience de la solitude, celle que je n’ai vécu qu’après mes études. Je la trouve bien trop jeune pour ça, aussi je lui propose de l’accueillir plusieurs jours chez moi, à Rennes, afin de la faire changer de vie. Malgré la présence de son petit ami, seul élément extérieur à la famille qu’elle voit à Brive, elle accepte. Le lâcher-prise lui fera du bien et voyager, même à seulement quelques heures, lui permettra de ponctuer sa vie monotone. Sois brave, Maëva.
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Le retour est long, jusqu’à Bangkok. Nous quittons Koh Chang avec amertume et repartons à la ville pour les deux derniers jours qu’il nous restera avant le grand départ. On ne m’aura jamais proposé ce fameux « happy ending » après un massage et je me retrouve avec la joie de ne pas avoir été dans cette situation ; je n’aurais su que répondre. Nous profitons du dernier jour pour faire nos achats. Je négocie de nouvelles chemises en lin, colorées et agréables à porter, un sarouel et un tee-shirt avec l’affiche thaïe d’un vieux film de kaijus ; Godzilla contre Mothra. J'exploite une demi-heure tranquille pour plonger mes pieds dans un bassin rempli de poissons. La sensation est amusante et apaisante à la fois. Je récupère un kimono pour Kellye et quelques encens. Peu à peu, mon sac se charge à moindre coût et je clos mes emplettes avec la satisfaction d’avoir récupéré des souvenirs aussi utiles que jolis. Ainsi se terminera notre dernière journée à Bangkok, parmi l’effervescence des voyageurs et des locaux. Nous quittons la chaleur, le bruit, les voix qui portent en tout sens, les odeurs de grillades et de nourritures en tout genre, le dépaysement propre à l’Occidental et le premier pays hors Europe dans lequel j’aurais mis les pieds. L’Espagne et la Suisse, seuls pays que j’ai visités rapidement, me sembleront désormais bien fades.
Le retour se déroulera avec une expérience amusante. Après notre arrêt à Téhéran, nous prenons un second avion dans lequel nous nous retrouvons aux côtés d’une colo de vacances de chinois adultes. Ils sont bruyants, vont et viennent, s’échangent leurs sièges, se penchent sur les nôtres pour observer nos faits et gestes. Plusieurs passagers, à bout, leur demandent de se taire. Ils riront, acquiesceront, et ne comprendront rien. Une Chinoise quitte la queue de l’appareil et s’enfonce vers l’avant de l’avion. Elle revient quelques instants plus tard avec un enfant dans les bras. Tous se rueront à leur rencontre, feront des photos, des selfies et il faudra que le pauvre bambin soit à bout pour que les vacanciers chinois le redonnent à sa mère, inquiète. Je me demande alors si leur obsession des enfants ne serait pas liée à la rigoureuse politique qui fut mise en place pendant bien des années dans leur pays. Arrivé à Paris, je guide ma famille à travers les halls de métro et les accompagne à leur prochain véhicule souterrain, qui les mènera jusqu’à un bus dans lequel huit heures de route les attend. Je les plains franchement. Pour ma part, mon train part dans deux jours, j’en profite pour rendre visite à un ami et me reposer. Le décalage horaire ne m’affecte pas trop et je recouvre mon énergie rapidement. Je repars alors pour Rennes avec, dans la tête, mille et une images colorées, un million de sons iconoclastes et une expérience qui m’aura marqué à jamais.
20:26 - 17 mars 2019
NOTE : A écouter pendant la lecture, lorsque ses paroles débutent (seconde chanson) : https://www.youtube.com/watch?v=VMnjF1O4eH0
Semaine 7 : Matin (990 mots)
un matin pour rien !
Une argile au creux de mes...
Je ne suis pas du genre à détester les lundis. Mais ce matin, en me levant, je savais que ce serait une journée compliquée. Il va bientôt être midi, mais mon estomac est noué, ma mâchoire est serrée, mes dents bien calées les unes aux autres et j'ai les muscles saillants. Tout cela repousse ma faim. Je suis bandé comme un arc, tendu en dehors et tordu en dedans, le cœur en miettes et le cerveau en compote. Me voit-elle, de sa fenêtre ? Normalement, oui.
J'essuie mes yeux rouges, cherche un mouchoir. Par chance, la miss est prévoyante. Un paquet m'attend sagement dans le compartiment près du levier de vitesse. Je me mouche deux fois et balance mes mouchoirs usagés sur le siège passager. La place qui est désormais vide. Deux semaines, elle a deux semaines à tenir là-bas. Je soupire, j'expulse presque tout l'air de mes poumons. Ça me fait tousser.
Bon, il est temps de rentrer ou c'est le chat qui va s'inquiéter. Mon cœur papillonne d’angoisse, chose qui ne m’était jamais arrivé avant. J'insère ma clé USB dans la radio et lorsque je démarre la voiture, le son explose mes tympans.
Aaaaaaaare you gonna let it all hang out ?
Fat bottomed girls
You make the rockin' world go round
Je pars de la place, je quitte l’hôpital, je m'abandonne à la musique sans réellement observer mon environnement. Je m'en fous, j'ai besoin d'un break. Évidemment, je me mets à chanter, je hurle les paroles de "Fat Bottomed Girls" dans l'habitacle. Les passants et les autres usagers doivent sûrement afficher des yeux ronds devant la hargne que je postillonne sur mon parebrise, mais je ne les calcule pas. Je ne calcule plus rien. J'en ai plus envie.
Oh, down beside your red firelight !!!"
Fat bottomed girls
You make the rockin' world go round
La chanson se termine, évidemment je la remets et j'augmente le son. J'entends plus rien, rien hormis Freddy et sa bande qui donnent à ma virée un autre rythme, un autre sens. Il est midi quand je me gare sur ma place habituelle, en face de chez moi. Je reste là, assis, à écouter la musique qui tonne et détonne, qui frappe et gratte, qui bouge, qui vie. Le solo de guitare explose à travers la radio, je connais la chanson par coeur, je sais très bien qu'on arrive à la fin.
Un, deux, trois, quatre, je frappe mon volant.
Un, deux, trois, quatre, je le frappe encore.
Un, deux, trois, quatre, je le frappe plus fort.
Tout se stoppe.
Je reste là, à fixer le parking devant moi. Je ne suis plus à l'hôpital, le vide ne se résorbe pas, mais semble s'adoucir. Comme si, dans cet élan, cette folie, je venais de panser une blessure. Elle ne partirait jamais vraiment, mais j'arriverais sûrement à vivre avec. Sûrement...
J'inspire profondément et, pour la première fois depuis que j'ai démarré le moteur, je décrispe mes mains du volant. Je tourne la clé, je range mouchoirs et USB et je claque la portière en sortant. Demain, un nouveau jour et une nouvelle visite. Il faudra que je sois là, toujours.
13:43 - 24 mars 2019
Semaine 8 : Une sacoche en cuir (1 025 mots)
Elle était longue et dotée de deux fermoirs en métal. Son cuir ciré virait sur le pourpre et elle avait une odeur de vieille chose dont on prend soin, un mélange d’ancien, de relents passés, et de cire, de papiers neufs et chauds sortis de l'imprimante autant que le parfum des anciens livres que l’on trouve en vide-grenier, sans avoir ni zeste de moisi, ni d’humidité. Cette sacoche, c’était la fierté de mon père. Il l’utilisait pour aller n’importe où, qu’il s’agisse de son travail ou des vacances. Je ne savais ce qu’elle contenait, mais il la tenait en si haute estime que, lorsqu’il ne savait plus où il l’avait posé, il se mettait à paniquer.
« Où est ma sacoche ?!!! » s’exclamait-il. Je discernais dans son regard cette étincelle d’angoisse, comme celle qui anime les personnes ayant perdu leur plus précieux bijou.
Plus d’une fois, j’avais attendu, tapi dans l’ombre, pour me jeter sur la proie qu’il avait déposée dans un coin de la pièce ou sur la table du salon. À peine l'inestimable objet ouvert, mon père apparaissait et s’en saisissait immédiatement.
« C’est pour mon travail, Gaël », me disait-il d’un ton à la fois doux et impatient. Il rangeait les quelques documents que j’avais réussi à sortir et emportait le précieux sac en bandoulière avec lui.
À mes yeux, tout ce micmac ne rimait à rien. Pourquoi de simples feuilles avaient-elles tant d’importances ? C’était le sac, l’important ! Je n’arrivais, de toute façon, pas à lire leur contenu et elles n’avaient pour toute illustration que de menus symboles au coin des pages. Rien de passionnant. Ses papiers, je les lui aurais bien laissées en échange de la sacoche…
Le temps passait et mon intérêt pour l’objet ne désemplissait pas. Bien sûr, en grandissant, l’obsession infantile que j’avais exercée sur cette sacoche avait dégonflé. Plus je mûrissais, plus je la mettais de côté. De nouvelles découvertes s’étaient peu à peu offertes à moi et je comblais ma frustration autrement. Néanmoins, chaque fois que je voyais ce sac, je ne pouvais m’empêcher de le détailler des yeux et de le désirer.
À l’entrée de l’adolescence, j’essayais de me trouver ma propre besace. En dépit des modes actuelles, j’acquerrais des sacs élégants, vieillots et rétro. Mais aucun n’atteignait la superbe de la sacoche de mon père et je ne m’en sortais qu’avec des réflexions taquines de mes camarades de classe à propos de mes goûts douteux en matière de sac.
Les années passèrent, je devins adulte et déménageais. Je ne pensais presque plus au sac et encore moins à mon père, avec qui les relations n’étaient pas toujours au beau fixe. Je me disais que, de toute façon, cet objet tomberait entre mes mains un jour, lorsque mon vieux n’en aurait plus besoin ou ne serait plus là pour l’utiliser. Je n’achetais plus de sacoches, d’aucune sorte, et reportait à plus tard ma satisfaction d’en transporter une.
C’était un sale gosse de trente-six ans, désormais, qui observait son cercueil être délicatement conduit dans la terre. Ma main serrait la sacoche de mon père comme si elle en contenait l’âme et je m’étonnais de la ressemblance colorimétrique entre son cercueil et son fameux sac.
Aujourd’hui, ma prévision s’était accomplie, mon père n’avait plus besoin de sa précieuse sacoche et ma mère me l’avait donné de bon cœur. Pourtant, cela ne me faisait plus ni chaud ni froid. J’avais gagné un objet banal et sans importance, j’avais perdu un père et réalisé, par la même, toutes les années que j’avais passées sans lui parler.
Nous ne nous détestions pas, nous nous aimions, même ! La distance avait enterré nos anciennes rancunes et chaque fois que nous nous voyions, tout se déroulait à peu près bien. Mais je n’avais jamais réellement pris le temps de le lui dire, encore moins de le lui prouver. Il m’appelait dès que mon absence se faisait trop lourde et, de mon côté, je lui répondais vaguement, mon attention portée sur le reste de ma vie. J’étais ravi de le revoir et d’échanger avec lui, mais mon caractère casanier faisait que je le contactais trop peu souvent.
Lorsque je me suis assis dans le gros fauteuil qui obstruait le salon de mes parents, la sacoche sur les genoux, je me suis senti fébrile. Cette sacoche, que j’avais tant désiré, était désormais mienne. Quels trésors mon père avait-il pu y cacher après tant d’années ? Je supposais qu’il s’agissait d’administration lambda liée à son travail banal de comptable, mais, après vingt ans de retraite et une utilisation toujours quotidienne de sa précieuse sacoche, je me demandais ce qu’elle pouvait encore contenir.
Avec délicatesse, j’en ouvrais les fermoirs et je rabattais le pan de cuir en arrière.
Elle était vide.
Avec stupéfaction, je plongeais ma main à l’intérieur. Rien. Pas de double poche ni d’objet, aussi minuscule soit-il. Évidemment, j’en informais immédiatement ma mère qui ne comprit pas mon étonnement. Elle m’expliqua que mon père n’y avait jamais mis que ses papiers de boulot et que, depuis qu’il était à la retraite, il la gardait précieusement pour tout et rien. Il y rangeait son pain quand il allait en acheter, son livre quand il partait en balade, sa bouteille d’eau s’il prenait le vélo. Face à mon désarroi, elle ne sut que dire un maigre « désolé » avant de reprendre la vaisselle propre qu’elle était en train de ranger.
Je n’aurais su l’expliquer, mais je me trimballais désormais constamment avec la sacoche de mon père. J’y mettais parfois des photos, les clés USB et les fichiers inhérents à mon job. Quand nous partions en vacances, ma femme, ma fille et moi, j’y rangeais tout ce qui pouvait nous être utile.
Elle me servait à tout, à rien, elle était parfois vide et parfois pleine à craquer. Mais, toujours, à mes côtés, je la gardais.
18:32 - 31 mars 2019
Semaine chargée, voici donc un simple petit exercice de style qui m'a fort amusé !
Semaine 9 : Clé : (480 mots)
Le clébard ouvrit les yeux et, faisant preuve de clairvoyance, resta tapi, planqué, le temps que le petit groupe de clercs ne ferme à clé l’Eglise et ne la quitte en piaillant. Il se méfiait de ceux-là, ces bonshommes cléricaux aux mœurs éclectiques qui, plutôt que faire preuve de clémence, imposaient leur cléricature sans filtre, mais renâclaient tout autant à aider un pauvre chien de pacotille.
Contournant la claie qui encerclait l’église et son clocher, le caniche s’extirpa en douceur de sa cachette. Déjà, la vie reprenait dans le petit village et chacun vaquait, exténué avant l’heure, mais l’humeur légère, à son travail quotidien. Les bruits, jusqu’ici absents, ponctuaient désormais les ruelles tels les chants de choristes d’un baptême en fanfare !
Tandis que les lève-tard débâclaient portes et fenêtres, on pouvait voir l’artisan macler son verre ruisselant d’eau clairette qui dégoulinait dans le caniveau pendant qu’un autre brave recerclait un immense tonneau. Loin de bâcler son travail, il respirait en grande pompe et ses joues rougies révélaient l’énergie tendue et accumulée au fil de l’exercice, tandis que le port finissait, non loin, d’être débâclé par de fier-à-bras tatoués. Dans le parc, le jardinier moustachu sarclait ses plantations. Seul le roulement régulier du traclet, à plusieurs centaines de mètres, venait perturber les sifflements guillerets des pics trapus aux longs becs qui peuplaient le parc local.
Le chien raclait ses pattes dans l’herbe meuble et rejoignait la clairière, ou une famille d’arbustes clairsemés veillait au grain. Il était joyeux, le corniaud, de visiter ce petit coin qui lui plaisant tant et si bien. Évidemment, la journée eût pu être banale et, tout au plus, sympathique, s’il avait aperçu plus tôt un groupe de démons qui démasclaient un chêne-liège qui n’avait rien demandé.
Quand ils virent le chien, les yeux des humains lancèrent des éclairs et, ainsi, débarquèrent-ils en hurlant près du clébard pouilleux. Ces enfants, de sales garnements, encerclaient déjà l’animal en riant de toutes leurs dents. Ils le pointaient du doigt et claironnaient leur envie de tabassage en règle, leurs voix stridentes résonnant dans la clairure environnante. La pitoyable bête était coincée et, avant même qu’il eût pu penser à fuir, elle siclait sous les coups donnés par des diables de neuf ans !
Clairement, il sentait sa fin proche, mais, pauvre de lui, n’en comprenait pas la raison ! Il était peu musclé et chaque coup faisait gicler son sang sur l’herbe grasse et tendre. Les gamins le taclaient avec une si grande férocité qu’en deux minutes, l’affaire était bouclée.
C’est ainsi que, se traînant avec peine, l’animal blessé et clairement mourant se glissa jusqu’à son trou, terminant d’une bien funeste manière cette journée qui s’annonçait, pourtant, si joyeuse et colorée.
20:07 - 7 avr. 2019
Semaine 10 : Repas (2 383 mots)
Tout autour, les arbres dardaient leurs bras crochus en tous sens, soutenant la voûte céleste pour mieux m’enfermer dans une obscurité glauque et inquiétante. Pour sûr, votre fidèle serviteur apprenait là une bonne leçon ! Que donc ? Me présenter ? Ah, une évidence qui m’échappe bien trop souvent, ma foi… J’oublie que, dans certaines régions, je fais figure de nouvelle tête ! Badin, ménestrel de son état. J’amuse les foules, les foires et les places, je gagne pain et toit contre lais et chansonnettes, mais en ce jour funeste, nulle place, nulle foire à l’horizon. Hélas, votre Roger-Bontemps n’était qu’un pauvre hère somnolant qui rêvait d’un repas gras et d’une couverture bien épaisse.
Ainsi, je m’enfonçais toujours plus vers, disons-le, je ne savais trop où. Le « splouich » de mes chausses sur la gadoue qui nappait les environs semblait l’unique réconfort auditif parmi ce silence répugnant. Parfois, j’entendais une branche craquer et quelques animal farfouiller les buissons. Je souhaitais alors de tout cœur qu’il ne s’agisse que d’écureuil fuyant ma présence. Pire, il faisait froid, en ce jour, mes amis. Oh oui, sacrément froid ! Chaque air que j’expulsais de mon thorax s’échappait en volutes glacées et mon manteau peinait à me faire oublier la raideur de mes genoux et de mes coudes. Même Espérance, ma douce compagne, ma mandoline de toujours, n’arrivait guère à me prodiguer le moindre réconfort.
Croyez-le ou non, ce que je vous conte là est vrai et, aussi surprenant que bizarre, se récit se révèle être complètement fondé ! Oui-da, messires, et chaque fois que mon esprit vagabonde à l’orée de mes souvenirs, je me rappelle encore de cette funeste nuit. Avec espoir, je continuais de suivre le chemin sinueux que j’avais décidé d’emprunter de jour. Fou que j’étais, je m’étais persuadé d’y percevoir le signe bienveillant d’un raccourci efficace ! Lorsque je m’y étais engagé, je me voyais déjà arriver à la taverne d’Ornebois et sentir le cochon de lait qu’ils ont, là-bas, l’habitude de rôtir chaque semaine. Aussi, ce fut avec enthousiasme que je m’étais dirigé dans cette grossière allée, insouciant et gaiement comme chaque fois que je prenais une décision, fut-elle totalement hasardeuse. C’est en grattant quelques cordes de ma fidèle compagne que je me suis retrouvé dans ce traquenard. La forêt est traitre, nous ne le dirons jamais assez et celle-ci l’est non des moindres !
Je divague ? Comment ça « je divague » ? Allons, allons, cessez de gesticuler comme si les vers vous bouffaient les entrailles et reprenez un lait de chèvre puisque j’y viens.
Assoiffé, donc, et affamé, me voilà qui errais comme un mort-né dans un dédale végétal à n’en plus finir. J’avais l’affreuse impression d’avoir quitté le chemin malgré moi et chaque nouveau pas m’effrayait. Pourtant, l’idée même de bivouaquer en pleine forêt, sans feu ni un peu de gruau, me révulsait au plus haut point. En effet, j’avais décidé de donner le trognon de ma pomme à un miséreux lépreux que j’avais croisé tantôt, mais, de toute manière, cette histoire n’en parle pas. Plus encore, l’idée de me jucher en haut d’un arbre pour la nuit ne me disait rien qui vaille. Les troncs étaient semblables à des visages hurlants et difformes, les arbres saignaient et c’était comme si des millions d’yeux monstrueux m’observaient constamment. C’est à l’instant même où je comptais renoncer à la vie, m’asseoir à même le sol et attendre la mort, que j’aperçus cette lueur. Il s’agissait d’une étrange chaleur qui, soudain, perçait entre les arbres.
Bien sûr, quiconque penserait connaître votre serviteur se dirait que, n’écoutant que ma faim, ma soif et ma stupidité, je m’étais jeté en direction de ce halo de réconfort sans me poser la moindre question. Et je dois admettre que cette personne aurait raison. Aveuglé par le besoin, le corps en émoi, je zigzaguais entre les racines, percutant troncs et rochers, salissant mon bariolé plus vite que je ne l’eus fait en me roulant dans la boue. Immédiatement, je débarquais dans une clairière où un feu de joie, immense qui plus est, m’éclatait la peau de sa chaleur dévorante. Les flammes m’agressaient presque tellement j’étais frigorifié et en peu de temps j’avais l’impression de suer et de dégouliner dans mon costume. Une gigantesque table avait été dressée devant ce feu et des convives semblaient échanger boissons et condiments en piaillant à grand bruit. Ce fut avec une allégresse certaine que je m’épouserais et venais me présenter à eux.
