Histoires courtes
Les textes du projet Bradbury de Petrichor
Travaux en cours
Commentaires --> Cliquez ici
Qu’est ce que le projet Bradbury : A découvrir ici
Semaine 1 : La pluie (200 mots)
Le sol est trempe. Les toits dégoulinent. Le ciel est d’encre. Plus un chat dehors.
Il n’y a que moi, moi seul, à l’abri, caché derrière le rideau de pluie.
Flic floc, font mes pas dans les flaques. Les maisons sont sombres. Seules quelques fenêtres sont allumées. Flic Floc. Le chien derrière la vitre se redresse. Flic Floc. Même lui pense que c’est la pluie. Flic Floc. Je suis invisible.
Mince ! Une fenêtre s’est ouverte ! La pluie rentre en trombe, et moi avec. De l’eau, partout sur le sol. Qui dissimule mes traces...
Le vieux monsieur va refermer, affolé. « Satané vent ! »
Il croit que c’est le vent... Flic Floc. Je suis invisible.
Tout est calme dans la maison. Le craquement du bois dans les escaliers est couvert par le doux bruit de la pluie. La grosse horloge martèle gravement le temps qui passe. Flic Floc. Partout où je passe, de l’eau, des flaques. Ils croiront à une fuite. Flic Floc. Ce que j’aime, avec la pluie, c’est qu’elle nettoie tout. Le sang, les larmes. Les traces de mes méfaits coulent le long du caniveau. Elles disparaissent dans l’égout. Flic Floc. J’aime tellement la pluie. C’est un excellent moment pour aller chasser.
01:37 - 19 juin 2018
Semaine 32 : Manchot (1098 mots)
Ceci est un conte illustré, cliquez sur les spoilers pour afficher les images !
Voici Georges, George Lepingouin. C’est un manchot mais son nom de famille est Lepingouin.
« Mais qu’es-tu donc ? » lui demandent sans cesse ceux qu’il croise. Et George de répliquer, avec son accent campagnard : « Je suis un manchot, un vrai de vrai, de père et de mère manchot, né au pays des manchots ! »
Comme vous pouvez le voir à ses cernes prononcées, George est insomniaque. Il étudie chaque soir très tard la généalogie familiale, cherchant d’où vient ce fameux nom qui lui complique tant la vie aujourd’hui.
Passé ses problèmes de patronyme, c’est quelqu’un de bien brave, qui, tous les jours, va serrer la nageoire de ses voisins et s’enquérir de leur santé. Il va ensuite acheter son journal, boire un café frappé sur la place du village tout en le lisant, puis il part à l’usine pour la journée.
Le soir, il passe au glacier, s’enquiert de la santé des uns et des autres, puis il rentre se coucher en écoutant Radio Pôle Nord.
Le dimanche matin il chante des chants patriotiques dans sa baignoire puis va donner aux nécessiteux à l’église du village. C’est vraiment un gars bien.
Et puis un jour, il se lève, et quelque chose a changé. Le ciel est lourd, l’air froid incisif, le soleil ne semble pas avoir envie de se lever ce jour-là. Sur le journal, un seul et unique sujet, des mots en gras, en rouge, soulignés plusieurs fois. La place du village est déserte, le café frappé a mauvais goût, on dirait qu’il a été coupé avec de l’eau. Le serveur tremble en le lui servant, et rentre vite à l’intérieur. À l’usine, les murmures angoissés des travailleurs s’élèvent, accompagnant tout au long de la journée le bourdonnement des machines. La voix grave du présentateur radio est belle, le soir, alors qu’il annonce la nouvelle qui va faire s’effondrer tout un monde. La guerre.
Le sang ne fait qu’un tour dans le corps dodu de George. La guerre est là, aux portes du pays des manchots. Les morses, avides et affamés, attaquent une à une les petites bourgades et déciment les populations. Cela ne peut plus durer.
Alors George Lepingouin prend son courage à deux mains, et pousse la porte du bureau de recrutement.
Le général en chef doit faire dans les deux mètres. Son allure et son regard inquisiteur en feraient fuir plus d’un. Mais pas George. Il est déterminé à servir son pays. Il contient sa timidité et s’adresse au recruteur de sa voix chevrotante :
« -Je.. je…
-Eh bien quoi ? Que voulez-vous soldat ?! »
Le manchot rougit de plus belle, mais continu sur sa lancée.