« Godelureaux et godelurettes, Badin, troubadour de son état, prêt à vous servir ! m’exprimais-je de ma voix de miel.
C’est à cet instant que je me figeai, réalisant soudain quelle étrange vision était devenue mon auditoire. Car, plutôt que d’hommes et de femmes, des bêtes cornues et poilues étaient assises tout le long de la tablée et me dévisageaient avec une expression incompréhensible. S’ils me semblaient anthropomorphes, la réalité à deux pas était toute autre. Certains étaient dotés de cornes monstrueuses, sales ou brisées. D’autres, groin ou museau retroussés, m’offraient la vue de dents jaunâtres et de lèvres pendantes. Toutes bavaient, salivaient en de longs filets blancs qui venaient heurter leurs assiettes remplies de viande fraîchement macérée. Immobile, je les observais avec la plus grande attention. Je tâchais de garder un semblant de sourire, mais mon cœur était prêt à exploser ma poitrine, à se ruer en dehors et à se jeter dans le feu. La chaleur de ce dernier s’estompait presque face à mon émoi et seul le craquement des branches venait ponctuer le mutisme environnant.
Ce n’est qu’au bout d’un long moment de silence qu’un humanoïde au torse moins velu que les autres et au visage vaguement humain se leva. Ses comparses, à cet instant, s’ébrouèrent. Je ne sais quelle folie me convainc de ne pas prendre mes jambes à mon cou, mais je suis persuadé que les mots qui sortirent de la mâchoire difforme de la créature n’y étaient pas pour rien.
Elle se présentait, se disait s’appeler Thelonius et m’expliquait célébrer, avec ses amis, la Fête de l’Arbre. Tendant un doigt griffu vers un étrange tronc, il m’en indiqua la raison. Dans le tronc, un homme sommeillait. Il semblait vieux de plusieurs millénaires, sa peau craquelée semblable à un parchemin usé et gratté. Sa barbe rêche et ses yeux blancs me peinaient. Il était nu, mais seul son buste, désormais, trahissait un passé humain. Car ses jambes n’étaient que racines, son dos fait d’écorce et ses bras partaient dans les airs en bourgeonnant, à la recherche d’une lichée de lumière.
Je crus défaillir. Autour de la table, les créatures n’avaient de cesse de m’observer, leurs yeux luisants et leur respiration rauque rythmant le crépitement du feu de joie. Levant une main velue à mon encontre, la bestiole parlante m’invita à rejoindre ses étranges convives. Mes poils, plus épars, se hérissèrent de ma nuque jusqu’au-dessus de mon crâne. Quelle triste mésaventure vivais-je là ?!
À pas mesuré, priant pour ma survie, j’avançais sous le regard vide de ces épouvantables hôtes. Pire, alors que je ne m’étais pas encore assis, je réalisais soudain quels types de mets composaient leurs auges. Mains, crânes poilus, bras, doigts, autant de bout d’hommes qu’il en fallait pour en assembler une armée. Je ne pus réprimer un haut-le-cœur et, immédiatement, la galerie se mit à rire. C’était un éclat gras, animal, un ricanement inhumain plus que toute autre chose. Déjà, je me savais cuit. C’est à cet instant que Thelonius reprit la parole.
« Nous fêtons l’arborisation de notre ami. Il lui a fallu bien des années pour réussir et le voilà désormais qui achève son devenir. Gloire à lui ! » s’écria-t-il en levant les bras.
Immédiatement, ses camarades hurlèrent, bêlèrent, ronflèrent dans une cacophonie proche de la ferme. Une ferme sortie du feu des enfers. Ils se ruèrent sur la viande et mangèrent, déchiquetant la chaire et ne s’arrêtant que le temps de recracher un os rogné ou un ongle trop piquant. Je pensais défaillir, déjà je me voyais devenir leur proie, finir en charpie, honoré de leurs crocs durant ce funeste banquet où les hurlements des convives hantaient la forêt.
Tous se taisaient, en proie à la confusion la plus complète. Dans la taverne, même les plus âgés semblaient suspendus à mes lèvres. J’avais décidément gagné ma croûte, l’inverse eût été surprenant.
À cet instant, un gamin par trop pressé leva une main. Je me tournais vers lui d’un geste que j’escomptais gracieux et l’interrogeait du regard.
« Il s’passé quoi après, m’sire ?! »
Je sentais que les autres minots, mais pas seulement, bandaient leurs muscles sous la tension que j’avais, peu à peu, instaurée. Je laissais un silence morbide les prendre à la gorge avant de répondre.
« Tu me vois ici aujourd’hui, n’est-ce pas ? C’est parce que je fus bien trop malin pour eux ! Je ne comptais pas finir dans leur assiette et encore moins dans leur estomac, aussi me suis-je donc jeté en arrière et ai-je fui pour ma vie ! Derrière moi, les hennissements des bêtes rompirent leur repas et certains se mirent à ma poursuite ! Les sabots tonnaient sur le sol de la forêt et j’ai cru courir une année entière avant de retrouver mon chemin ! Déjà, les bestioles me talonnaient et me rattrapaient, jappant et hurlant leur désir de me dévorer cru et habillé. Je ne pouvais mourir ainsi, en couard, aussi me suis-je décidé à périr en héros ! »
Je levais un doigt victorieux devant l’assistance qui trembla de concert. Et toc !
« Je saisis un bâton plus gros que mon bras et, de mes deux mains assommai une créature au torse humain et aux jambes poilues de chèvres dégoulinantes ! Le revirement de la situation dut les prendre par surprise, puisque je me débarrassais sans mal de mon second assaillant. Le troisième siffla et s’enfuit en rampant, les griffes raclant le sol meuble et la queue rabattue sous lui. Triomphant, mais exténué, je reprenais ma course jusqu’à retrouver le chemin de terre ».
Laissant le silence suspendu quelques instants, je conclus avec une voix plus douce.
« La moralité, puisqu'il y en a une mes enfants, est bien de ne jamais s’aventurer seul dans les bois. Car jamais vous ne saurez quelle créature vous mangera ! »
Cela faisait un quart d’heure que je mastiquais le porc salé et les lentilles qui ornaient mon assiette. C’était un riche repas et je me félicitais de l’avoir gagné par ma verve, comme toujours. Ils s’étaient tous esclaffés, avaient été cloués sur leurs sièges, avaient applaudi mon récit avec un bonheur certain. Peu de saltimbanques daignaient venir dans ce coin paumé et je devais être le seul depuis bien des mois à leur conter quoi que ce soit. Tant mieux.
Les gamins m’avaient posé mille questions, auxquelles je tâchais de répondre méticuleusement pour graver en leur mémoire ce récit. Je n’en étais pas fier. Mes histoires de chevaliers fonctionnaient toujours bien mieux, j’avais plus de verve, de vocabulaire, je ne sais pas, j’avais le « truc ». Celui-ci, je ne l’utilisais que rarement, car chaque fois que je le commençais, mes jambes flageolaient et je n’avais qu’une envie ; en finir au plus vite. Eux gardaient en souvenir une comptine curieuse et difficilement compréhensible, mais suffisamment stupéfiante pour ponctuer leur quotidien misérable. Moi, je devais trier, sélectionner, trancher dans le vif, je devais censurer, oublier, cacher tout ce qui faisait le fiel de cette mésaventure. Comment leur expliquer que je n’avais pas eu le choix ? Comment leur raconter que je m’étais assis à leur côté, les avait vu amener cette gamine de onze ans et les avait regardé l’éviscérer vivante alors que, en larmes, hoquetant sous la douleur, elle m’observait en appelant père et mère dans un dernier souffle ? Comment concevoir que j’avais dû manger à leur côté, pincer quelques cordes et chanter sur la table, la bouche en sang, pour les remercier de ne pas faire de moi, ce soir-là, leur plat de résistance ? « Nous nous reverrons », m’avait dit ce bouc des enfers. Thelonius, ce n’était pas un vilain non pour le méchant d’une histoire, mais la vérité est qu’il ne m’avait jamais dévoilé son identité. De lui, je ne me souvenais que le regard jaune, un museau griffé et plein de bave ensanglantée, le torse velu et les mains acérées qui plongeaient dans le ventre du cadavre qui décorait la table de ses viscères encore chaudes. D’eux tous, je ne me rappelais que de leurs cris, leurs hurlements, leurs grognements inhumains et leurs mâchoires qui cassaient os et cartilages. J’avais réussi à occulter un certain nombre de souvenirs, tous visuels, mais mon ouïe, je ne pouvais la laisser de côté. Je ne pouvais que me remémorer cette mélodie barbare et animale qui s’évertuait à se jouer là, au pied de cet arbre de sang, cet arbre bien vivant et si semblable à tous les autres que je croisais désormais dans chaque forêt.
Je commandais une nouvelle bière, que la tenancière m’offrait généreusement. Je l’avais gagné, mais j’avais espéré qu’elle me demanderait d’en payer un peu. Rien qu’un peu, histoire de me résonner et d’arrêter de raconter cet stupide récit. Pourtant, je ne pouvais que me souler et appeler de tous mes voeux à oublier. Oublier ces yeux clairs dont la vie s’échappait à peine et qui m’accusaient, Badin, de n’avoir rien fait, hormis dans mes chausses. Oublier cette odeur nauséabonde du sang d’un enfant. Oublier cet enfant, que j’avais goûté sous la peur et la pulsion. Oublier, oublier… Il fallait tout oublier.
20:39 - 14 avr. 2019
Note : Texte écrit pour fêter les vingt ans du jeu de rôle Odyssée : https://www.jdr-odyssee.net/odyssee/
Semaine 11 : La tête dans le brouillard (1263 mots)
Pire, il n’y voyait pas à cent mètres. Une brume épaisse comme une purée de pois environnait l’air et seule son ouïe le faisait continuer de marcher. Oh, plusieurs fois il s’était questionné ; devait-il s’arrêter et attendre que ce brouillard tombe ? Devait-il faire demi-tour, mais auquel cas dans quelle direction ? Pour ce qu’il en savait, il pouvait très bien tourner, tourner et tourner depuis des heures dans le même périmètre sans même s’en rendre compte. Ici, les arbres se ressemblaient, la rivière s’écoulait sans jamais la voir et peu d’animaux osaient révéler leur présence. Non, il était seul… En apparence.
Car il ne pouvait l’avoir rêvé. Il avait bien entendu ces discussions, ces murmures, ces pas pressés qui s’étaient rapprochés dans sa direction pour s’évanouir plus loin. Mais, si des individus étaient passés, il n’en avait vu aucun. Aucun…
Ses jambes étaient ankylosées à force de marcher, il tirait sur ses muscles à chaque nouveau pas sans réussir à avancer aussi rapidement qu’il aurait voulu. Il avait froid, sa tête bourdonnait et ses yeux semblaient chercher un moyen de se fermer sans son accord. Bref, une catastrophe. Ses vêtements lui collaient au corps, humides qu’ils étaient, ses chaussures prenaient l’eau et son mouchoir de tête ne le protégeait que trop peu. Son cœur fit un bon lorsqu’il entendit un bruit étrange, semblable à un squelette faisant des castagnettes. Fort heureusement, il ne s’agissait que de ses dents qui s’entrechoquaient pour passer le temps.
Soudain, il songea à ses parents, qui n’avaient pas accueilli d’un bon œil son départ. Tant pis, encore une fois ils avaient raison. À croire que c’était le propre des parents, ça ! Énervant au possible.
Ses pensées se heurtèrent brusquement à un mur de pierre. Rassemblant ses esprits, il fronça les yeux et resserra son mouchoir sur sa tête. Un établissement de grande taille, doté de plusieurs étages, lui faisait face. Où était-il donc tombé ?! À l’intérieur, un brouhaha incessant perçait à travers les fenêtres, la lumière chaleureuse l’appelait, mais la buée gâchait sa vue. Il tenta bien d’essuyer un des carreaux, mais l’humidité semblait perler à l’intérieur même de la pièce ! Il leva les yeux et aperçut, soudain, un panneau de bois. Il s’en approcha précautionneusement et allait déchiffrer son contenu lorsque deux individus le bousculèrent.
« Oh pardon, je ne vous avais pas vu dans tout ce nuage !
_ Entrez, entrez ! » s’exclama le second.
Les deux êtres étaient de petites tailles, les cheveux bouclés et la redingote bien ajustée. Des hobbits, à n’en point douter. Ils poussèrent une porte, dissimulée un peu plus loin, et firent de grands signes au jeune garçon. Rassuré, il s’engagea à leur suite.
Lorsqu’il entra, la chaleur et le bruit l’étouffèrent. La lumière abondante l’aveugla et il tenta de papillonner des paupières en vain. Après s’être peu à peu habitué à l’environnement, le jeune aventurier en herbe ôta son mouchoir et sa veste, les déposant sur un portemanteau contre le mur. Ils étaient quasiment tous pris et il peina à se trouver une place. Et pour cause ! Lorsqu’il eût enfin le loisir d’observer la pièce, la peuplade présente le laissa bouchée bée. Car jamais, jamais, il n’avait vu une taverne aussi bondée. Près du cantou, un cochon de lait tournait sur sa broche à coup de manivelle, actionnée par un hobbit joufflu. Tout à son affaire, il discutait en brayant avec un groupe de mages et un colporteur qui tentait de convaincre l’assemblée de lui acheter ses dernières babioles.
Une serveuse zigzagua entre la foule pour aller servir une table de marins qui chantaient et gueulaient à qui mieux mieux, montrant leur tatouage à qui voudrait les voir. À leur côté, un chevalier désespéré tentait d’expliquer les préceptes de son dieu à son écuyer, tout en l’invitant à terminer son gruau. Quelques marchands avaient réservé une immense tablée et s’entretenaient avec une assemblée forestière, composée de rôdeurs, de druides et d’une amazone. La porte claqua derrière lui, le faisant sursauter. Un groupe de soldats, menés par un guerrier à la masse gigantesque, venaient de faire leur apparition. Ils alpaguèrent l’aubergiste en réclamant des chambres avec leur accent sudiste. Se détournant de la scène, le garçon commanda une assiette de gruau et une bière, tout ce qu’il pouvait bien se payer avec ses quelques sous. Il s’installa dans un coin de la pièce, observant la suite des évènements.
Peu à peu, l’auberge avait continué de se remplir. Elle était, en fait, pleine à craquer. Certains étaient assis dans les escaliers qui menaient aux chambres, d’autres sur les rebords des fenêtres. C’était, à dire vrai, un capharnaüm complet. Un nomade, venu tout droit de Balamoun, peinait à se faire comprendre des miliciens à qui il s’adressait. Un barde à la livrée richement travaillée semblait en plein débat avec un saltimbanque dont l’hermine de compagnie était juchée sur l’épaule. Tantôt, ils discutaient comme de grands philosophes, tantôt ils se balançaient des piques comme de véritables chiffonniers. Un Ts'Raal faisait glisser sa langue le long d’une table, tentant d’attraper sournoisement un morceau de porc commandé par prêtre à la chouette. Un homme-chat s’était même permis, sous le regard courroucé de l’aubergiste, de faire ses griffes sur l’une des poutres centrales de l’immense taverne. Illusionniste pouilleux, lettré hautain, archer en balade, bref, l’univers entier semblait s’être mis d’accord sur un lieu de rendez-vous.
Soudain, une clameur s’éleva dans la salle et deux serveurs, peinés et les joues bouffies de rouge, s’avancèrent tant bien que mal au centre de la pièce. Ils tenaient un gâteau comme jamais le garçon n’en avait vu. Immense, à plusieurs étages, il était composé de vingt bougies grossières et enflammées qui oscillaient au rythme des pas incertains des porteurs.
Tirant la manche d’un voyageur encapuchonné, l’adolescent demanda :
« Mais que fête-t-on ? Je suis étranger en ces terres et… »
L’encapuchonné le foudroya du regard. Le gamin relâcha sa prise et son interlocuteur haussa finalement les épaules.
« On célèbre les vingt ans de l’établissement », révéla-t-il dans un murmure.
Tant de gens pour une taverne ? Le nouveau n’en croyait pas ses yeux. Il se pencha une seconde fois vers l’encapuchonné, n’ayant cure de toute prudence.
« Autant de gens pour une simple taverne ? »
Un regard malicieux s’inscrivit sur le visage à demi dans l’obscurité et l’autre voyageur ricana.
« Tu n’es encore jamais venu ici ?
_ Non…
_ Bon bah… Bienvenu. Et ouais, y a du peuple. Mais c’est pas un simple troquet.
_ Ah bon ?
_ Macache, petit. C’est la meilleure taverne. La meilleure ».
Méditant sur ces propos surprenants, le jeune homme s’enfonça dans son siège. Déjà, l’aubergiste s’évertuait à découper des parts pour chacune des personnes présentes. Voilà pourquoi un si grand gâteau, songea le garçon.
Un sourire inconscient élargit peu à peu ses lèvres lorsqu’une créature au pelage de loup lui tendit une assiette de gâteau. Timidement, le blanc-bec le remercia et en prit un morceau. La fête battait son plein et, dans son coin, il songea soudain qu’il prenait part à un évènement dont il ne connaissait rien, dont il était étranger et qui était bien plus grand que lui. Mais on l’avait accueilli avec les honneurs, il y faisait chaud et tous avaient une place. Peut-être était-ce tout simplement le début de son aventure.
11:28 - 21 avr. 2019
Semaine 12 : Oeil de Verre (1 273 mots)
« Ta gueule, le Jaune ! » s’exclama Lydia en lui donnant une bourrade dans les côtes.
L’environnement, lugubre à souhait, empestait plus qu’un nid de Zonars. Ici, dans les bas-fonds de Lynis-la-Belle. Jamais la cité cosmopolite n’avait aussi mal porté son nom. Dans la rue où stationnaient les gardes, des individus encapuchonnés, difformes, souvent nus, erraient en traînant les pattes sur le sol gelé et visqueux. Tous les déchets de la ville se déversaient non loin, la zone irradiait beaucoup plus qu’elle ne l’aurait dû.
« Vous croyez qu’il est mort ?
_ Le jour où le Fist claque, je te refile mon plateau », ironisa Connor.
Toujours concentré, le terrien fixait la porte du bâtiment dans lequel s’était introduit son supérieur. Le Fist, cette montagne aux poings destructeurs, à la gouaille protubérante et aux manières… particulières.
Simple, lorsque le Fist avait pénétré l'immeuble à la recherche de son indic’, des tirs avaient immédiatement fusé à travers les fenêtres en plexi. Mais l’ordre était formel ; il fallait rester dans la voiture, coûte que coûte.
Autour, humains comme aliens devenaient nerveux. Ils s’arrêtaient, observaient le bâtiment, la voiture, s’attroupaient et échangeaient. Jamais Connor n’avait encore vu autant d’irradiés au même endroit. La difformité allongeait les traits, creusait les plaies, décoloré les peaux et les poils. Plus il restait là, plus il sentait ce mal s’insérer en lui et le rogner. Pure psychose, il en était conscient, mais il n’y pouvait rien. Au dépit de la voiture antiradiation, malgré sa combinaison, il n’avait peur que d’une chose : finir comme eux.
Il s’était rasé les maigres cheveux de son crâne et ressemblait désormais à Lydia en tout point. On ne les différenciait que de près, l’une ayant plus de formes et le visage plus allongé que l’autre. Mais blancs comme des linges, chauves et vêtus d'une combi identique, on aurait pu croire à deux petits d’une même portée. La nichée du Fist.
« On attend encore cinq minutes et on part ? proposa Willy.
_ Ta gueule, bon sang ! »
Lydia lui frappa le crâne comme on toquerait – violemment – sur une porte.
« Tu tiens à perdre ton job, ou quoi ? »
Willy geignit et s’enfonça plus profondément dans son siège. Connor ne pouvait guère lui en vouloir, lui-même ne se sentait pas à l’aise dans ce secteur aux retombées verdâtres, aux bouches d’égout fumantes comme des bains à vapeur toxiques et aux bâtiments en ruine. C’était fou à quel point chaque fenêtre, chaque pan de mur, chaque porte, révélait une destruction progressive. Comme si le quartier se dévorait lui-même.
Soudain, le Fist apparut par l’encadrement de la porte. Les passants, le reconnaissant peut-être, s’écartèrent vivement et entreprirent de reprendre leur préoccupation initiale. Déjà, la rue se vidait.
« Bon, j’ai l’info », brailla leur supérieur en se rapprochant du véhicule.
Il se glissa à l’intérieur à grands bruits et claqua la portière avec violence.
« L’enfoiré est planqué à deux pâtés d’là, une bicoque à la con. Il est genre clodo, sale et puant. Et il a les infos qu’on cherche ».
Imperceptiblement, la tension de Connor se relâcha et il se remit à respirer normalement.
« On y va, du coup ?
_ Pour sûr qu’on y va, gamin. T’crois quoi ? »
Avec un sourire en coin, le Fist démarra la voiture qui se mit à vrombir. Il prit le volant et traversa le quartier.
Willy observait l’environnement défilant par la fenêtre et Lydia s’était enfoncée dans son siège, flingue sur les genoux, dans l’attente. Elle faisait mine de ne pas s’intéresser à la vie extérieure, mais Connor percevait ses coups d’œil en direction de la fenêtre. Lui ne voulait pas regarder, il s’y refusait. Plus il contemplerait le désastre, moins il arriverait à revenir.
Ils traversèrent un coin d’usines désaffectées et rejoignirent un nouveau quartier d’habitations aux espaces creusés, à même des cuves de boue verdâtre qui bullaient avec une lenteur catastrophique.
« C’coup-ci, vous m’collez au cul », ordonna le Fist.
Ignorant le couinement de Willy, Connor inspira une grande bouffée d’air et quitta la voiture. Au-dehors, l’environnement était nauséabond et une odeur de rouille, de rance et moisie s’empara du jeune homme.
À leur passage, les habitants dissimulaient leurs visages, esquivaient leurs regards, rentraient chez eux. Sur un palier de restaurant miteux, un vieil homme était assis. Il tenait entre ses mains un bâton noueux et ses habits n’étaient faits que de pièces de tissus rattachés les uns aux autres et pendouillant comme une cascade de vêtements sales et ternis.
« Maurice ? » clama haut et fort le Fist en se rapprochant du vieillard.
Celui-ci tourna le regard vers eux. Stupéfait, Connor constata qu’un seul de ses yeux les observait, l’autre restant immobile, fixant le vide dans l’axe de la tête. Lorsqu’il aperçut les gardes, le pauvre hère se leva et, péniblement, se mit à courir. En deux pas, le Fist fut sur lui.
Retourné, valdingué et poussé au sol, le vieil homme hurla sa douleur lorsque tous entendirent l’os de sa hanche se briser.
« On a pas été sage, papy d’mes couilles ?! Hein ?! »
Le Fist postillonnait au visage du vieillard tandis que, vigilants, Lydia et Willy observaient les alentours. Le clochard pleurait et, pour un peu, Connor aurait eu de la compassion pour lui. Mais il ne pouvait se le permettre. C’était un hors-la-loi, un homme dangereux et, de toute façon, le Fist n’aurait pas accepté. Il aurait toisé Connor, lui aurait donné un coup de boule et l’aurait renvoyé de son escouade. C’est ce qui était arrivé à Nazer, deux jours plus tôt.
« File-le-moi et j’te laisse prendre tes jambes à ton cou, ordonna le garde en tendant la main.
_ Vous m’avez brisé en deux, enfoiré ! Salaud… »
Le vioque chouinait, rampait en arrière pour échapper aux poings du Fist. Celui-ci soupira.
« Dernier avertissement, le moche.
_ À l'aide ! »
Connor se figea pendant de longues secondes, une éternité. En fait, tout s’était passé très vite. Le Fist n’était pas du genre patient. Lorsque le vieil homme préféra se retourner et continuer de ramper lamentablement dans la fange plutôt que de donner au Fist ce que ce dernier réclamait, le chef de la garde de l’Astroport ne fit pas plus de manières.
Il brisa la nuque du clochard d’un coup de talon qui fit frissonner ses trois recrues. Puis, attrapant le pantin cassé qu’était devenu le vieil homme, plongea son doigt à l’intérieur de son orbite droite. Willy se détourna, Connor serra les dents.
Victorieux, le Fist laissa retomber sa victime et tendit à la lumière l’œil de verre qui avait, jadis, appartenu à un clochard des bas-fonds. De ce dernier, il n’y avait plus qu’un corps inerte avec une orbite vide.
« Ça, les gars, c’est la clé dont on avait besoin ».
Sans plus de manière, leur supérieur brisa l’œil de verre d’une poigne bien sentie. Par chance, il portait toujours ses Poings, qui le protégeaient de tout. Mais Connor était persuadé que, gants ou pas, il l’eût fait tout de même.
À travers les résidus de verre éclatés gisait un bout de papier. Le Fist le tendit à Connor, qui le déplia fébrilement. À l’intérieur était inscrite, à la volée, une phrase peu compréhensible.
« Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras »
10:18 - 11 juin 2019
Après une absence certaine dû au boulot (de l'écriture, donc tout va bien !) me revoici pour continuer le Bradburry !
Semaine 13 : Battre la mesure (1 319 mots)
Le pop’ de la bouteille s’échappe sous mes yeux tandis que la capsule s’envole et retombe je sais pas trop où. Je bois une rasade, puis deux, je commence à avoir la tête qui tourne. Ma caisse pue la bière, les cadavres jonchent le siège passager comme témoins de mon errance et de mes hésitations. « Ça te fera du bien », qu’elle disait, « tu auras tes amis », qu’elle disait. Mes amis ont pas le temps de s’occuper de moi et ils ont bien raison. Me reste la musique, impartiale, qui accepte ma litanie, mon chant du loup. Ça m’arrange, au final, ça m’évite qu’ils me voient dans cet état. J’imagine pas la tête de Lys, ma meilleure pote, si elle me voyait dans cette condition. Elle me referait certainement le paysage un bon coup et on en parlerait plus. Enfin, moi j’en parlerais plus, elle ne ferait que ça pendant des semaines, à me donner des coups de pieds au cul et me hurler à la gueule que je dois arrêter les conneries. Ouais.
J’observe le tableau de bord sans vraiment le regarder, j’ai la vision qui floufloute. Un peu de plus et je verrais le sapin me rire à la tronche tellement je suis minable. Je balance mon é nième cadavre, à ce stade je compte plus réellement, et je sors – enfin ! – de ma bagnole.
Quand j’entre dans le bar, ça vomit du son et des corps en fusion. Tout le monde danse, se touche, boit la lie perverse de la sueur qui se colle et qui appelle à la débauche chaste d’une nuit sans saveur. Une énième, comme ma binouze. J’ai pas eu le temps de faire trois pas qu’un gars du groupe me chope, tout sourire le type, il me propose une bière. Je vais pas dire non, ce serait con-con, c’est pas comme si j’en avais envie, hein ? Du coup je la bois, la mousse, et pas qu’un peu. Le gars me dit que j’arrive en avance, ça me fait bien rire. Ils sont tous déjà là, ces jeunes, excités du bocal et de la nouille, trempés d’avance de se produire pour la première fois sur une scène minable, dans un bar ridicule, dans une ville pitoyable. On est loin du standing que j’avais en opéra. Je crois que ça me fait du bien. Ils me font rire, ces gosses. Ils sont tout fou, ils sautent partout et se battent pour le babyfoot comme si ça allait leur faire oublier leur stresse. Je leur donne des conseils, surtout aux plus jeunes. On est cinq dans le groupe, moi compris, et ils ont jamais été dépucelés de la scène. Monter sur les planches, chanter en soirée, c’est déjà un rêve pour eux. Je suis pas mécontent d’être là, je dirais même que je suis fier. C’est cool pour eux, ils sont mignons.
Je termine ma bière en loosdé, en zyeutant une photo de Rachelle. J’ai le cœur en vrac mais, chaque fois, je peux pas m’en empêcher. Le bon côté, c’est que ça et l’alcool, ça me stimule. Les grammes d’alcool zonent dans mon sang et remplace toute l’amertume et la tristesse emmagasinée par sa mort, j’égalise mes chances et ça me donne le peps. Enfin, pas le peps, c’est autre chose. La hargne, la rage, sans l’agressivité qui va avec. Je commence à être déconnecté, j’ai juste mes mains, mes oreilles et la musique qui explosent mes tympans. Ouais, ça, ça marche, ça c’est cool. Je pense plus à que dalle, je frappe mes cymbales comme un dément et je passe alors la meilleure soirée de ma vie. C’est la réflexion que je me fais à chaque fois, en tout cas.
Les petits sont chouettes, ils se posent pas de question. Je dois puer l’alcool, je dois avoir les yeux injectés de sang à force de sel et de bière, mais ils m’accueillent chaque fois avec un sourire ravi, comme si j’étais leur héros. C’est peut-être ça qui m’a fait me rapprocher d’eux. Avec eux, je suis quelqu’un, je suis pas rien. Je suis pas ce sale type qui chiale comme une fiotte sur son canap’ à longueur de journée en matant des programmes netflix mous du genou. Je suis un dieu de la batterie, je leur en mets plein la gueule, j’éjacule ma musique et eux, ces petits puceaux, ils en redemandent.
Tiens, c’est à nous. Je range ma photo dans ma veste et je me traîne vers la scène en me léchant les lèvres, des fois qu’il y resterait de la bière. Regardez-moi ces gosses, ils se ruent sur leurs instruments, se charrient, se taclent. Ils ont quoi, vingt ans ? J’en ai six de plus et j’ai l’impression d’être un vieux de quarante balais, c’est dingue. Je m’agrippe à ma batterie et m’affale sur mon siège. Que voilà la meilleure partie de la soirée.
La musique démarre, les habitués du bar se mettent à hurler et taper des pieds comme des déments. Que ça s’agite, que ça se touche et que ça danse dans tous les sens. Et moi je frappe. Je frappe juste, comme un ouf, je réponds plus tellement de rien. Chaque coup de baguette fait apparaître le visage de ma… femme ? Ex-femme ? Quand t’es mort, ça compte ? Le visage de Rachelle, ça j’en suis sûr, qui imprime ma rétine et se dessine sur mes cymbales et sur la peau même de mes tambours. Je vais les déchirer, quand je frappe avec j’ai envie de les exploser, je me mets limite debout en secouant mes bras. Les gens kiffent. C’est cool. Mo cœur s’emballe autant que mon corps, je danse avec le public, il me porte à bout de bras tandis que je traverse la fosse dans mes rêves les plus dingues. Les gosses ont l’air de gérer, c’est bien, vont être content. Avec un peu de chance, ça va faire jaser, on aura d’autres dates. Hum, d’autres dates, ça veut dire un lendemain. Vais éviter d’y réfléchir.
La séance se passe à fond les ballons, je vois pas l’heure tracer. Déjà, les mecs me font sortir de ma transe. C’est aux autres groupes de jouer. Sérieux ? Peuvent pas nous laisser une chanson de plus ? « Ça fait trois chansons de plus, on a cartonné », qu’ils racontent. Ah ouais, c'est vrai ? P’tain, j’étais où pendant ce temps ? Énorme !
Le reste de la soirée se passe à peu près comme d’habitude. On boit, beaucoup. Je sais pas comment ni combien, impossible de calculer les verres que je chope et ce qu’il se passe dans la salle. Des nanas se frottent à moi et me proposent de danser ou de boire avec elle. J’accepte, je les emballe, on se caresse puis je les jette. Interdiction de me toucher, je suis à Rachelle. J’appartiens encore à Rachelle, c’est comme ça et merde ferme ta gueule ou tu reçois ma bouteille dans la face.
Sacrée soirée. La musique bat encore son plein, j’ai les tympans qui hurlent, mon cœur qui tambourine et mes mains en sang qui me disent « merde, prochain coup vas-y mollo ». Y aller mollo en batterie, c’est con. Autant pas y aller. Je m’écrase dans ma voiture et je farfouille derrière mon siège. L’heure de rentrer. Une bière et au lit. Il est froid, le lit, depuis quelque temps. Mais c’est notre lit, les autres ont pas à y entrer. Règle d’or, c’est moi qui décide. Le chat m’attendra patiemment dans le salon, je lui frotterais les oreilles et la gorge comme d’hab et on ira se larver sous les couvertures, c’est ce qu’on sait faire de mieux. Ça et frapper sur des cymbales.
16:26 - 17 juin 2019
Semaine 14 : La Geste des Vivants (12 169 mots)
Quand j’me relève, c’est d’jà le foutoir. Ça hurle de partout, ça réclame des soins d’tous les côtés, ça chouine en veux-tu, en voilà ! La première ligne est dans la merde, ça gîte sur tribord, l’écuyer va clamser et c’pas mieux du chef des guerriers. On va s’retrouver sans fer et là, on s’fera avaler tous crus. Mes gars s’pissent sûrement dessus et c’est tant mieux. Ils ont pas encore subit une tempête en pleine mer, un schnee qui t’écrase la face à coup d’pelles et essais d’te choper pour t’enfoncer dans les abysses. Ça, ça fait chier du froc. Enfin, j’pensais. Parce que c’que j’ai vu là, aujourd’hui, c’est pire que tout. C’est des marées humaines qui dégueulent leurs dents et leurs tripes tout en marchant vers nous. Des zombards, des crevés, qui viennent dans l’but de nous bouffer l’cul et la bite jusqu’à la moelle. J’arme mon arba, j’ai pas l’choix, et j’cherche une ligne de mire. Dil’inthar a grimpé sur des toits, bon sang, il est pas trop con. C’pas trop con, un elfe. J’grimpe à mon tour et j’me pose sur un toit pas loin, pis j’commence à viser. De là haut, j’vois l’étendue des dégâts. Si les mecs de d’vant flanchent, j’reverrais pas une plage avant quelque temps… J’les ai d’jà vue, les plages du Royaume des Crevés. Bah elles sont nazes.
« Bon, on les bute fissa !» que j’leur crie, des fois que ça leur ferait tenir leurs miches. Je regarde partout, partout que j’vous dis, j’aperçois enfin un connard de nécro. J’le canarde, il se transforme en porc épique, j’espère qu’il va pas m’renvoyer la même chose dans la gueule.
Au-d’ssus de ma gueule, j’entends des croassements. J’lève la tête et j’vois une nuée d’corbacs, comme j’en ai foutrement jamais vue d’ma vie. C’est pire que tout à l’heure, quand on est sortis d’la taverne et qu’on a zigouillé un bataillon entier d’crevés et un nécromancien. Ici, c’est un nuage, un nuage qui croasse et qui s’lance sur nos têtes à coup d’becs. Salopiauds, j’vais vous apprendre, tiens !
Le Soldat : Le combat fait rage, je ne saurais dire depuis combien de temps. Je suis au milieu du charnier. J’entends les cris, partout. Ceux des alliés et ceux, dérangés et dérangeants, des ennemis. Je tranche l’air à coup d’épée, j’y fais peser tout mon poids, je me fatigue et m’éclabousse. Combien de temps, encore ? Pas loin, Finn et Auroch peinent, mais ce n’est rien à côté d’autres membres de la première ligne. Ils n’ont jamais connu de combat non plus, pire, ils ne s’y sont jamais préparés. Heureusement, les deux Kaïnites enfoncent les rangs des morts. Ils sont en pleine difficulté, mais ils ne lâchent pas, ils invoquent toutes leurs capacités martiales pour massacrer les zombies. Derrière, en pilier, Thorsien gère l’affaire. On va s’en sortir, j’en suis persuadé.
L'Illusionniste : Ils nous ont demandé notre expertise, nos talents, notre magie. Mais niet, ils ne pensent à rien, ils vont dans tous les sens. Des fourmis désorganisées, voilà ce qu’est notre armée. On aurait pu servir, vraiment, on aurait pu jouer de tout ce que nous a appris Kronberg. Sauf que c’est trop tard. L’armée fonce dans le tas, sans préparation stratégique. Et nous, nous sommes relayés au rang de soigneurs. Il en faut, c’est certain. Mais le champ des possibles était tellement plus grand que… ça.
Je combats aux côtés de mes compagnons de toujours. À nous trois, nous formons un sacré trio. Je me tourne vers eux, pour voir s’ils ne sont pas en difficulté. Avec horreur, je réalise qu’Iskander est rivé sur le nécromant et que son énergie vitale est… absorbée, happée, par le mage noir qui lui pompe tout. De même, celui qui gère l’assaut de la première ligne est en fâcheuse posture. Sous les assauts de magie noire, sa vie s'enfuit en lambeaux brillants, aspirés goulûment par le nécromant… Tenez bon !!!
Malgré le brouhaha des conflits, je prends le temps de réfléchir. Si le nécromancien use la magie, alors il est aussi mal en point que nous. Elle se tarit depuis des mois, si on le force à puiser dans ses ressources, nous pourrons l’épuiser. Et le tuer, j’espère. Je me tourne vers le nécromancien que la rouquine a pris en ligne de mire et je lève la main. L’énergie tourne à l’intérieur de mes tripes et s’expulse par ma main en un flash violet qui éclaire l’espace et fuse vers le sorcier. J’en sue… Avec un peu de chance, je le paralyserais assez longtemps.
Le Kaïnite : Alors, les pleureuses, on est pas prêt à voir des copains crever, la gueule ouverte ? C’est ça, la guerre, combattez ou faites de l’espace pour ceux qui savent y faire. Je nettoie les zombies, mètres après mètres, ils sont increvables, les corps s’entassent, mais j’en vois pas le bout. C’est un putain de raz-de-marée. Y a une silhouette qui zigzague à quatre pattes entre les zombies, c’est quoi encore ?! Je la vois du coin de l’œil, elle bouffe des bouts de chair à la volée, glisse entre les pattes des bestiaux et sautille jusqu’aux premières lignes. Une goule, c’est une putain de goule.
Elle se jette sur Thorsien. C’est un vrai, ce gars, il assure. Il la renvoie dans les filets à coup de lattes. Si seulement on avait eu une armée de gladiateurs, on aurait déjà gagné. La bestiole couine et tente de se barrer, mais il en a pas fini avec elle. Vas-y, Thors’, dégomme-la, amuse-toi. On est là pour ça, aujourd’hui. On est là pour découper de la bestiole et crever en héros.
On s’est rué dans la gueule du loup sur un coup de tête, alors que l’armée entière n’était pas prête. Tout ça parce que Steiner a foncé dans le tas et que les têtes se sont emmêlé les pinceaux en ordre de bataille… Finn est encore debout, ça me donne une bonne excuse pour lui dire ce que je pense.
« Relève, crétin. T'es tout aussi fautif que le brumois. Dans une guerre, on garde son sang-froid. Des pertes, il y en aura. Et à vouloir éviter la mort du chevalier, tu vas perdre d'autres hommes, bien plus efficace que cette descente d'organes ».
Puis je me tourne vers l’assistance et je beugle.
« Et c'est qui la baltringue qui beugle à tout va pour nous demander de nous dépêcher? Vous voulez un cor pour rameuter encore plus de monde ?»
C’est à ce moment-là qu’un enfoiré de zombie rampant me mort la cheville. Je lui éclate la cervelle et je repousse les autres qui étaient arrivés prêts de moi. Bien trop prêts.
La Mage du Désert : Je ne comprends pas les illusionnistes. Pff, essayer d'épuiser des cadavres qui ne ressentent pas la fatigue, on n’a pas trouvé plus débile comme plan d'attaque... Ça m'agace de voir des ressources magiques gaspillées, alors qu’on a le plus grand mal à maintenir la première ligne en état de se battre. Certains tentent encore de soigner le capitaine assaillit.
« Le rôdeur me semble déjà aller mieux ! Faites gaffe au soldat là-bas ! »
Je désigne un homme du Fort, l’épée au clair, qui tente de déblayer les non-vivants qui l’assaillent. Il est en difficulté, il faut que quelqu’un l’aide. Je vois deux des nôtres se faire déchiqueter vivant, mon cœur se tord. Ces deux-là, j’ai essayé de les soigner tout à l’heure.., mais je suis épuisée… Les illusionnistes tentent de paralyser squelette et nécromanciens, ils empêchent les guerriers de se ruer sur eux. Ça m’énerve. Je suis hors de moi, aux abois, j’en peux plus, je vais exploser ! J’explose.