« Je voudrais me battre aux côtés de vos vaillants guerriers. »
Le soldat se fige, puis se penche suspicieusement vers lui, le dardant de ses yeux cruels :
« Déclinez votre identité ! »
« Je..je m’appelle Georges Lepingouin, je suis un manchot de mon état, de père et de mère manchot, né ici même, à manchot-ville.. »
C’est alors que les choses se gâtent :
« Lepingouin ?! » s’écrit le colosse « Lepingouin.. c’serait pas un nom d’espion ça ? »
Et, avant que George puisse s’insurger et laver son honneur, son interlocuteur reprend aussi sec :
« D’toute façon mon gars, on t’la déjà dit, t’es trop gros et trop p’tit pour faire l’armée. Contente toi d’fabriquer des armes à l’usine, c’est la meilleure contribution que tu puisses apporter. Rompez les rangs !»
Ni une ni deux, l’ex-futur soldat est mis à la porte.
Que va-t-il faire à présent ? À présent que le don si pur de sa détermination a été refusé ? George se sent humilié, blessé, nié. Il se demande si le chef n’a pas eu raison, si sa seule utilité ne consistait pas à assembler des pièces de métal. Il se sent si triste et si petit, il a l’impression d’être seul au monde. Mais c’est alors qu’il lève les yeux vers le ciel limpide de la nuit, et qu’il voit les étoiles. Quelque chose au fond de lui brille en miroir avec les astres nocturnes. Quelque chose qui lui dit de ne pas abandonner. La larme chaude qui coule sur sa joue réchauffe aussi son cœur. Il veut y arriver, et il sait qu’il peut apporter sa pierre à l’édifice de la défense de sa nation.
Plusieurs mois passent. Le pays est à feu et à sang. Cela fait quelques semaines que plus personne ne voit George Lepingouin. Il ne prend plus de nouvelles de ses voisins, ne commande plus de café et ne pointe plus à l’usine. Mais peu de gens s’en préoccupent vraiment, car le sujet central des préoccupations est la guerre, la guerre et encore la guerre. Tous les autres détails semblent être devenus sans importance.
Au loin, dans le camp ennemi, les mastodontes assoiffés de sang se reposent de leur journée de pillage. Les morses ont gagné beaucoup de terrain, mais il reste encore quelques batailles stratégiques qu’il ne faut pas perdre. Des patrouilles gardent le sommeil des guerriers, tout le monde est à l’affût. La nuit est sombre et paisible.
Soudain, un des morses se réveille.
« Y’avez pas entendu qu’que chose les gars ? »
Tous les bestiaux se réveillent les uns après les autres avec des grognements.
« T’as pas encore fait un cauch’mar ? On a b’soin de repos nous aut’ ! »
Tous se taisent et se mettent à écouter.
Seul le vent sur la banquise ose troubler le silence.
Soudain, un crissement dans la neige.
« Qui va là ? » rugit le caporal.
Personne ne répond.
« Chef, quelqu’un est entré dans la tente ! »
Tous se précipitent, mais l’intrus est déjà reparti.
« Il a dérobé les plans de campagne ! »
Tous se regardent, interdits.
L’espion est passé par un minuscule tunnel à travers les murailles de glace. Comment peut-on être aussi petit et discret à la fois ?
George Lepingouin court sur la banquise. Au loin, il entend les morses beugler et s’invectiver. Il tient fermement contre lui des liasses de papiers noircis d’encre. Son cœur brûle à l’intérieur de sa poitrine. Il brûle de joie et de fierté. Le manchot le sait, la guerre va être remportée. Et ce sera grâce à l’incroyable avance stratégique que ces documents vont apporter. Il est heureux et fier, qui aurait cru qu’il jouerait un rôle si décisif ?
Et, alors qu’il rejoint la base dans laquelle il sera en sécurité, une larme chaude coule sur sa joue. Il est heureux.
22:35 - 28 juin 2018
Semaine 33 : Catastrophe (4 065 mots)
Aujourd’hui, à 17h, Hervé sera victime d’un arrêt cardiaque inexpliqué, que personne n’aura anticipé ou même soupçonné.
Pour le moment, il est 6h30, et son réveil sonne.
Le chant joyeux de mon réveil me tira de mon sommeil sans rêve. La mélodie ressemblait à un ruisseau qui dévale une colline fleurie sous un soleil de printemps, elle semblait vouloir m’entraîner avec elle dans sa joyeuse déambulation. Tant de bonne humeur dès le réveil me rendait malade. Il y en avait qui allaient travailler aujourd’hui, il y en avait qui n’étaient pas satisfait de leur vie, il y en avait qui se levaient pour passer le temps plus vite.. d’un geste rageur, j’appuyais sur « stop ».