« EH VOUS LA, PLUTÔT QUE DE FAIRE DES TOURS DE PASSE-PASSE SUR DES SQUELETTES QUE LES KAÏNITES VONT BUTER DE TOUTE FAÇON, VOUS POURRIEZ PAS SOIGNER NOS GUERRIERS ??! BORDEL, ELLE SERT A RIEN VOTRE MAGIE DE L'ILLUSION ! Pas vrai ça, j'ai l'impression qu'on est que trois à soigner dans cette foutue troupe de mages à la mords-moi-l'nœud !! ».
Fallait le dire, non ?
L'Homme-Loup : Sang. Chaire. Crocs, longs comme tigres, plus long même. Morts veulent pas mourir, morts doivent mourir. Imberbes se battent bien. Pas mort avance. Grand, plein d’os. Que des os. Crocs sortis. Griffes aussi. Je grogne.
Le Prêtre de Vénéra : Autour de moi, il n’y a que les cris. Notre victoire, au port, n’est plus qu’amertume. Le chaos reprend ses droits, nous sommes désorganisés et nos chefs tombent les premiers. Je tourne autour de moi, espérant voir un signe, quelque chose, qui annoncerait une victoire future. La moitié de notre armée n’a jamais combattu de vivants et je vois, sur leurs visages, la peur blanche qui les assaille et les tord en tous sens. Seul le désespoir recouvre les gémissements des zombies et des vivants, qui tombent comme des mouches.
« Reformez-moi cette putain de ligne !
_ Que quelqu’un fasse quelque chose !
_ Quelqu’un à l’huile ?
_ Soignez-les !!! »
Ils perdent patience, ce qui n’est bon ni pour eux ni pour l’ensemble de notre armée. Même les mages sont en train de se crêper le chignon. Heureusement, Baïkal les ramène à terre et les canalise. Mais on est tous beaucoup trop différents, nos égos s’entrechoquent.
Je vais pour répondre lorsqu’une flèche se plante dans mon épaule. Un cri de douleur s’échappe, malgré moi, du vortex de ma voix. Je pose ma main sur mon épaule, la retire. J’ai l’impression de m’être déchiré toute l’épaule, qu’elle est en miette. Du sang ruisselle. J’avais pas saigné depuis longtemps… Ça va être fun. J’interpelle Zelph, en troisième ligne.
« Vois ça, Zelph !! Sont presque meilleurs que toi au tir !! On dirait que ces puants ont du goût ! »
Debout en seconde ligne, je pointe mon glaive en direction du groupe de squelettes qui vient de me prendre pour cible.
« Hey !!! Bande de couillons sans cervelle !! Venez cliqueter par là plutôt !! Le Sergent pourra peut-être vous apprendre à viser mieux que ça !! »
Je n’ai pas la langue dans ma poche. Je ne sais pas ce qui me prend. L’adrénaline, sûrement.
Le Soldat : Je sais plus ce qu’il se passe autour de moi. En fait, je ne sais même pas si je suis encore dans l’armée ou isolé, quelque part, dans la nuée. L’armée, il en reste quoi, d’ailleurs ? Est-ce que c’est moi, qui ai avancé, ou les autres qui ont reculé ?
Je suis de plus en plus compressé par les morts, j’y arriverais jamais. J’ai le souffle court, je suis blessé. Je pare l’attaque d’un squelette et le repousse violemment lorsque je sens une main qui se crispe sur mes épaules, une autre sur mon crâne. J’ai pas le temps de me retourner qu’une douleur lancinante perfore ma gorge, tandis que deux rangées de dents s’enfoncent à l’intérieur, creusant un sillon dans ma chaire pour mieux l’avaler. Non !!
J’essaie de repousser le zombie qui m’a mordu, je ne me défends plus devant. Les amas de morts se poussent pour se ruer sur moi, je sens leurs griffes qui déchirent mes vêtements et ma peau. Je me secoue dans tous les sens, je veux survivre ! Je veux vivre ! Laissez-moi vivre !!!
Une nouvelle douleur horrible me prend les entrailles tandis qu’une chaleur, jusqu’ici inconnue, ruisselle sur mes jambes. Je baisse les yeux, tous mes organes croulent vers le sol, sont arrachés et dévorés. On me secoue dans tous les sens, je fais tomber mon épée. Je veux vivre. Je veux vivre. Au-dessus, les corbeaux volent en cercle. Je vois plus le soleil. Je veux vivre.
La Pirate : C’est une putain d’marée humaine qu’avale nos gars. En première ligne, y a un soldat qui vient d’crever, le bide à l’air. Dégueulasse. Les mages essaient d’sauver ceux qui sont déjà dans les vapes, c’est des abrutis. Je recharge mon arbalète et j’entends une mage qui encourage les autres à soigner l’capitaine. Finn vie sur le fil, évanouie, il aurait déjà dû crever six fois. Et nos meilleurs gars, à côté, peinent.
« Laissez-le crever, bordel !!! Il est cuit, c'qu'une loque qu'aura même pas la force de bouger l'bras une fois réveillé ! Il est DÉJÀ mort !!! »
Comme pour faire comprendre aux abrutis, je pointe du doigt Kefka et Chaz.
« Y a pas trente-six abrutis qu'arrivent à déblayer ces enculés d'crevés, alors soignez l'Astiqué d'la Hache et son copain lézard ! Si vous dépensez votre énergie dans des cadavres en sursis, ON EST MORTS ! »
Si ça leur plait pas, c’est pareil. Ils ferment leur gueule et ils écoutent les ordres, c’pas compliqué. Ça gueule soudain pour du feu. Ils veulent foutre le feu à c’te foutue armée de zombies. Pas con, mais j’suis sceptique. Si les crevés flambent, on flambera aussi… Et la cité avec.
Le Prêtre de Vénéra : Peu à peu, la nouvelle se répand parmi l’armée. On a des fioles d’huile, mais rien pour les allumer. Les requêtes fusent, ça crie dans tous les sens. On est dans une cuvette, aux mains avec une armée de morts et on cherche un briquet. J’en rigolerais presque. Mages, guerriers, archers, tout le monde fait passer le message. Mais personne n’a ce qu’il faut. Personne, sauf un.
Car soudain, contre toute attente, j’aperçois une main se dresser au milieu des cadavres. C’est Steiner, l’écuyer. Je le croyais mort. Il balance un briquet en direction des nôtres. Ce sera sa dernière action.
Un gars que je ne connais pas récupère le précieux, il a la fiole dans les mains… Qu’est-ce qu’il attend ?! Je me tourne vers la première ligne, il faut qu’elle tienne… C’est à cet instant que je vois Finn partir en lambeaux, son chapeau de paille avec. Si les Kaïnites et le gladiateur tombent, les autres guerriers ne tiendront pas et ce sera la débandade.
Par chance, nos archers ne sont pas en reste. Ils sont calmes, méthodiques. À l’arrière, ils n’ont pas cette peur atroce qui les étreint et cette voix d’outre-tombe qui leur susurre leur mort prochaine. Pas encore. Aussi, ils s’évertuent avec calme à descendre oiseaux et nécromanciens. De nouvelles flèches fusent en sifflant et se plantent dans l’un des nécromants, qui s’effondre sous les coups. Pour la première fois, l’espoir renaît en moi.
Le Kaïnite : Bon, ils l’allument leur fichu machin ? J’ai le dos en compote, les morts nous labourent les cuisses. Je peine et j’entends Chaz peiner aussi. Ça arrive pas souvent, ça pue la merde. Je fais un demi-tour et balaie d’un revers de masse les rangs ennemis, je décapite des zombies à la volée, par poignée. Mais ça suffit pas… Pas loin, l’immense squelette avance. Lui il est calme, mais faut dire qu’il a plus rien dans le ciboulot. Il s’acharne sur le gros chien, qui va pas tarder à y rester aussi. Le loup a un sursaut de courage, ou de chez pas quoi d’animal, ses oreilles se plaquent vers l’arrière, une salive ensanglantée s’échappe de sa gueule et ses canines ressortent dans un grognement sourd. J’ai l’habitude des Ts’Raal, mais ces trucs-là, c’est différent. Ça sent le musc. L’homme-loup plante ses griffes dans les côtes du squelette et les chopes à pleines pattes pour les briser en deux. Pas mal, le clébard. Le squelette l’achève juste après. Pas mal, mais pas suffisant.
La Pirate : Bon, les gars, soyons honnêtes deux s’condes. On a foutu un réveilleur de morts d’mes miches à terre, mais l’aut’ est en pleine forme. En bas, ça bastonne encore, et surtout ça crève. Ça crève par poignées. Personne arrive à allumer d’feu, personne arrive à contenir les bestiaux qui nous font face. On va crever, point barre. Sauf que moi, j’veux revoir la mer, pas crever au milieu du sable. Ici, y a même pas une flaque de merde dans laquelle s’affaler. Faut qu’on sonne la r’traite, c’est tout !
J’en fais part au cap’taine, qui r’fuse en bloc. Évidemment, les elfes, ça à d’l’égo, ça vie en grande pompe avec les ch’veux qui brillent. La r’traite, ils connaissent pas. Sauf que la r’traite, on va la vivre en bordélique dans pas longtemps, c’moi qui vous l’dit. Même les mages commencent à être salement amochés. Le templier est en sang, il va clamser, pareil pour l’illusionniste qui se fait pomper la boule par l’autre enfoiré. Dommage pour le prêtre, il était mignon. J’lui aurais bien fait sa fête, tiens.
Le Prêtre de Vénéra : La première ligne tombe comme des mouches, un gladiateur vient de se faire tuer sous mes yeux. Sur moi, un jet de sang éclabousse mon visage. Je ne réfléchis plus, je me laisse tomber à genou.
Le Kaïnite : Ça remue sévère en première ligne, on a la moitié de nos hommes qui sont tombés. Bon, quand je dis « hommes », c’est la moitié de notre piétaille, ceux qui étaient voués au casse-pipe. N’empêche, on reste désormais la seule défense entre la mort et l’armée libre du Pharaon. Ça va chier sévère. Même les mages commencent à tomber, les squelettes armés d’arc leur trouent la peau ! Soudain, une aura de lumière m’éblouit. Je plisse les yeux, je me demande quelle connerie va encore nous tomber dessus lorsque j’aperçois Thorsien, qu’avait rien demandé, se faire bénir d’un rayon de lumière salvateur. C’est quoi, ce merdier ? Je tourne la tête ; Malénor est en train de prier Vénéra. Pas con. Pas suffisant non plus, à mon avis, mais pourquoi pas.
La Mage du Désert : Le Pharaon apostrophe l’armée, donne ses ordres. Soigner les Kaïnites, tuer les nécromanciens. Avec tout le respect que j’ai pour mes dirigeants, cela n’aide en rien, on était déjà sur le coup... Pire, les tensions explosent. Eithleen, qui vient de retrouver la tête de son écuyer, se met à hurler et déverse sa rage sur le trio royal. Le Kaïnite se met à hurler des paroles incompréhensibles et abat une masse translucide devant lui. Mais ça sert à rien. Rien.
Devant, nos meilleurs soldats sont décharnés, en sang. Les kaïnites et les gladiateurs sont à peine debout, ils vocifèrent en tailladant tout ce qui bouge, mais on le leur envoie au centuple. Thorsien est déchaîné, il laboure les ennemis, les décapite en hurlant, appelle les zombies à se ruer sur lui pour mieux les trancher en deux. Il est devenu fou, je crois. Les soldats ? Morts, il ne reste plus que les archers. Heureusement, ces derniers tentent de donner de l’air aux kaïnites. Les morts-vivants tombent, des flèches plein la tête. Et j’aperçois certains, sur les toits, s’acharner sur le nécromancien encore debout…
La Pirate : Soudain, le nécromancien s’tourne vers moi. Ah p’tain d’merde ça sent pas bon ! J’ai pas l’temps de reculer qu’il pointe sa main dans ma direction et je sens mon énergie se faire sucer jusqu’à la moelle, je fatigue, j’ai mal, trop mal, putain d’bordel de merde, cet enfoiré est en train me pomper ! J’perd ma gniaque et lui en gagne d’autant plus. Mais quelle belle p’tite pute ! Et il ricane, l’enfoiré… Il ricane, bordel. On est censé gagner contre ça ?!
J’suis vénère, je recharge mon arbalète et je tire tout c’que je peux sur le connard en face. Mais ça suffit pas et y a du monde qui passe devant, qui m’empêche de viser. C’est pareil pour d’autres. Merde, merde et MERDE ! Les copains ont quasiment liquidé tous les piafs. C’est une pluie d’plumes qui tombe sur l’champ de bataille. Avec un peu d’chance, on verra bientôt l’soleil.
Une douleur pas possible me tire de mon observation. C’est encore l’enfoiré qui me suce. J’en peux plus, j’vais crever. J’le sens.
« Chienne de mortelle ! Tu vas mourir ! Vous allez tous mourir !!! » qu’il gueule. Tiens, ça cause un taré pareil ? Il s’adresse à son maître, prie pour lui, sauf que son chef est pas là. À moins que… ? Je regarde partout autour, scrute les murailles, mais j’y vois que dalle. J’saigne pas, mais j’ai l’impression d’m’être vidée. Comme quand j’suis morte… avant. L’impression d’être condamnée à mourir comme une merde, malade comme une chienne. Pas aujourd’hui. Pas c’te fois, c’est mort.
« J’vais… J’vais t’fumer, espèce d’enfoiré… »
Je tâtonne dans les plis de mon caban et j’trouve ce que je cherchais. Mon whisky. Il est plein.
« J'crèverais pas la bouche sèche... »
Sans même me soucier de c’que les autres pensent, j’ouvre le bouchon et le balance en contrebas, parmi les morts. Et j’bois. Je siphonne toute la bouteille, j’avale l’alcool à grands goulots, ça m’réchauffe jusqu’au bide. La bouteille ? J’la balance, elle est vide t’façon. Merde, ça tourne. Ah ah ah ! Quelle journée, sans déc’.
Le Prêtre de Vénéra : « Thorsien ! Vénéra est derrière toi !!! Taille-les en pièces !!!! ». Je suis assis, je n’arrive plus à me lever. Trois de nos soldats viennent de se faire dévorer sous mes yeux. De la bouillie, voilà ce qu’il reste d’eux. Même le centaure a disparu. On discerne des dents, des yeux, des touffes de poils et de cheveux, mais c’est à peine si leurs vêtements disloqués et les armes qui gisent au sol permettent de reconnaître ceux qui furent, récemment encore, nos alliés. Nos amis.
Soudain, j’entends Cat’ qui baragouine un truc. Je lève les yeux vers son perchoir et je la vois qui se met à picoler. Si elle se met à boire, c’est qu’elle pense en finir aujourd’hui. Visiblement, les marins sont fidèles à leur réputation. Mais moi, ça m’énerve. On y est presque, il reste qu’un mage noir debout. On peut tenir, on doit tenir ! Moi, je suis vidé. Mais les autres ? J’en perds mon sang froid.
« Vous n’allez pas me dire que plus personne ne peut soigner les guerriers ?!? Laissez pas Cat' tomber ! Elle en écraserait un de vous en tombant du toit !! »
J’esquisse un sourire avant de crisper ma main sur mon épaule, qui me lance encore. Petit à petit, pourtant, j’oublie la douleur. J’interroge les individus qui se tiennent derrière moi.
« Mais y a personne pour reprendre le relais de la première ligne ?! Personne d’autre ne peut s'engager pour soutenir Kefka et Thorsien ?? Par Vénéra, faites-les tous brûler... »
Mais personne ne les fait brûler. Personne n’y arrive, et personne ne souhaite se ruer vers la mort. Je les comprends, en un sens. Mais on est si proche de la fin… Tellement proche… Je vois la mage, la femme de Steiner. Elle est prostrée contre la paroi d’une des chaumières, toujours en état de choc. Ce sont les jurons de Cat’ qui la sortent de sa torpeur. Heureusement, sinon j’allais la réveiller à grandes baffes. L’élémentaliste souillée de sang projette un souffle iodé vers Cat’, qui semble reprendre des forces d’ici. Une autre mage se joint à elle. Cat’ reprend des couleurs. Bien, fume-le-nous, maintenant !
La Pirate : P’tain d’merde, j’arrive plus à encocher mon carreau. Et qu’ça r’tombe, et qu’ça glisse au bord du toit, et que j’perd l’équilibre et atterrit sur le cul. J’commence à voir double, c’pas bon, mais c’est plaisant. Soudain, j’sens mon énergie augmenter, ça percute dans mon ciboulot, j’regarde en bas et j’vois des lascars qui m’balancent leur magie à la tronche. Ça marche pas mal ! J’ai chaud, j’suis bien, l’euphorie m’monte à la tronche lorsque j’aperçois Théodoras qui vise le nécromancien d’mes miches. Il prend son temps. Il attend quoi ?! J’me dirige vers lui et j’lui dégueule mon haleine de pilier d’taverne au visage pendant que j’le secoue comme un prunier.
« T'es un homme, Théo, arrête de réfléchir et tire ton coup bordel ! Envoie tes giclées dans la face de ce gros porc !!! »
Délaissant l’forestier, je m’agrippe au bord du toit et m’penche vers le bas. Oh bordel ! Pas trop, Cat’, pas trop… J’interpelle les potes qui m’ont soigné, j’les remercie à ma façon.
« Pour tous ceux qui m'ont soigné, j'vous paierais une bière ! VOUS ENTENDEZ ?!?! J'VOUS OFFRE MA PUTAIN D'TOURNÉE !!! »
J’braille et postillonne mes gouttes d’alcool pendant que Dil’ gère la gestion des archers. Y donne ses ordres, mais j’les capte pas vraiment. Même pas sûre qu’il s’adresse à moi, d’ailleurs. Mais personne fout rien, ça parlotte et ça parlotte encore et bordel que ça m’soûle ! J’dégage ceux qui m’bouchent la vue et m’approche du bord du toit. Si personne veut l’flinguer, j’vais l’faire et basta !
En tâtonnant, j’arrive à encocher un carreau. J’vise. Merde, y sont combien les nécromants ? J’croyais qu’il en restait qu’un. J’cligne des yeux, j’ouvre grand les mirettes. Allez, à l’instinct, Cat’, réfléchis pas, ça t’as jamais réussi ! J’tire.
La Mage du Désert : J’en peux plus. Peu importe où je tourne la tête, je vois mon peuple zombifié dévorer mes nouveaux camarades. Je crois que j’arrive à saturation. Machinalement, je soigne le kaïnite autant que faire se peut. Je crois qu’il va mourir, lui aussi. J’ai envie de m’asseoir et de me laisser aller. Mourir à la guerre, c’est une fin qu’on annonce toujours comme héroïque. Les bardes oublient seulement de parler des corps décharnés et éventrés, de l’odeur collante et révulsante du sang et des boyaux chauds qui tapissent le sol, des cris et des pleurs de ceux qui meurent. Car oui, ceux qui meurent finissent toujours, quand ils ont encore un peu d’espoir, de crier, de se débattre, d’espérer, de supplier même. Puis l’inéluctable arrive…
J’entends siffler au-dessus de ma tête, venant des toits. Cat’ vient de tirer et, avec elle, plusieurs autres archers. C’est une nuée de traits qui filent jusqu’au mage ennemi et le percutent de plein fouet. J’en suis presque jalouse ; jalouse de ne pas pouvoir venger mon peuple moi-même. J’aurais rêvé brûler ce fumier… Il tombe au sol. Je crois qu’il est mort.
Le Kaïnite : Sans chef, la première ligne me revient. C’est le Pharaon qui l’a décrété, mais c’est un cadeau empoisonné ! Par Kaïn… Elle est morte, notre première ligne !!! Je réclame un soutien aux archers, pour qu’ils décanillent les morts autour du gladiateur, lorsque tout s’effondre.
Tous les morts, les squelettes, tout. Ils s’écrasent au sol, sans vie. On doit être quoi… Quatre, cinq peut-être, debout en première ligne ? On a du sang plein la gueule, on est rouge, totalement rouge. Mais on est debout. Merde, on est en vie quoi !!!
Le Prêtre de Vénéra : C’est pas possible… On a survécu ?! Je suis toujours à genoux, je pisse le sang, les cadavres qui m’entouraient ont failli m’engloutir en chutant. Mais je suis toujours entier.
« On a eu chaud du cul !! Bien joué, tout le monde ! », que je m’exclame, ahuri, en avisant le reste de l’armée. Je me remets sur mes pieds, tant bien que mal. Je les sens plus et j’ai mal aux côtes. En fait, j’ai mal partout… Mais, hé, je ne suis pas mort !
Évidemment, on n’en a pas fini. Nous n’avons toujours pas tué Kazim Baladhour, celui qui dirige cette congrégation d’emmerdeurs nécromantiques. Les archers quittent leurs perchoirs, les mages pansent les plaies et ceux qui en sont encore capables fouillent les décombres afin de récupérer toutes les armes possibles pour la prochaine bataille. Il va falloir être prêts.
Soudain, la silhouette titubante de Cat’ m’attrape le visage et m’embrasse. Elle pue l’alcool, mais ce n’est rien comparé aux odeurs de mort qui nous entoure. C’en est presque enivrant.
« On est vivants, mec ! T’es en vie, mon gars ! » qu’elle me dit après avoir décollé ses lèvres des miennes. Je suis en vie.
Le Kaïnite : Du pipi de chat, voilà ce que c’était. Des préliminaires et encore que, j’ai à peine bandé. On a combattu, allez, quoi, une demi-heure à tout péter ? Bon, d’accord, on a perdu une bonne partie de l’armée. Mais c’est la guerre, c’est comme ça. On va pas en chier une hallebarde !
Déjà, ceux qui ont servi à rien commencent à fouiller les lieux. Ça me porte sur le jonc. Je donne des ordres, direct, dans le doute où y aurait des pillards.
« On va être clair. Les armes pour les guerriers, surtout si ce sont des armes de guerre. Tout comme les protections suffisamment épaisses pour amortir des coups et solide pour péter les dents des monstres qui tenteraient de mordre. Les arcs, arbalètes, pour les archers. Si votre matos est de meilleure qualité, pas la peine de récupérer d'armes, laissez votre place. »
L'Illusionniste : Nous apportons les derniers soins à ceux qui en ont besoin. Tout le monde se rue sur ses amis encore en vie, se félicite d’avoir survécu, d’être là, toujours. Ils en oublient les morts, par dizaines, de notre armée. Ou préfèrent peut-être les oublier pour tenir. De toute manière, rien n’est encore terminé.
Subitement, j’aperçois mon ami fidèle, Valentök, rendre le contenu de son estomac (à peu près au même moment que Cat', mais pas pour la même raison...), plié en deux, appuyé sur son bâton. Le contrecoup de l'atrocité et de la mort d’Iskander. Il relève lentement la tête, usé, son regard parcourt les survivants, le champ de bataille et le pont détruit.
« Où va-t-on... »
Je ne suis pas certain qu’il évoque la simple direction dans laquelle l’armée se doit désormais d’avancer… Il traîne les pieds, sa cape est devenue plus marronnasse que bleu, il rejoint les restes de notre ami. Il se parle à lui-même, tout haut.
« Il pouvait pas mourir avant nous, pas lui... on a servi à quoi ? »
Les larmes me montent à la gorge, malgré moi. Je ne pense pas être prêt à faire mon deuil. La tête de Valentök erre un instant dans ma direction, puis ses genoux cèdent et je le vois tomber devant les restes de notre prestidigitateur d’ami, vidé.
Le Kaïnite : J’accroche une épée à ma ceinture, ainsi qu’une petite hache. Ce sera utile. Puis je me tourne vers ce qu’il reste de l’armée. Faut les booster ou on va dormir là.
« Profitez de cette accalmie tant que vous le pouvez, la guerre est loin d'être gagnée. Récupérez le maximum d'objets qui nous pourraient être utiles, tout en gardant en tête que nous ne pourrons tout récupérer. Après tout, ces biens serviront à la cité une fois qu'elle sera libre de toutes menaces. »
La Pirate : Il s’avance parmi les hommes, ou recule, j’sais pas trop à dire vrai. C’est bien Kefka qui cause, là, non ?
« J'ai conscience qu'il faudrait pleurer et honorer ceux qui sont tombés aujourd'hui, mais nous n'avons pas le temps. Notre prochaine action doit être décidée au plus vite, avant que ces satanés corbeaux ne sonnent l'alarme. Pharaon, nous attendons vos ordres ».
Ouais, Pharaon, donnez vos ordres pour qu’on aille encore au casse-pipe pendant qu’vous vous touchez à l’arrière. Boarf, ça m’intéresse moyen, j’ai même pas ma tronche à tous les étages. J’m’écarte de Malénor et observe c’que j’arrive à capter de nos gars. Ça s’morfond pas mal. Je vais essayer d’les bouger un peu, à ma façon.
« Félicitez-vous d'être en vie, c'pas finit toute cette merde. »
Hmm, mouais. J’ai pas l’tact de l’astiqué d’la hache. J’aperçois Eithleen dans un coin. Elle est cool, Eithleen. M’a soigné d’t’à l’heure, ça j’oublie pas. Je m’fous à côté d’elle et lui tapote l’épaule, j’ai le r’montant qu’il faut.
« Hé, Eithleen… T’veux une bière ? »
La Mage du Désert : Frustrée. Je suis frustrée d’avoir été reléguée au rang de soigneuse. Qu’est-ce que j’en avais envie, tout à l’heure, de libérer les flammes sur ces créatures ! Et pourtant, partout où je pose le regard, je n’ai pas vu un seul ennemi. Maintenant que la menace est anéantie, je ne vois que des amis, des amants, des voisins. Je vois toutes celles et ceux qui faisaient la vie, le fiel, de mon foyer, qui disparaissent en fumée. Je n’ai plus de maison. L’odeur est insupportable, je crois que je vais vomir.
Un Ts’Raal me parle, je ne l’entends pas vraiment.
Les éclats de joie, les vomissements et les congratulations, les critiques et les questionnements, les déplacements des combattants qui, tels des vautours, s'affairent à récupérer ce qui peut l'être du tas de charognes, toutes ces paroles et ces bruissements qui résonnent et tapissent l'air inerte après la tourmente de la bataille, glissent sur moi sans m'atteindre. Je crois que le sens même de cette nouvelle victoire éphémère m’échappe totalement.
Finalement, je finis par imiter certain et me laisse choir au sol, malgré la sagesse des paroles du Kaïnite. Oui, nous devons nous hâter, mais j’en ai ni la volonté ni la force, là, maintenant.
Une fois assise, les larmes me montent aux yeux. Je crois que je vais craquer. J’enfouis mon visage dans mes mains, m'isolant du monde, plongeant ce cauchemar dans l'obscurité tant que je le peux, m’octroyant un semblant d’intimité. Je sais très bien que je vais devoir à nouveau affronter ce chaos, à la lumière brûlante du soleil de Balamoun. Mais là, c’est non.
Le Prêtre de Vénéra : Rien n’est encore joué. J’ai du mal à me satisfaire de cette microvictoire, comme certains. D’autres accusent le coup, c’était un dépucelage en bonne et due forme. Une bataille sévère, plusieurs y ont laissé la vie. On a pourtant fait du bon boulot, malgré tout.
Les cadavres jonchent le sol, disparaissent peu à peu dans les limbes. Et nous, nous sommes encore debout. Debout et hagards.
Tandis que beaucoup attendent les ordres de Pharaon, c’est Baïkal qui prend les devants. Le nain nous a géré avec brio, nous les mages. Je l’écoute patiemment, je sais qu’il parle rarement pour ne rien dire. Il pointe les murailles qui ceignent la Cité Sacrée de son doigt boudiné.
« Il va falloir passer par là et débusquer ce Kazim. Espérons qu'il soit aussi sensible aux terribles carreaux de notre capitaine de navires que l'ont été ses sous-fifres. Si l'on doit s'attaquer à une formation du même type que celle que nous venons d'affronter, je pense que le plan n'a pas besoin d'évoluer. Il faut simplement que nous agissions de façon plus synchronisée. »
Kazim Baladhour, le chef de ces maudits nécromanciens. À ces paroles, j’ai l’impression que tout ce que nous avons accompli aujourd’hui n’est qu’une pierre d’un immense édifice.
Le Kaïnite : Le nain mage se tourne vers ma gueule.
« La première étape c’est de lancer le grappin de Cat’, là-haut, et d’envoyer quelqu’un jeter un coup d’œil. Ensuite soit on passe tous par la corde, mais ce ne sera pas forcément évident pour tout le monde, soit on peut ouvrir les portes de l’intérieur. Il faut être plusieurs pour activer les lourds mécanismes à l’intérieur. Tu te sens de lancer le grappin ? »
Bien sûr que je me sens de lancer le grappin, par Kaïn. Son plan me plaît, il a le mérite d’être rapide à effectuer et d’éviter nous faire rester sur place. Mais merde, escalader ça ? Ça va être coton. Je commence déjà à observer les murs, ses failles, là où on va devoir balancer ce foutu grappin, pendant que le nain cause à ses hommes.
« Il est toujours difficile d’être tiraillé entre soigner l’avant-garde ou soutenir des compagnons de longue haleine. Mais ce n’est qu’à ce prix que nous parviendrons à libérer la cité.
Je ne sais pas si je joue de malchance, mais j’ai la sensation que la magie est de plus en plus volatile. Plusieurs sorts que j’ai l’habitude de lancer sans les préparer ont échoué aux pires moments...
Malénor c'était un coup d'éclat de te tourner vers la prière. Mais tu sais bien qu'en aucune façon nous ne pouvons soigner un mage en priorité. Nous sommes la ligne la moins essentielle au combat. »
La Pirate : Quand Eithleen s’tourne vers moi, je sais pas trop déchiffrer sa tronche. J’ai l’impression qu’elle va s’effondrer ou m’frapper. Faut dire qu’avoir perdu son gars, c’est pas facile à digérer. Son visage se transforme en une mer plate et sans reliefs, pis elle me répond.
« Oui, je la veux bien ta bière. Buvons donc à ceux qui se sont sacrifiés, hein... »
J’sors ma binouze en bouteille et la file à la mage. Moi j’crois qu’il faut pas que je boive plus, j’ai d’jà dégobillé… Merde, le sol a jamais autant tremblé sous mes pattes, même en pleine houle. Bon, vaut mieux boire là qu’sur le navire. Faut pas croire. J’suis pas conne, non plus. Pas trop.
Le Prêtre de Vénéra : Là, c’en est trop. Je rejoins Baïkal en boitant, mais ma colère efface toute douleur.
« Comment ça, nous sommes la ligne la moins essentielle au combat !!! Il n’y a pas de ligne moins essentielle !! Les trois sont indispensables et indissociables. Tu te fous de nous, Chef ?? Sans soins tu crois qu’on aurait tenu combien de temps ??!! »
Je suis en train d’exploser. Ce que dit Baïkal est stupide, mais je crois surtout que je suis à bout. Donc il prend pour tout le reste.
« J’ai jamais, JAMAIS, demandé le moindre soin. Tu me prends pour qui ? Je n’ai nullement peur de la mort, Baïkal. Quant allez-vous commencer à penser stratégie militaire, par Vénéra ! »
Faut que je me calme. J’inspire un grand coup, des fois que ça m’aiderait.
« Je vous l’ai dit et expliqué, à toute notre ligne. C’est mathématique : une quinzaine de flèches en moins pour la première ligne. Tu vois, Baikal sur une quinzaine de lanceurs de sorts, combien auraient volontiers servi de cible de diversion ? A priori, j'ai eu ma réponse. Un seul. Ce que j ai demandé, c'est que quelqu’un d’autre encaisse à ma place. Qui aura pu prendre une flèche ou deux à la place de la première ligne ?? Ça nous a fait ça de moins à soigner ! »
Autour, les gens se taisent, j’ai l’impression de me donner en spectacle. Autant que je finisse, dans ce cas.
« C’est de la stratégie globale. C’est tout. T’es indemne, ça sert à quelque chose ?? J’aurais pu me planquer quelque part, mais... tu veux savoir en quoi consistait ma prière inespérée ? J'ai demandé une protection pour la première ligne et des soins pour Cat'. C’est là où j ai dépensé mes dernières forces. Si tu penses une seconde que nous sommes une ligne moins utile, je ne vois pas ce que tu fais à notre tête, Baïkal ! Fais au moins attention à ce que tu dis. »
La Pirate : Ça s’échauffe le cul, mon templier pète un boulon. Merde. J’me sens d’humeur à rentrer dans la danse. Remerde. Je m’étire bruyamment et j’apostrophe les connards qui râlent de voir une armée fouiller un champ de bataille.
« Bon sang d'merde, arrêtez un peu vos chars ! On pille pas, on ré-cu-père ! Vous voulez aller à l'assaut d'votre Pyramide avec vot' bite et vos matos abîmés, faites. Pas moi ! Y a des armures, des outils d'défense, des armes hors normes dans c'charnier et faudrait les laisser là ?! La bataille est pas finie, faut tout mettre de son côté ! »
Je jauge un instant la muraille et, surtout, la porte de la cité sacrée qui donne sur le vide total, en l’absence de son pont, et siffle devant le spectacle.
« Et bah... À moins qu't'ai une idée, Baïkal, faudra qu'on grimpe tous par l'grappin. Ta porte elle est plus vraiment rattachée à quoi qu'ce soit, mon canard ».
Laissant Malenor tempêter contre son capitaine, je tangue vers Dil'inthar et Kefka.
L'Illusionniste : J’aperçois la rouquine foncer comme une tortue en direction des chefs de la première et troisième ligne. Curieux d’entendre ce que les autres groupes de l’armée mettent au point, je tends l’oreille et entends les propos de l’écumeuse du grand large.
« Z'avez raison, faut pas traîner. Mais si on y va dans c't'état, on est cuits. C'vous les grands chefs, mais faut vraiment qu'on s'soigne et qu'on s'requinque à fond. Tous. Et avec c'te magie à la con, ça va prendre du temps, c'est certain ».
L’a pas tort, mais ça va être long… D’un œil discret, j’observe Pharaon et la royauté. Ils n’ont que peu parlé pour l’instant, ils laissent les membres de l’armée s’écharper. J’apprécie moyennement, mais nul doute que… ah, voilà Angus qui s’avance.
« Que ce soit clair, les biens des défunts iront à leurs proches qui auront le devoir de leur rendre une fois la guerre finie. Nous ramassons ce que nous pouvons et la répartition se fera en fonction des besoins, la priorité va aux guerriers. Ainsi Kefka, à vous de décider ce que prendront vos hommes, le reste des affaires ira aux mages et aux archers. Soyez fiers de vous tous, vous avez combattu avec honneur. »
Le Kaïnite : J’ai pas le temps de répondre au vieux Vizir que le Pharaon se rapproche. Ça se bouge enfin, ça me plaît.
« À présent, il nous faut pénétrer dans la Cité Sacrée, nous y serons à l'abri derrière les remparts. Le temps presse, car comme cela a été dit, nous ne sommes pas à l'abri d'une nouvelle attaque. Kefka, Dil'Inthar, mettez-vous d'accord sur lequel de vous deux lancera le grappin sur les remparts. Décidez et faites le savoir à la maîtresse d'équipage, elle vous fournira alors ledit grappin. »
Sa sœurette s’avance à son tour et complète.
« Dil'inthar, votre bataillon grimpera le premier. Une fois en haut, sécurisez la place et une fois cela fait, vous devrez couvrir la retraite des mages. Quant à vous, maître Kaïnite, une fois les archers sur les murailles, les mages monteront et votre groupe suivra droit derrière. Est-ce que tout est compris, messieurs ? »
Donc tout le monde grimpe et mes gars se feront grignoter le cul si jamais les morts-vivants rappliquent vers la fin. Pour sûr que j’ai compris, ouais.
Le Prêtre de Vénéra : Les esprits s’échauffèrent encore un peu, mais lorsque Dil’inthar balança le grappin de Cat’ et que ce dernier s’agrippa à la muraille, l’attention de chacun se riva sur la montée qu’il nous restait à faire. Une sacrée escalade.
Fidèle à elle-même, Cat’ se prépare déjà à grimper à la suite de son capitaine. Elle a sorti des sangles d’escalade, là, devant tout le monde, et commence à s’équiper. Cette femme est extraordinaire. L’armée a passé des mois à chercher comment concevoir des échelles et des grappins de fortune et elle se ramène avec tout le matériel. En espérant que l’alcool qui zone dans son corps ne va pas lui faire faire une mauvaise chute…
La Pirate : J’dégouline de sel, j’ai les pieds en compote et les mains aussi râpeuses qu’si j’avais grimpé une journée entière jusqu’au mât d’misaine. Mais rien à foutre, j’arrive, j’vois déjà Dil’inthar plus haut. Mon bide me fait un mal de chien, j’ai tâtonné pour arriver jusqu’en haut, c’tait pas d’la tarte. Les gamins veulent buter du dragon pour faire un exploit reconnu d’tous… Escaladez une muraille pété comme un poivrot, ça ce s’ra un exploit !
J’arrive enfin sur les murailles et j’m’assois, j’essaie d’me calmer. J’suis en sueur, les copains commencent à nous r’joindre, mais je sais qu’mon ventre c’est un volcan. En éruption.
Sans vraiment crier gare, j’me penche en contrebas, vers le vide des gravas et j’dégueule tout c’que mon ventre a tenu dans la journée. J’ai mes tripes qui s’retournent et qui s’nouent, j’agrippe les créneaux pour pas tomber. S’rait con.
J’en ai plein la bouche, ça s’déverse comme une source pis, peu à peu, ça faiblit et ça s’calme. Woaw, j’sais pas qui j’ai arrosé en bas, mais il a d’quoi dîner pour la journée. Moi, par contre, j’commence à avoir la dalle.
Le Prêtre de Vénéra : On avait à peine fini de grimper que des corbeaux se sont rués sur nous. Aussi, chacun s’est enfermé dans la Pyramide et a attendu les ordres. Les ordres, c’était d’attendre.
La Mage du Désert : Je déambule dans les couloirs de la Cité Sacrée. Je me sens chez moi. Lorsque nous sommes arrivés, la Pyramide était vidée. Aucun ennemi ne s’y terrait, seulement quelques rescapés du cataclysme qui avaient réussi à s’enfermer à l’intérieur par on ne sait quel miracle. Jamais je n’avais vu la Cité Sacrée si animée. L’ost prenait les couloirs, la salle du trône, on marchait régulièrement pour pas se morfondre ni prendre de crampe. Ce n’est pas évident d’être une cinquantaine de rescapés, là, à attendre l’orage. Car si nous n’avions pas trouvé Kazim Baladhour dans la Cité, c’est donc lui qui viendrait nous trouver. Du moins l’espérait-on. Et espérait-on que la Pyramide ne se transformerait pas en tombeau.
L'Illusionniste : Le plus difficile, dans une guerre, c’est lorsque l’on se retrouve dans l’œil du cyclone. L’attente, le calme, lugubre, qui s’abat sur nous et nous emprisonne sans autre possibilité que celle de patienter pour la suite. Et n’entendre rien d’autre, dans ce tombeau pyramidal, que l’animation que l’ost du Pharaon y apporte. C’est glauque, la Forêt me manque.
Le Kaïnite : Et soudain, tout tremble. Voilà qui me plaît ! Les murs hurlent, ça couine et ça tambourine à la porte. On se réunit fissa. Ça se fissure.
La Pirate : J’étais partie fouiller l’armurerie pour réapprovisionner les gars en armes, mais que d’chi ! C’est à c’moment là qu’le vacarme s’est l’vé, c’était un merdier sans nom, ça ouais. J’avais la vision plus nette, mais le whisky m’tapait encore sur le crâne, j’avais la tête dans les vagues quand j’me suis traînée en direction des bruits.
Le Prêtre de Vénéra : Plus rien d’humain, la créature immonde qui avait explosé les portes n’était plus Kazim Baladhour. Le sorcier maudit de Balamoun faisait désormais partie intégrante d’un amas de corps en putréfaction, ses tentacules visqueux hurlaient de râles de morts-vivants qui s’étaient assemblés pour l’occasion. Je n’avais rien vu de tel de toute ma vie. Une sculpture de corps, un golem de chaire, pilotée par notre ennemi.
« Hé bah alors ?!?! On attend pas Cat' ?! »
La Pirate : J’crois pas mes yeux, à tous les coups c’est l’alcool. Ça peut être que l’alcool. C’peut pas exister, un truc pareil. Des corps, des corps, partout, une boule de pue et d’corps qui s’agrippent aux murs et aux autres. P’tain, c’est vraiment dégueulasse !
« Merde, on dirait c'qui sort de mon pif quand je me mouche ! Mais en beaucoup plus gros... et beaucoup plus vivant ! »
J’suis inspirée. Faut dire qu’avec le tableau qui m’renifle sous la gueule, va falloir carrer fissa ou rentrer dans la mêlée. J’vois soudain Aymeric, un d’mes gars, qui s’bastonne avec une excroissance du taré. Leks et Moric tentent de l’aider, l’appellent à les rejoindre en retrait. Merde, j’peux pas le laisser là. Bon bah… On rentre dans la mêlée !
Le Kaïnite : La porte avait explosé, foi de kaïnite. Ce que j’avais sous le nez, ça me plaisait franchement. Ça, ça pouvait promettre un sacré combat ! Déjà, Thorsien se ruait sur la bestiole, ça la jouait jokari à se faire renvoyer dans les airs et revenir à la charge. Il est courageux, le gladiateur, y a pas à chier qu’il en a dans le pantalon. Il va jusqu’à tenter de grimper sur le bestiau. Un grand malade.
Ça rechigne pas à la bastonnade en tout cas.
À côté, le troubadour du groupe prépare ses bombasses, il en balance une qui enflamme l’amas dégueu. En guise de remerciement, le… truc a soudain latté la gueule du barde avant qu’il ait le temps de balancer ses autres bombes incendiaires. Rien à carrer, c’est ma lame qui va percer ce truc. Pas besoin de leur feu de mes deux. Les archers envoient leur purée, ça siffle aux oreilles de tout le monde, la plupart hurlent tellement ils ont jamais affronté un truc pareil.
La Mage du Désert : Par chance, j’avais évité de peu les débris dus à la déflagration de la porte. C’était… impressionnant. Je me suis figée, j’étais incapable de faire quoi que ce soit tandis que mes frères et sœurs d’armes se faisaient attraper, rejeter, écraser. Un chaos qui venait nous percuter de plein fouet après ce calme étrange qui nous avait rendus presque amorphes.
C’est là que je vois La Mano et ses bombes faire leur œuvre, avant que le barde ne soit balancé contre un des murs de l’édifice. Son crâne s’ouvre et une trace de sang s’étale sur l’architecture. C’était ce qu’il me fallait pour me réveiller, je me jette dans sa direction et lui attrape le visage.
« Ne bouge pas, t’as le crâne ouvert, tu vas perdre ton sang ».
Je pose une main sur sa tête, une autre sur sa poitrine et je fais ce que je sais faire le mieux depuis le début de la bataille ; je le soigne et lui sauve la vie. Dans un sens, ça me rassure. Je n’ai pas cette impression vaine d’utilité futile qui m’assaillait depuis le début des combats. Je sauve des vies. C’est bien aussi… non ?
Quand la bestiole reçoit les projectiles, les centaines – plus ? – de bouches qui composent le corps du monstre hurlent un cri strident qui m’explose les tympans. On l’a mis en colère on a plus de marche arrière possible… Par contre, je ne suis pas aveugle. J’ai vu le feu, j’ai vu la douleur.
Le troubadour est à peine sur pied et moi tout juste épuisée que je le crible de questions.
« À ton avis, le feu ça lui fait bien mal à ce truc ? Tu l'as bien amoché avec ta bombe ? »
Soudain, un autre membre de l’armée est baladé dans les airs et retombe, inerte, sur le sol. Je ne peux pas sauver tout le monde… J’ai plus de forces pour la magie… Mais j’en ai assez pour mettre le gars à l’abri. Sans même attendre de réponse du barde, plus le temps faut dire, je me rue sur le blessé non loin et l’attrape par les bras. Et, tandis que les autres guerriers se battent comme des démons, je le tire du champ de bataille, tant bien que mal…
Le Kaïnite : L’horreur fait la valse, elle danse comme une furie. Moi aussi, j’aime danser, pépète ! Je suis disciple de Kaïn !!!
Le Prêtre de Vénéra : Une aura bleuté entoure Kekfa, tout devient électrique. Le sable est repoussé à ses pieds, un souffle d’air fuse tout autour de lui… Ça va péter. Toute l’énergie se concentre dans le bras du capitaine de la première ligne, tandis qu’une hache brille dans ses mains. Y a pas à dire, les Kaïnites, ils envoient..!
Le Kaïnite : « On dégage !!! » J’ai à peine prévenu les autres, pas le temps, tant pis, que je me jette vers la bestiole. Bordel barrez-vous ! La masse de monde m’emmerde, j’hésite, ça me plombe… Et la bestiole me renvoie valdinguer au-dessus de l’armée, je m’écroule à côté des archers. Putain de merde, ça c’est de la baston ! J’ai rarement vu un truc contrer une telle attaque. Ça me plaît. Ça plairait aussi à Kaïn.
Je me relève fissa, mon nez pisse le sang, mais j’ai le sourire aux lèvres. C’est une sacrée journée.
La Pirate : Il a valdingué sévère, l’astiqué de la castagne ! Wow, on est pas dans la merde, moi j’vous l’dit. À côté d’moi, Dil’inthar m’accueille avec une pique, comme j’les aime.
« Content que tu sois de nouveau parmi nous Cat'. Regarde, nous avons trouvé quelqu'un qui crie plus fort que toi... »
C’pas vrai. Personne n’a l’droit de crier plus fort que moi. Sauf les Kaïnite, ça, j’accepte, sinon ils me tatanent la gueule. Dil’ distribue les ordres, galvanise tout l’monde. Un bon gars, cet elfe. À côté d’ça, les pauvres types qui se sont fait prendre par surprise tentent de ramper et d’fuir jusqu’à nous, histoire de laisser la place à ceux qui savent se battre. C’est un bordel monstre.
La Mage du Désert : L’homme que je tire se fait soigner tant bien que mal par les autres, il reprend ses esprits. Je l’abandonne dans un coin et tempère les soigneurs.
« Ça va, ça va, il va s'en tirer ! Occupez-vous de maintenir debout ceux qui sont au contact ou qui tirent sur le monstre, il a l'air pas mal rancunier, ça m'étonnerait pas qu'il tape ceux qui lui font le plus mal ! »
J’ai à peine fini que deux déflagrations retentissent. Je me tourne vers les combats et j’aperçois Ezeukyl et Jeborian qui foudroient la bête à plusieurs reprises. La magie semble fonctionner. Et le feu aussi. Je regarde mes mains qui se mettent à crépiter. Il est temps que je leur montre ce qu’une pyromancienne sait faire.
Le Kaïnite : Je trottine jusqu’aux combats en reprenant mon souffle. Respirer, c’est la clé. Pendant que je retraverse nos lignes, j’interpelle les autres capitaines.
« Est-on sûr qu'il n'y a pas d'autres morts-vivants qui vont arriver derrière lui ? C'est quand même bizarre.... »
De justesse, j’évite un tentacule qui me frôle le crâne et s’abat contre un mur en le fissurant.
« ...je disais, c'est bizarre qu'il se ramène tout seul comme un con, non ? »
C’est là que je vois Thorsien, qui arrivait au sommet du bestiau, se faire valdinguer dans les airs. Il semble voler quelques instants et finit, gravité oblige, pas s’écraser sur le sol dans un nuage de poussière. Il a pris cher. L’horreur cadavérique se met à hurler et à trembler, c’est sacrément louche… Merde, c’est des goules ? Ouais, des goules s’extirpent de la bestiole et se ruent sur les premières lignes. Bon, bah j’aurais mieux fait de fermer ma gueule…
La Pirate : Et vas-y qu’ça hurle et qu’ça couine, qu’ça balance ses tentacules de merde et ses goules à la con, et vas-y qu’ça veut t’bouffer la fouffe pour le p’tit déj’. On est pas sorti des latrines, j’vous le dis. Bon, l’est temps de s’bouger, Cat’ ! J’essaie d’y voir clair, mais que dalle, y a du monde partout, ça grouille. Quand faut y aller… J’arme ma choupette et j’avance entre les lignes, nez dans l’viseur, prête à faire mouche. Le gros machin, c’est la magie qui lui pète le jonc, j’y mettrais ma main à couper. Du coup, autant aider les lascars qui s’font chiquer les mollets.
Quand j’arrive assez prêt pour voir une goule – merde, ça pue grave ces trucs – je tire. Héhéhé, rentre chez toi, salope ! J’la plante au sol et j’tire encore et encore, elle couine comme un chaton qu’on noie. Un chaton immonde qui fait la taille d’un veau, qu’aurait des dents détraquées et des yeux globuleux comme pas deux. J’leur fais la fête à ces saloperies. Y en a une que j’fais fermer sa gueule pendant que j’amoche l’autre et que Théodoras l’achève. Bon travail, le forestier !
L'Illusionniste : Visiblement, j’avais bien fait de garder de l’énergie sous le pied. La mise à bât horrifique de quelques goules en rajoute une couche, et le tableau de l'âpre bataille commence à prendre des couleurs rouge vif.
Moi, je suis immobile. J’observe, mon regard saute de blessé en blessé, chacun prit en charge rapidement. Soudain, j’aperçois un être inerte, au beau milieu de la mêlée. Accroché à mon bâton, je lève la main dans sa direction avant d’envoyer une boule de lumière incandescente dans sa direction. La sphère zigzague entre les combattants, évite coups et gestes brusques avec une fluidité sans pareil et s’enfonce dans le poitrail de l’elfe évanoui. Je suis vieux, mais j’ai encore de la magie à revendre, foi de Danarian ! J’aperçois aussi mon compagnon illusionniste filer derrière une colonne, le temps de se remettre. Pas folle, la guêpe ! J’aimerais le rejoindre, mais… Je suis si épuisé…
Le Prêtre de Vénéra : Nous étions de tous bords, de toutes nations, face à l’Apocalypse. Et, en plein combat, la Lumière descendit sur nous.
« Vénéra ! »
Ce n’est pas moi qui ai crié. J’observe, fou, autour de moi. Ai-je rêvé ?!
Le Kaïnite : C’est qui, ce con ?
La Mage du Désert : Incroyable. Une nouvelle silhouette pénètre dans la Cité Sacrée. Trop agile et rapide pour être un mort, trop haute de stature et droite pour être une goule. Le guerrier - car c’en est un, je crois - saute de rocher en rocher, de planches en planche, à même les débris d’une porte ancestrale désormais détruite. Un rayon de soleil illumine soudain l’espace et se révèle à nous un homme en blanc, portant l’effigie de la chouette, l’épée haute levée et la fierté sur les traits, un mélange d’honneur et de courage. Un templier, un des derniers. D’où vient-il ? Comment nous a-t-il rejoints ? Aucune idée. Toujours est-il qu’il est là et qu’il fonce tête baissée en direction de la monstruosité que nous combattons.
« L’Ombre ne saurait triompher tant que la Lumière de Vénéra inonde cette terre ! »
Le Prêtre de Vénéra : Et ainsi, tout s’éclaire. Kenath.
La Pirate : Encore un dégénéré d’la prière qui rapplique, il vient d’où ce gus ?! Impossible de tirer sur les goules au pied du monstre, il esquive, cours, saute autour d’elles tout en tentant de trancher les tentacules du bestiau. J’crois qu’il va réussir, ça dure, quoi ? Trente secondes ? Pis il s’fait cracher la misère par l’amas puant qui lui apprend qu’ici, c’pas une question d’Vénéra, d’Kaïn ou d’qui qu’ce soit. C’est une question d’baston, d’sang, d’sueurs, d’terre et d’poussière. Que Dalle d’autre, rien. Les dieux, y chang’ront rien. Il a une sacrée paire de couilles, faut bien l’avouer, hein. Ça, j’dis pas. Juste qu’il va crever, comme les autres.
Le Prêtre de Vénéra : Kenath est sacrément blessé. Il exulte pourtant, dans son sacrifice tout entier et si rapide, aux pieds du monstre, il hurle sa foi comme jamais personne, moi compris, ne saurait le faire. Il est le disciple de Vénéra, il est la Lumière.
« Louée soit la Déesse de la Lumière ! »
Mon cœur se serre tandis que mon ami se jette sous le monstre et entreprend de le taillader par en dessous. Son visage est tout à la concentration du combat lorsqu’il croise soudain mon regard. Le temps se suspend et il hurle mon nom.
« MALENOR !!! »
J’arrive, mon Frère. J’arrive.
Le Kaïnite : La diversion de cet énergumène n’a pas été de trop. Car, tandis que je lève une énième fois mes mains jointes…
Mon cri est puissant, guttural, il vient de mes tripes, ça grogne là-dedans, ça sort en borborygme et ça explose comme une étincelle entre mes mains.
Mon arme s’enfonce dans les chairs en putréfaction de l’armure humaine de Kazim Baladhour. Les tentacules me frappent, s’agitent. Ça flippe, là-dedans, j’en suis convaincu. La victoire est à nous.
La Mage du Désert : Le templier et le kaïnite sont gravement blessés. Le gladiateur aussi. Faut se bouger ! L’information circule parmi les troupes, se répand comme une traînée de poudre. Plus qu’un seul objectif : soigner le disciple de Kaïn et le templier. S’ils tombent, nous tombons tous.
L'Illusionniste : Reprenant peu à peu mes esprits, j’avise la cachette de Valentök… Trop loin. Je cours alors vers une des dernières colonnes encore debout afin de m’y réfugier, ma robe qui traîne au sol soulève la poussière sur son passage quand… tout explose. À sa colère, la création de Baladhour, ou ce qui semble être Baladhour lui-même, explose la colonne et la pierre se répand dans tous les sens, tombant sur les malheureux alentours.
Je roule et m’écrase au sol malgré moi, malgré mon esprit qui voudrait tenir et repartir. Mon corps, bien trop vieux, ne tient plus. Je suis étalé au beau milieu du champ de bataille. Au-dessus de moi, les lames, les flèches et les morsures se répandent dans un chaos que je ne comprends plus. Je suis fatigué… Je n’en peux plus.
Malgré les signaux que m’envoie mon corps brisé, je me redresse tant bien que mal. J’ai mal, qu’est-ce que c’est ? Tournant enfin le regard vers la source de ma douleur, je réalise qu’une écharde de pierre de sept bons pouces de diamètre me transperce l'abdomen. Ainsi vais-je mourir…
Mais pas en vain. C’est hors de question. J’hoquète du sang qui vient s’enrouler dans ma barbe et tombe à genoux, envoyant voltiger un nuage de poussière.
Je me mets alors à fixer l’immondice de mes yeux gris. Si elle souhaite mettre un terme à ma vie, je ne me gênerais pas pour faire de même. Avec une douleur jamais ressentie dans mon existence, je me redresse une dernière fois.
« IL SUFFIT ! QUE LE CHÊNE ET TE DANANN ME SOIENT TÉMOINS, MA VIE SERA LA DERNIÈRE QUE TU PRENDRAS, MAGE NOIR ! »
La Mage du Désert : Je me tourne vers l’individu qui hurle soudain plus fort que les autres. Bon sang. Transpercé, en sang, j’ai l’impression de voir un zombie se relever parmi nos lignes. Danarian est à bout.
Appuyé sur son bâton, je le vois saisir la gemme noire qui l’orne et la décrocher. Qu’est-ce qu’il fait ?! Il la balance soudain en direction de son confrère.
« Mon ami, je vous rends la pierre que vous m'aviez léguée quand nos routes ont bifurqué, il y a de cela bien longtemps. À mon tour, je vous en fais don alors que nos chemins se séparent à nouveau. »
L'Illusionniste : Je me sens partir. Ressaisis-toi, Libresprit ! Mon regard se pose sur Valëntok. Mon pauvre ami. Nous étions partis trois et te voilà bien seul, désormais.
« Hurgh... Souvenez-vous d'un vieux complice un peu rêveur quand vous marcherez dans notre Forêt bien aimée. Je serais peut-être là, à vous attendre dans le murmure du vent, prêt à écouter vos futures péripéties, ou bien le récit des sottises de l'immortel Kronberg. Adieu, Valëntok, amusez-vous bien sur la voie de l'Illusion. Continuez à découvrir ce vaste monde, voyager, et éclairez-le de votre lumière. »
La Pirate : Il fait quoi, le grand-père ? On a pas d’autres crevés à fouetter ?! Ça va, quelqu’soins et pis ça va l’faire. Pas vrai ?
L'Illusionniste : J’ai les organes en charpie, je souffre. La fin, il faut qu’elle vienne, maintenant. J’use de toutes mes dernières forces vitales et m’abandonne entièrement à la Magie, je me consume pour faire briller plus fort les arcanes. Accroché à mon bâton noueux, pilier qui m’a si longtemps maintenu dans ce monde, je lève une main ridée vers la bête qui dévaste la ville du Nord depuis bien trop longtemps. Ma main prend un teint violet éclatant, ma grande canne se met à grésiller et prend la même couleur : la Magie de la Pensée, la Voie que j’ai décidé de suivre il y a longtemps s'apprête à frapper. Une dernière fois.
Le Kaïnite : Un flash puissant traverse le champ de bataille jusqu’à la saloperie. J’y comprends plus rien. Tous les yeux de la bestiole s’allument d’une lueur violacée, c’est encore les illus qui jouent avec leur magie de mes deux, ou quoi ?
Je me tourne vers la source du bazar et aperçois le vieux schnock dans le même état que moi : basculant vers le Valhalla.
La main du croulant prend la couleur brune de la terre et se dirige vers le sol.
L'Illusionniste : Ainsi ai-je vécu, ainsi vais-je périr. À travers la magie, innée, qui anima mon existence et en posera le point final. Je donne ma vie pour mes arcanes, je sens mes dernières forces se consumer. La terre, le sable et la pierre, tout fusionne et se mélange en une boue informe aux pieds de la créature qui nous fait face.
Je lève ma main en direction de notre ennemi nécromancien, le liquide cuivré s’envole alors et recouvre une grande partie du monstre. Je serre le poing, triomphant, exultant même, et la fange se durcit. Elle emprisonne l’ennemi dans une gangue de roche qui l’empêche de se mouvoir, le laissant à la merci de notre armée. L’armée du peuple libre, l’armée des vivants, où je n’ai plus ma place.
La Mage du Désert : Ce que j’ai vu, ce jour-là, je ne l’oublierais jamais. Car, sous mes yeux, les dalles de pierres sur lesquelles repose Danarian Libresprit se liquéfient et commencent à recouvrir la grande silhouette de l’illusionniste. Je la vois qui grimpe, cette terre informe, le long des jambes et du corps du vieillard.
« Non ! »
Trop tard. À l’instar de la créature de Baladhour, Danarian s’immobilise peu à peu. Mais pour lui, c’est la mort qui l’attend. Car son corps se transforme littéralement en pierre, là, sous nos yeux. Reste le visage dont les lèvres dessinent quelques mots que je ne perçois pas. Et, dans un dernier sourire, un dernier soupir aussi, les yeux gris de Danarian virent au violet avant de s’éteindre définitivement. Les deux mains accrochées à son bâton, comme chaque mage qui se respecte, le vieillard regarde désormais le vide pour l’éternité. D’humain, il ne reste plus rien. Danarian s’est statufié. Danarian est mort.
La Pirate : J’comprendrais jamais la magie, trop chelou. Ce type vient de s’transformer en pierre sous mes yeux. Là, comme ça. Pif, pouf, statue. J’sais pas trop à quoi ça a servit, tant que le dégueulis de cadavre bouge encore, c’est qu’c’est pas fini. J’suis tellement absorbée par ce truc que je tilte pas. Une goule me taillade le dos et m’fait tomber, quelle putain !
Le Kaïnite : Voilà, il nous l’a énervé. Ouais, ouais, je dis pas, le vieux a immobilisé les pattes du… machin crevé. Mais ses tentacules, eux, sont toujours bien là. Le templier vient de se faire choper et, sans pouvoir rien faire, je le vois se faire secouer dans tous les sens, le tentacule qui l’a chopé lui explose le corps à même le sol, trois, quatre fois. Le mec, c’est plus qu’un tas d’os. Il aura au moins eu le mérite de rassembler plus de courage que l’armée entière, si on peut appeler ça une armée, qui se tient derrière mon cul. Y a pas à dire, ce truc va
La Pirate :J’couche la goule lorsque j’aperçois un tentacule choper Kefka et le smasher contre un mur. Le gars s’écroule au sol, inerte. Merde de chez merde d’mon cul, c’est juste pas bon du tout ! Le templier est à deux doigts de partir et le seul mec capable de bastonner la créature vient d’être mis K.O.
Dans ma cervelle, ça turbine, j’me tâte à hisser la grand-voile et prendre le large. Mais soudain j’aperçois une mage du désert et, c’que je vois, j’avoue qu’ça m’motive pas mal.
Elle a l’air bien gonflée, la balamounienne, elle est en chaleur y a pas à chier.
Le Prêtre de Vénéra :Tandis que les choses basculent peu à peu en notre défaveur, je vois avec horreur mon Frère se faire fracasser contre le sol. Je vais pour me jeter à ses côtés, quitte à mourir autant le faire avec lui, mais une silhouette crépitant me frôle. Face à la chaleur qui émane d’elle, je recule et aperçois Ablaze qui s’avance en direction du monstre. Ses poings, serrés, débordent d’arcanes jusqu’à s’auréoler de pierre pour l’une, de feu pour l’autre. La Mage Rouge s’embrase et, dans cri de colère, fond sur l’abomination.
Je la vois saisir à pleine main un morceau de la créature et la fondre, sous mes yeux, consumant graisse et calcinant os sans plus de difficulté. Elle est déchaînée.
La Mage du Désert :Je hurle intérieurement, je vais exploser, j’ai envie de tout détruire, raser, fini, niet. Quand un cafard refuse de disparaître, aux grands maux les grands remèdes. Tout à ma folie vengeresse, je n’aperçois qu’au dernier moment le gladiateur se ruer à mes côtés et taillader le monstre autant que faire se peut. Moi, j’exulte.
La Pirate :J’ai b’soin d’un tremplin, un truc en hauteur, une vigie, merde ! Ok, le vieux. J’tapote sa tête, faut dire merci, et j’escalade la statue pour me jucher sur ses épaules. Un pied sur son crâne, un pied dans l’dos, et m’voilà stable pour tirer des salves en bonne et due forme !
« Fais risette, salope ! »
J’envoie un carreau dans la gueule d’une goule encore debout. Elle tombe par terre et j’la plante au sol, plus l’temps de se relever qu’elle crève. Ça d’moins ! J’ai l’impression d’être gigantesque, à surplomber l’armée comme ça ! Autour, les autres archers sont pas en reste. Ils continuent d’cribler l’abomination de flèches, Dil’inthar et Zelph font mouche – et pire ! – font du dégât ! Le bestiau hurle et tremble, ma foi on va p’t’être bien s’en sortir et s’bourrer la gueule ce soir. Et pis soudain. PAF !
Le Prêtre de Vénéra :Les assauts des archers eurent raison du monstre. La créature semble fondre, s’ouvrir, les corps retombent en pagaille et ne subsiste plus que Baladhour, le fameux nécromancien, celui que l’on a poursuivi dans toute la cité et qui, finalement, est venu nous trouver.
Il rit, il menace Pharaon de revenir d’entre les morts, je n’écoute plus vraiment. Je me rue vers Kenath et le serre dans mes bras. Il est en vie, les yeux grands ouverts.
« Mon Frère !!!! Je ne t'attendais plus !! T’étais à un poil de cul de retourner voir Odin !! Mais loué soit Vénéra, t'es encore là !! »
Je le relâche pour lui donner de l’air et me tourne vers l’armée. De la poussière et du sang, animés par des corps, voilà ce que nous sommes. Et Pharaon qui s’avance vers son ennemi. Je ne comprends pas tellement ce qu’il se passe, mais je vois une marque, une sorte de triangle enfermant un grand œil, se graver sur le front de Baladhour. J’en frissonne. Maudit, il est maudit.
Alors, Kenath se relève péniblement et lève haut son glaive.
« LUMIÈRE ! VICTOIRE ! GLOIRE À VENERA ! »
La Pirate : Et voilà. Décapito, l’nécro ! Vive la chouette et mort aux cons. Un vide s’empare de l’assemblée, un silence… Bizarre. Faut dire qu’on a fait que s’battre ces derniers temps, donc on sait plus tellement quoi faire. Y a soudain plus que les respirations des vivants, claqués, qui s’regardent en biais sans savoir s’ils doivent chialer ou baiser pour fêter ça. Moi, j’ai d’jà choisi mon camp.
J’lève le pif et inspire. L’soleil inonde le coin, sans créature gigantesque pour lui boucher la vue. Fait chaud, ici. L’est temps de retourner à la maison.
Les gardes me laissent passer et je pénètre l’enceinte de la Cité Sacrée, parchemins sous le bras. Les constructions sont loin d’être finies et la porte est toujours détruite. Mais la vie a repris ses droits et Balamoun, désormais, est de nouveau habitée et peuplée des siens et des étrangers, venus de toute part pour aider à reconstruire.
Je traverse la cour en marchant, l’esprit ailleurs, lorsque j’aperçois la statue de Danarian Libresprit. Je m’arrête un instant et la contemple. Remontent, soudain, les souvenirs de cette fastidieuse journée. Les cris, le sang, la mort et la destruction m’ont laissé, malgré la victoire, un souvenir amer. Un goût de cendre qui tapisse ma bouche. J’inspire, j’expire. L’illusionniste ne se sera pas sacrifié en vain.
Après la victoire, chacun est retourné à sa vie et ses prérogatives. Les marins sont retournés naviguer vers des eaux certainement plus fougueuses, les sudistes sont allés rejoindre leur foyer, les forestiers ont repris la route des montagnes pour rejoindre leur territoire sauvage. Au final, de grandes amitiés, je crois, se sont composées en ce jour funeste. Mais l’important n’était pas de sauver la cité. Non, l’important était de…
« Tu viens, Ablaze ? »
La petiote m’observe, fronçant les sourcils. Elle me rappelle moi, fut un temps. Mais, voilà. Pour ça, ça en valait le coup. Pour elle, pour eux. Pour tous les orphelins qui peuplent désormais la cité, toutes les familles brisées et les habitants harassés qui, enfin, ont retrouvé leur quiétude, leur vie. La vie, tout court.
Je m’avance vers elle et lui donne la main, réunissant mon fatras sous mon autre bras et dans ma main gauche. On s’avance tranquillement parmi les voyageurs et les locaux qui souhaitent visiter la Pyramide. Parmi les vivants.
12:53 - 24 juin 2019
Semaine 15 : Un air de printemps (923 mots)
Quand elle m’a proposé de sortir, j’étais surpris. J’ai essayé de la bouger, plus d’une fois. Mais l’hôpital, les traitements, bof bof, l’effet laisse à désirer. Peu à peu, elle dépérit, se laisse aller et moi avec elle. Envie de rester tout près, de la protéger, de la faire sortir du lit au moins pour rejoindre le canapé.
Mais depuis quelques jours, changement de médocs et tout le tralala qui va avec, ça file, ça fuse et ça s’amuse plus que jamais. Stupéfiant, comme une gélule peut avoir de l’effet sur l’état d’esprit d’un individu, non ? Mais moi, je suis resté l’ours. Pas facile de se débarrasser des poils comme ça, surtout quand on les laisse pousser depuis des mois. Un coup sur le museau et paf, on est perdu, on y comprend plus rien.
Mais ce soir, elle veut danser. Ce soir, elle veut sortir. Et si je la freinais, si je l’y empêchais, quel ridicule mec je serais ! De toute façon, elle a été claire ; même sans moi, elle ira. Et elle a raison ! Mais c’est aussi l’occasion pour moi de percer un tant soit peu le cocon, revenir un peu à mon « moi » d’avant, celui qui sortait avec plaisir boire un coup, prendre l'air, bref, me bouger le cul. Alors on est partis, ensemble.
Quand on arrive, un monde fou. La piste de danse à l’extérieur n’est pas bondée, mais un amas d’individus se vautre gracieusement dans l’herbe chaude et colorée de ses fleurs récemment poussées. Les gens discutent, rient, s’allongent et bronzent. Les tables de ping-pong sont prises, la queue pour les boissons et la bouffe conséquente. Bref, tout le monde est venu se rassembler ici, profiter d'un bain d’être humain et d’air frais. Les DJ, des bonshommes excentriques, passent leur musique sans que le public ne réagisse trop. On s'assoit dans l’herbe, on retrouve des amis. On est bien.
Sauf elle. Elle trépigne, se lève, danse sur place sans oser trop rejoindre la foule. Les gens, ça effraie, ça angoisse. Y a des choses qui ne changent pas. Alors je me lève et je fais la queue pour la bouffe. La cuite de la veille (à la maison, n'allons pas trop vite) me prend encore la tête et j’ai besoin de manger un truc, si je veux survivre à cette soirée. Au stand, les falafels syriens donnent méchamment envie. Autour de moi, les gens papotent, se chamaillent. L’ambiance est légère, bonne à la fête. J’ai ramené la bouffe dûment acquise, pas mal ma foi, puis on est allés – enfin – danser.
Et là, j’ai compris pourquoi j’étais venu. Pourquoi j’avais abandonné ma sale zone de confort puante le temps d’une soirée. Car elle est là, sous mes yeux, telle que je l’ai connu autrefois. Elle rayonne, y a pas d’autres mots. Faut savoir que j’ai toujours adoré la mater danser. Y a un truc, un je-ne-sais-quoi, ses mouvements de hanches, ses bras qui se lèvent pour mieux redescendre avec douceur, grâce. Ou alors son sourire paisible, satisfait, qui illustre des yeux mi-clos. Ouais, ça doit être ça. Cette image, cette peinture de délicatesse, qui déambule devant moi. Elle se lâche, elle s’était pas abandonnée comme ça depuis plus d’un an. Ça me serre le cœur, j’ai la boule au ventre et à la gorge. Parce qu’elle est plus en vie que jamais et que j’ai la sensation qu’elle pourrait, s’envoler, éclater en pétales colorés qui viendraient se coller à moi à cause du vent. Un souffle qui la pousse dans ma direction, lorsqu’elle dépose ses bras sur mes épaules et m’invite à danser avec elle. Alors on danse, on se touche, on se caresse, on se goûte aussi du bout des lèvres. Deux amants, deux amis, deux amoureux. Ceux qu’on était quand on s’est connus, ceux qu’on a toujours été, tout compte fait, cachés sous cette croûte quotidienne et le combat répétitif d’une maladie qui la calcinera un jour.
Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, elle est elle, elle est libre, elle est magnifique d’extravagance et de douceur outrageante. Je pourrais pleurer, je crois, si je n’étais pas autant absorbé par cette vision de ce qui se rapprocherait le plus de mon paradis. Elle, joyeuse, elle folle, elle qui se donne et se livre sans complexe, sans peur, au milieu d’une foule d’inconnus dans laquelle elle évolue avec cette précision, avec ces gestes aussi élégants que fluides. La chanson la colle jusqu’aux os. Elle est ailleurs, on est plus dans la même dimension depuis le début de la soirée. Mais je ne m’en plains pas. Non, je préfère profiter. Je l’observe, je la filme sans trop savoir pourquoi, de peur d’oublier cet instant merveilleux, un jour. 27 secondes de bonheur, enregistrées dans mon portable. 27 précieuses secondes que je chéris déjà. Que j’aurais, toujours, à disposition.
J’aimerais que cette soirée dure une vie, quand bien même la miss est si loin, transportée ailleurs. On est plus en phase, ce soir, mais je déguste chaque mouvement, chaque saut, chaque boucle de ses cheveux, de ses gestes de mains.
L’hiver est parti et je profite du printemps. Jusqu’à la saison prochaine.
17:06 - 9 juil. 2019
Semaine 16 : Se mordre la queue (594 mots)
Une bière dans la main, on buvait à grosses gorgées pour se désaltérer autant que s’enivrer. On en foutait partout mais rien n’avait plus d’intérêt, en l’instant, que cet état de béatitude démente qui nous agrippait la poitrine et les jambes. C’était stupide, fou et incroyablement apaisant. Sans aucun scrupule pour les voisins, je me dirigeai vers les enceintes et augmentait le volume afin de nous exploser les tympans avec. Partout, tout n’était plus que son. Les cris des chanteurs, le rythme de leurs instruments qui frappaient les murs pour y imprégner leur folie. C’était nous.
Alice hurlait sur place, la joie dans le coin de ses yeux et sur les plis de ses lèvres. C’était libérateur de la voir ainsi. D’ailleurs, j’exultais de voir autant de vie en elle, de voir son corps entier pulser le rythme d’une respiration effrénée, une célébration de la vie et de tout ce qui faisait de nous que nous « étions ». Alors je hurlais, moi aussi, pour percer ces nuages de morosités quotidiennes et faire venir sur nos peaux les rayons d’un jour bien meilleur.
Peu à peu, ce qui devait arriver arriva et la chanson se termina sur ses notes folles. J’étais seul dans l’appartement, en nage, ma bière à moitié renversée sur le sol et la tête qui tournait. J’engloutissais la fin de ma bouteille et m’empressais d’en ouvrir une nouvelle. J’étais bien, il y a cinq minutes, mais déjà les nuages reprenaient leur place et cachaient le soleil. Des poings frappèrent la porte d’entrée, de manière répétée et vénère. Un voisin ?
Je me traînais jusqu’au judas et aperçus Justine dans le couloir. Comme si elle avait deviné ma présence, elle pesta.
« Sylvain, c’est Justine. Ouvre. Je sais que t’es là, alors arrête de déconner et ouvre ».
Renversant ma tête en arrière, je me plaquais contre le mur du couloir, plus pour contrer les effets de l’alcool que pour me cacher de ma pote.
« Sylvain. Ca fait six jours que t’es enfermé, ouvre, bon sang !!! »
Qu’on me laisse tranquille, j’avais été clair. C’est pas bien compliqué, si ? Désespéré, je retournais dans le salon et me penchais sur mon ordi, manquant de peu de tomber au sol. Allez, chanson suivante. Elle aimait quoi d’autre ? Boarf, peu importe. Je remis les Sisters, même chanson, même combat. Et je me mis à danser.
Devant moi, Alice exultait de joie et dansait comme une folle. A la porte, Justine tambourinait. C’était l’été, il faisait une chaleur à rester écraser sur le canapé, enfermé dans le noir. Moi, j’essayais de danser.
16:06 - 17 juil. 2019
Semaine 17 : Reprendre ses droits (2 852 mots)
Quand on est arrivés, j’ai cru que j’allais m’évanouir. Ça grouillait de partout, l’appartement était une véritable fourmilière. Le bâtiment entier, était situé au milieu d’une rue dans le vieux centre et l’ensemble du bâtiment composait la colocation de Jeanne, Manon et Alice. J’ai donc très vite tilté qu’il ne s’agissait pas que d’une soirée avec la classe, posée, comme mon esprit timide essayait de s’en convaincre… Anaïs m’a prise par le bras, m’a encouragé d’un « allez, ça va être cool » et m’a fait entrer.
De l’extérieur, la musique était déjà présente et on entendait les rires et les discussions qui perçaient à travers les fenêtres. Mais à l’intérieur, c’était un bric à braque géant dans lequel j’allais bientôt étouffer. Les gens allaient et venaient dans les couloirs et les escaliers, armés de leurs gobelets d’alcool. Ça riait, criait, blaguait et moi je me sentais minuscule et ratatinée parmi cette armée d’individus qui me poussaient à me planquer dans un coin d’une pièce en priant que rien ne serait renversé sur moi. Dans l’immense salon, Luc, le copain de Manon, faisait exploser ses basses et danser une quinzaine de personnes sur un sol constitué d’un assemblage de cartons scotchés entre eux. La coloc’ avait l’habitude d’héberger les fêtes étudiantes de notre promo et elles avaient acquis, au fil de l’année, des réflexes et une connaissance méticuleuse de la façon dont on appréciait une soirée terminée. Or, moins il y aurait à nettoyer, mieux ce serait. Je dois dire que j’étais assez impressionnée par autant de clairvoyance.
Sous mes yeux, les jeunes adultes éméchés qu’on appelait « étudiants » se collaient et dansaient dans un rite savant afin de séduire une potentielle proie. Je voyais les filles coller les corps en sueur de mecs bien trop heureux de les accueillir contre eux. A mon avis, ça bandait sec, par-là. Moi, j’étais incapable de faire ça. Je ne supportais plus qu’on me touche et je n’osais plus toucher qui que ce soit.
Mes tympans criaient de douleur à force d’entendre les classiques des soirées étudiantes, aussi ai-je profité qu’Anaïs tourne la tête pour discuter avec une meuf que je ne connaissais pas pour m’échapper vers la cuisine. Là-bas, une immense baie vitrée donnait sur un jardin. Là-bas, je pourrais respirer l’air frais et gagner ma liberté, toute illusoire qu’elle fut ! J’allais bientôt atteindre le passage tant convoité lorsque Jon se planta devant moi.
« Hé, tu veux pas boire un truc, Louise ? »
J’adorais Jon. Il était lumineux, souriant, on s’appelait chaque semaine pour se raconter nos vies. Contrairement à moi, c’était un coureur de jupons, un « chasseur », comme je m’amusais à l’appeler pour qu’il prenne la mouche. Je le conseillais sur les nanas qu’il avait dans le viseur et lui m’encourageait à rebondir après ma relation toute merdique avec Adrien. La seule raison pour laquelle on ne passait pas plus de temps ensemble, c’était parce qu’il faisait partie d’une autre promo. J’ai reculé instinctivement avant de lui sourire.
« Salut, Jon ! En fait, j’essayais de m’enfuir vers la troisième dimension, là-bas ».
Je pointais le jardin du doigt pendant que Jon lorgnait vers le dehors en riant.
« Ouais bah va falloir faire le plein pour ça. Allez, ramènes-toi ! »
De mauvaise grâce, je l’ai suivit jusqu’à la table de la cuisine qui était bourrée à ras bord de bouteilles et de soft. C’était tout moi, d’utiliser des références à la con et de jouer la fille cynique dès lors que la situation me stressait. Pour faire bonne figure, j’ai prit une bonne dose de vodka, avec du coca, puis j’ai été alpaguée par d’autres potes. Adieu le jardin.
La soirée continuait de battre son plein, la musique retentissait dans tout l’appartement et je commençais à avoir du mal à marcher avec assurance. Mes quatre verres de vodka devaient y être pour quelque chose, toujours est-il que ma peur se transforma peu à peu en euphorie, avant que je ne devienne totalement maussade. Adrien me revenait en tête, ainsi que les cinq ans pourris que j’avais vécu avec lui. Enfin, pourris, pas au début. Puis à force de devoir me forcer et faire la morte pour qu’il tire son coup, à force de recevoir des baffes à m’en éclater la lèvre dès que je le contredisais et à force de devoir le consoler parce que « désolé, chérie, je t’aime à en crever », disons que les quelques bons moments se sont vite envolés pour être totalement oubliés. On ne sait jamais pour quelle raison on se plonge dans une relation aussi toxique, c’est souvent par altruisme ou par peur, c’est ce que disais Anaïs. Je crois que, pour moi, c’était juste par stupidité. Je me haïssais d’avoir été aussi niaise, laxiste, idiote. En me réveillant le matin, j’avais envie de me frapper pour ces cinq années grillées. Non contente d’être libre, je me sentais désormais enfermée dans la haine que j’avais développée envers moi-même. Anaïs m’engueulait « tu veux juste pas être heureuse dans la vie, ou c’est comment ? », qu’elle disait. Ça m’énervait d’autant plus, évidemment.
Du coup, j’ai bu, encore. Parce que, quitte à sortir pour boire, autant jouer le jeu jusqu’au bout. J’espérais même en vomir. Ouais, j’étais comme ça, dès qu’on me forçait à quoi que ce soit, je prenais la mouche et je me lançais dans des conneries. Mais le retour inopiné de Jon m’apaisa un peu. Pendant une demie seconde.
« Alors, tout se passe bien ?! » cria-t-il à la cantonade avant de se frayer une route sinueuse jusqu’à moi et se vautrer dans le canapé, juste à côté.
« Ça va, Louise ? »
Son regard soucieux en disait long et, en vrac comme je l’étais, je me suis contentée d’hocher la tête. Sa bouche s’est tordue en un rictus désemparé. Il me connaissait beaucoup trop, Jon, je l’avais laissé accéder à trop d’information sur moi, ma vie, mon passé. Je lui faisais confiance, on se connaissait depuis des années, ce n’était pas un problème. Mais là, j’étais en mode relou et son expression navrée m’avait saoulé. J’ai détourné la tête et j’ai essayé de suivre la conversation d’à côté. C’était flou. Trois personnes riaient et parlaient de leurs cours. Un mec me sourit. Je lui plaisais, c’est sûr. Lilian. M’embrasse.
J’ai un don assez insupportable, c’est de provoquer les autres dès lors que leurs propos ou leur façon d’être m’emmerde. Jon et Anaïs m’avaient poussé à venir s’amuser et boire, alors que je n’en avais pas envie. D’accord, Jon n’avait pas insisté tant que ça, mais j’étais en mode rebelle et tout m’emmerdait salement. Du coup, c’est logiquement que j’ai bu, bu à en être pétée comme pas deux, dragué et emballé un parfait inconnu – non, il s’appelle Lilian. Ou Kilian ? –. Je voulais, ou devais, m’imposer. C’était comme ça. Et tandis que j’étais allongée sur un lit, allez savoir lequel, et que Li… bref, que le type était sur moi à plonger sa langue dans ma bouche et ses doigts dans mon vagin, j’ai logiquement pensé au dernier connard avec qui j’avais vécu une situation similaire… Adrien.
Je me suis raidit et contractée, Lilian a dû le sentir puisqu’il a aussitôt retiré son visage du miens pour m’interroger du regard.
« Ça va, Louise ? »
Ça va, Louise. J’avais l’impression qu’on me posait cette question depuis des années. NON, évidemment que ça n’allait pas ! J’avais vécu avec un copain jaloux, possessif et violent, on venait de me pousser à aller dans une soirée quand je voulais rester enfermée chez moi et j’étais incapable de savoir comment réagir lorsque j’établissais, pour la première fois de ma vie, un contact physique avec un autre individu que mon ex. Merde.
Et comme la petite créature frêle et stupide que j’étais, mes jambes se sont repliées sur moi et je me suis mise à trembler. Et à pleurer. Le gars a dû tomber des nues, le pauvre, lui qui pensait juste s’envoyer en l’air pour achever sa soirée, s’éclater dans un pieu qui était tout sauf à nous… Il avait parié sur le mauvais canasson.
« Wow… Tout va bien, Louise, j’arrête ».
Il s’est retiré de moi, littéralement, et à commencé à vouloir me prendre dans ses bras. J’ai vrillé et je l’ai repoussé assez violemment, reculant au fond du lit pour mieux me foutre en boule. Foutue soirée… Et lui, assis au bout du lit, s’est contenté de me regarder avec cette même mine déconfite qu’arborait Jon tout à l’heure. Je leur fait tant pitié que ça, à tous ?
« Louise, tu veux que j’aille chercher quelqu’un ? »
Surtout pas ! J’ai réuni mon courage, inspiré, expiré, puis lui ai répondu.
« Non, non, je… je vais me calmer. C’est juste… C’est compliqué ».
Evidemment, je m’attendais à ce qu’il hoche la tête et me laisse chialer dans mon coin, retournant faire la fête pour le peu de temps qu’il restait afin de ne pas terminer la soirée sur une note aussi merdique. A ma grande surprise, il farfouilla dans la chambre et revint avec un mouchoir, qu’il me tendit. Je me suis mouchée et j’ai déglutit.
« Tu veux qu’on en parle ? »
Je me suis tourné vers lui, je l’ai observé. Il était chou, avec sa gueule d’ange. Cheveux blonds, yeux verts, belle carrure, le genre de type qui fait fantasmer tout le monde sauf moi. Je saurais même pas dire pourquoi c’est dans ses bras que je suis tombée, toujours est-il qu’il était là, à me regarder et à essayer de m’aider. Arrête de jouer la connasse, Louise…
J’ai rassemblé le peu de courage qu’il me restait et j’ai haussé les épaules.
« Je… »
Dur.
« J’étais avec un mec violent avant et le sexe, c’est pas trop ça ».
C’était dur mais ça faisait du bien. Au moment où j’ai terminé ma phrase, une boule de pue a explosé au-dessus de moi. J’ai soufflé. Lui a écarquillé les yeux, la bouche entrouverte.
« Oh… Je suis désolé… Tu sais, c’est pas grave, tu dois pas avoir honte, hein ».
Wow, quel enfoiré. Il venait de retirer un couteau de mon bide, d’un coup net. Ça m’a fait mal et c’était incroyablement libérateur. J’ai reniflé et il m’a ramené un nouveau mouchoir. Pis là, tout s’est enchaîné. On a discuté pendant, genre… une heure, deux ? Je lui ai raconté les coups que j’ai prit, la façon dont j’abordais le sexe avec Adrien, ou plutôt dont lui m’abordait pour avoir sa dose de sexe. J’avais raconté ça qu’en partie à Jon et Anaïs, mais lui me mettait en confiance et j’avais pas honte, je le connaissais pas, il avait aucune raison d’en parler à quiconque… pas vrai ? J’ai évoqué tout ce qui m’écrasais, tout ce qui m’avait foutu en vrac, découpé en morceau et empilé dans un cube trop petit pour moi. J’avais dû recoller les morceaux mais j’avais pas de colle assez forte.
La nuit s’est enchaînée, on a finis allongés sur le lit et je me suis sentie légère. Il m’avait fait plus de bien que n’importe qui, je crois. Il me papouillait le crâne, comme pour m’apaiser. Je l’ai embrassé. Il m’a embrassé aussi. Il savait que ça ne voulait rien dire, que je ne voulais m’engager envers rien ni personne, je voulais être seule, toute seule, pour longtemps. Il m’a alors proposé de lui faire confiance. Confiance ? Est-ce que je savais encore faire confiance..?
Nos baisers se sont intensifiés. Ça y est, j’avais vraiment envie de lui. Alors on a commencé à se caresser, nos baisers se sont fait bien plus passionnés, fougueux, je sais pas, profonds quoi, ils s’enchaînaient et étaient ponctués de nos respirations rauques. Il sentais la bière, mais pas assez pour me faire tourner de l’œil. J’ai commencé à glisser ma main sous son tee-shirt, il a suivit le rythme, fait de même avec moi, mais tout s’est stoppé. Soudain, j’ai réalisé qu’il m’avait prit la main, que j’avais commencé à poser sur son pantalon. J’allais péter un câble. Après tout, pourquoi il voudrait coucher avec une meuf comme moi ?!
« Je vais partir », que je lui ai dis.
Il a dû sentir la tension car il s’est empressé de se redresser et me retenir.
« Non, non, tu comprends pas Louise. J’en ai très envie ».
Je me suis stoppé. Putain, c’est qui ce type ? Il veut quoi, à la fin ?!
« C’est juste que tu dois arrêter de te forcer pour les autres. Fais-moi confiance ».
Non. La confiance, je la filerais à personne. Plus jamais… Mais ok, j’ai accepté de rester. Dans mon cerveau ça se percutait dans tous les sens, c’était le branle-bas-de-combat, ça savait plus où donner de la tête. Lilian a commencé à déboutonner mon short et à le baisser. Je me suis allongé, mon cœur s’est emballé. Adrien avait jamais été bon à ce niveau-là et, de toute façon, il m’avait offert cinq minutes de cuni genre… trois fois en cinq ans ? Par contre, pour réclamer que je m’occupe de lui, y avait…
Une sensation de bien être humide s’est emparée de mon bas-ventre. J’avais même pas vu qu’il m’avait déshabillé, même pas sentit. L’alcool, sûrement. J’ai baissé les yeux et j’ai vu Lilian qui plongeait son visage dans mon entrejambe, qu’il commençait à embrasser, à lécher. J’avais jamais ressenti ça, pas comme ça. Il était doux et il savait où aller, quoi faire. J’ai fermé les yeux. Je me suis embrasé, à petit feu.
Sans m’en rendre compte, je baladais mes mains dans les cheveux blonds du mec que j’avais rencontré il y a quelques heures. Le temps fila, j’exultais de plaisir, on m’avait jamais fait ça. J’avais l’impression que la nuit entière défilait pendant que je prenais un plaisir que je ne connaissais absolument pas. C’était fou, inquiétant et incroyablement libérateur.
Arrêter de se forcer pour les autres, c’est ça qu’il avait dit, non ? Bah j’allais pas l’oublier. Lorsqu’il remonta vers moi pour m’embrasser, je l’ai attrapé et lui rendu ses baisers au centuple. L’odeur de bière avait changé, c’était devenu autre chose, plus acre et plus excitant à la fois. Et tout s’est éclairé. J’en avais envie, genre vraiment. Pour moi. J’avais envie de ressentir du plaisir, j’avais envie d’utiliser ce mec pour moi. Moi, moi, moi. J’avais l’impression d’exploser, j’avais envie de jouir mille fois ce soir, dans ce lit qui n’était pas le mien, dans cette chambre inconnue, avec ce type que je venais de rencontrer.
Alors on l’a fait. Je sais pas combien ça a duré, j’ai eu l’impression que tout s’était passé en une vie mais il me fallut pas plus de cinq minutes, à mon avis, pour jouir. Mais j’ai jouit. Et j’ai jouit pour moi. C’était une sensation putain de bonne, c’était en feu partout dans mon corps et ma tête, c’était… wow. Evidemment, j’ai pas tenu longtemps et je me suis mise à pleurer comme une conne, mais c’était tellement agréable, tellement unique. Je m’étais envoyé en l’air avec un mec, moi, et j’avais pas pensé à lui une seule seconde. Je réclamais ce qu’il me faisait, toujours plus, j’en voulais encore, quitte à l’épuiser en me relançant dans la bataille encore et encore. Je lui ai interdit de s’arrêter. Même quand je pleurais. Il m’a fait l’amour, encore, me caressant le dos, la nuque, le ventre avec une douceur que j’avais jamais connu.
Quand on s’est arrêté, le soleil commençait à illuminer la chambre. J’étais morte, lui n’allais guère mieux, des cernes jusqu’au pif, mais on était… béats. Je l’ai embrassé une dernière fois, juste comme ça, sans rien derrière, juste le plaisir d’avoir des lèvres contre les miennes. C’était chouette.
On s’est revus plusieurs fois, après. Il m’a appris des trucs, des trucs que j’aurais jamais pensé faire ni même essayer. C’était un bon prof. On a jamais rien engagé, il en avait pas envie et moi non plus, je voulais être libre. Mais la liberté, la vraie, elle demande des efforts, elle s’achète, je l’ai appris grâce à lui. J’avais retrouvé mon corps, je m’étais retrouvée moi, je savais ce que je voulais, ce que j’aimais recevoir et donner. Je faisais ce que je voulais, quand je voulais, j’étais fière de moi et je m’aimais enfin, j’avais appris à aimer ce corps pas foufou qui, pourtant, semblait plaire à certains et m’offrait du plaisir. Bref, j’étais libre.
12:16 - 5 août 2019
Semaine 18 : Feu d'artifice (1 510 mots)
Elle : Je lui tiens la main, fort. Après tant de mois sans se voir, ces jours passés ici, à l’air frais, nous fait le plus grand bien. On s’éclate, comme des gosses, tout en essayant de réfréner nos pussions. À seize ans, on a les sens en ébullition et les retrouvailles sont passionnées. C’est juste pas évident de trouver un moment à nous en pleine colo, plus encore pour s’isoler… Les gardiens de la prison sont aux aguets !
Lui : On débouche sur une petite clairière, du moins un endroit composé de moins d’arbres que les autres. Ici, ce sera parfait. Déjà, des centaines de familles et de gens du coin sont amassés, assis dans l’herbe, à discuter. Sous le regard bienveillant des monos, on s’installe, on trouve nos places, on se cale où on peut.
Elle : Avec plusieurs potes, qu’on a rencontrés cette semaine, on atteint un carré de verdure où on s’amasse. Ici, le groupe est bariolé, les gens font du théâtre, passent leur journée à jongler et faire du monocycle, peignent. Pas étonnant qu’il se soit rapproché d’eux, moi ça me déboussole un peu. Je les adore, mais je ne me retrouve dans aucune de leurs activités. Trop scientifique, peut-être bien. Mais rêveuse quand même. Je me cale entre ses jambes, dos à lui. J’avais peur de l’écraser, mais non, il tient bon, le dos droit, et plonge ses mains contre moi, sous mon pull. Je sens son parfum dans le creux de son cou. Je suis bien.
Lui : Le brouhaha ambiant commence peu à peu à diminuer lorsque quelques silhouettes, les seules debout, apparaissent non loin. D’elles partent des fils tendus qui se révèlent rapidement retenir de grands cerfs-volants colorés. Ponctuées de lumières aux couleurs multiples, des créatures inconnues se mettent à teindre le ciel nocturne. L’assistance chuchote, pointe du doigt, désignant ces monstres imaginaires qui nagent à la cime des arbres et qui tracent des pistes bleues, vertes, rouges dans l’environnement. C’est beau. Autour de nous, les gens commencent à allumer leurs lanternes de papier à l'aide de briquets et le parc entier s’illumine.
Elle : Ça valait le coup d’attendre. D’être séparés, si longtemps, pour se retrouver ce soir ensemble dans ce lieu loin de tout, peuplé d’inconnus, à part. Tout le monde rive ses yeux dans le ciel pendant le ballet des oiseaux de papier. La chaleur des lanternes nous éclaire dans l’obscurité, je ne vois plus que des lumières, ne sens plus que la sève, l’herbe coupée et les fleurs de printemps qui ont, depuis, recommencé à pousser. Pour seul phare immobile, je perçois ses bras qui m’entourent, ses mains qui me serrent et se baladent avec douceur contre mon ventre, mon buste, faisant le tour de mes seins comme de rien. Je commence à avoir chaud.
Lui : Je jette un coup d’œil autour, tous observent le ciel. La chaleur de son corps réchauffe mes mains et, peu à peu, mes doigts se baladent à l’orée de ses tétons, enserrent leur prise, englobent ses seins, ils se font plus lourds, moins légers et volages. Au fur et à mesure, je lui masse les seins et je sens mon érection s’élever, à l’égard de mon désir. Elle ne m’arrête pas, je ne vois pas son visage. Alors je continue.
Elle : On a envie de l’autre depuis nos retrouvailles, mais aucun moment n’a semblé propice pour nous échapper. Et c’est maintenant, au milieu de centaines d’individus, que notre libido nous rappelle à l’ordre dans un rire sarcastique. Mon cœur s'emballe et ce qui n’était qu’un câlin commence à devenir un jeu aux senteurs de musc qui m’assaille et m’étreint. J’ai envie de lui, maintenant, envie de le caresser, l’embrasser. Nous n’avons encore jamais fait l’amour, trop jeunes, pas prête. Mais nous n’avons jamais manqué d’imagination et les préliminaires ne sont plus un secret pour nous deux. J’expulse une respiration que je retenais depuis plusieurs longues secondes. Je bouillonne, je veux qu’il aille plus loin, bien plus loin.
Lui : Elle se met à remuer, je me fige un instant avant d’ôter délicatement mes mains de sous son haut. Quittant la protection de mes bras, elle enlève son gilet dont elle libère la fermeture éclair. Ainsi ouvert, il ne peut plus faire office que de couverture, qu’elle étend sur ses jambes et contre son buste. Je n’avais jamais imaginé ce gilet si grand… Puis elle dépose sa tête contre mon épaule et observe le ciel. « Continue », me susurre-t-elle, tandis que les cerfs-volants disparaissent que les premières fusées viennent s'étaler dans l'obscurité. Telle une toile, la surface céleste est peinte des explosions de lumières chatoyantes, faisant résonner nos cœurs à chaque boum. Mais si mes yeux sont rivés sur les étoiles fugaces qui nous sont envoyées, mes sens, mon corps, tout mon être est tendu vers elle. Vers elle et vers mes mains qui ont repris leurs caresses. Je la sens qui écarte les jambes. Juste assez, ce qu’il faut, une position banale et peu voyante sous ce gilet défait. Je m’étrangle intérieurement.
Elle : J’attends qu’il vienne, je ne rêve que de ça. Qu’il glisse ses mains en direction de mon bassin et que les choses deviennent enfin sérieuses. On a patienté, depuis des jours, et on en peu plus. Je suis assoiffée, j’ai soif de lui, je le veux et je le veux en moi, je rêve de ses doigts qui me découvrent au plus profond de moi-même, des va-et-vient qu’il sait si bien faire. Je suis trempée, en sueurs aussi, j’ai envie de fermer les yeux, mais rien ne doit transparaître. Alors je fixe le ciel, immobile, aux aguets, tendue.
Lui : J’ai la tête qui tourne tandis que mes doigts rencontrent les poils de son pubis. Décidément, je ne la remercierais jamais assez d’avoir mis cette jupe élastique. Il me suffit de me laisser glisser, arrogant, jusqu’au cœur de ses jambes, chaud, humide, qui m’attire et m’appelle.
Elle : Ses doigts me caressent enfin, ou du moins là où je souhaitais qu’ils aillent depuis de longues secondes. Je frissonne.
Lui : Je la sens inspirer profondément et presque bruyamment, alors que je me glisse en elle. Je me penche légèrement vers l’avant, me positionnant un peu plus sur le côté, bref, m’accordant avec son corps afin d’aller au plus près, au plus loin, d’elle. J’insère mes doigts immédiatement, tout est simple, fluide. Je ne peux m’empêcher de jeter un regard aux autres autour de nous, mais personne ne nous voit. Tous observent et commentent les cieux, bruyants et colorés.
Elle : Dans mon esprit, il n’y a que des couleurs chatoyantes qui éclatent au rythme des mouvements de mon homme. Chaque vague de chaleur et de plaisir explose en tonitruant dans le ciel comme autant d’étoiles filantes qui finiraient sa course dans nos cœurs, les faisant vibrer le temps de quelques secondes tremblotantes. J’ai du mal à retenir ma respiration, elle s’emballe, je pars vers le rauque, me racle la gorge, c’est dur. J’aimerais qu’on soit seuls pour hurler mon amour, mais rien ne me préparait à l’adrénaline pure qui m’inonde, ici, au milieu d’une centaine – plus encore ? – d’individus qui communient devant ce spectacle incroyable. Et mon corps qui réagit à chaque sifflement de fusée, qui se cambre à chaque étalage de pourpre, de mauve, de vert pétant.
Lui : J’essaie de tendre l’oreille vers elle, d’éviter de faire le plus de bruit possible. Je reste en elle, mes doigts dansant la sarabande dans son antre tandis que la paume de ma main flatte son bouton-d’or que j’aimerais embrasser. Le feu d’artifice continue ainsi, en nous et aux yeux de tous, là-haut, pendant dix bonnes minutes. Dix minutes de plaisir intense, d’excitation qui atteint son paroxysme en même temps que le spectacle son final.
Elle : Lorsque les dernières fusées sont lâchées, explosant furieusement au-dessus de ma tête, mon corps se tend jusqu’à la crampe et je jouis. Pas de bruit, surtout pas, j’en mords ma lèvre, je pourrais l’attaquer jusqu’au sang tandis que je m’inonde de chaleur. Je tremble soudain, étire mes muscles pendant que mon chéri se retire, sagement, et que je me blottis contre lui. Les lumières disparaissent peu à peu, tout redevient noir et il n’y a plus que nous, pour toujours.
Lui : "Je t'aime".