Durant la nuit, j’avais reçu un message, un collègue qui me confirmait qu’on irait voir le foot ensemble ce week-end. Cette perspective détendit quelque peu mon front soucieux.
Je me redressais dans le lit, et me tournais pour voir Maria, à l’autre bout du matelas. Dos à moi, elle était recroquevillée, ne prenant de notre couche que la place strictement nécessaire à son petit corps maigre. Ses cheveux bruns et gras parsemaient son visage pâle, empêchant la lumière matinale de percer jusqu’à ses paupières. Elle portait une vieille nuisette rose décolorée, qui avait dû être jolie il y a quelques années. Sous la couette, je devinais qu’elle portait ses chaussettes trouées de toujours, faites dans un tissu rêche que plusieurs années de batailles quotidiennes n’avaient pu lui faire retirer. Ce genre d’habitude m’horripilait, sa présence, rien que sa présence, les plis qu’elle faisait dans les draps, le bruit de sa respiration, la masse de son corps que je devinais dans le lit m’insupporta. Je ressentais du dégoût pour son corps maigre, trop faible, son air de petite fille perdue, ses vêtements toujours démodés, sa bouche sèche qu’elle emplissait de fumée âcre, ses yeux sombres qui semblaient toujours larmoyants. Et ce qui m’énerva le plus à l’instant présent, c’était sa présence imposée par les évènements, cette cohabitation forcée qui mettait mes nerfs à vif.
Je me levais promptement pour échapper à sa vision. Je me forçais à me rendre sans bruit jusqu’à la salle de bain et cela m’énerva davantage. J’avais envie d’ouvrir les volets en grand, de mettre de la musique à fond, de chanter à tue tête en me rasant, de refaire le lit dans la foulée. J’avais l’impression que la présence de ce petit être dans mon lit me liait pieds et poings au sein de ma propre maison.
Je pissais, en prenant soin de refermer la porte pour ne plus sentir son lourd parfum ensommeillé, puis enfilais un short, un tee-shirt, et me dirigeais vers la cuisine. Je me servis un verre de jus d’orange, vissais mes écouteurs sur les oreilles et, enfin libéré, partit évacuer ma frustration dans mon jogging matinal.
Je délaissai l’ascenseur, dévalant d’une traite les trois étages. Je sentais qu’une énergie peu commune s’emparait de moi, et sitôt sur le pallier, je me mis à trottiner jusqu’au parc où j’inspirais de grandes goulées d’air frais. J’avais l’impression de revivre. Toute la tension que j’avais accumulée au matin se relâchait, s’évaporait entre les parterres de fleurs, le gazon et l’étang aux canards. Tout irait bien aujourd’hui, j’en étais persuadé. Pour Maria, c’était une question de quelques mois à peine. Je ressentis une bouffée d’affection pour celle qui avait partagée ma vie durant quatre ans. Ce n’était pas une bonne période, ni pour elle ni pour moi, et se retrouver coincée en France, avec seulement moi, son ex, comme point d’attache, ne devait pas être évident. Elle m’agaçait, cependant, avec son mal-être constant et ce laisser aller qui la caractérisait ces derniers mois. Elle n’avait pas toujours été comme ça.
Le 25 juin. C’est la date que je lui ai donnée. Le 30, quelqu’un d’important pour moi allait revenir en ville. Le 25 donc, elle devait avoir trouvé un emploi et un appartement. Nous étions en avril et rien n’avait vraiment bougé, je suivais anxieusement le cours des évènements, ou plutôt l’absence de cours des évènements, en poussant, de temps à autre, des gueulantes pour qu’elle se motive. Mais rien n’y faisait.
Justine avait été mon grand amour pendant toutes mes années étudiantes. Elle l’était toujours, mais ne le savait pas. Il y a cinq ans elle avait eu son diplôme d’ingénieur et était partie en mission à l’étranger. Il y a quelques mois, j’ai appris qu’elle revenait, seule, et avec un enfant. Je ne l’avais jamais vraiment oublié, et plus la date approchait et plus mon excitation augmentait. C’était pour elle que je m’étais mis à courir. Je me souviens du son de sa voix, lorsqu’elle m’avait appelée à l’impromptu ce matin-là :
« Hervé ? C’est Justine..
-Justine.. tu es où là ? Comment tu vas ?
-Je suis encore en Allemagne, je t’appelle parce que mon contrat se termine fin mai. Je vais revenir chez mes parents. Tu es toujours à Franville ?
-Oui oui, j’y suis toujours. D’ailleurs si tu as besoin d’un hébergement le temps de, tu sais que tu peux me demander. Ton arrivée est prévue pour quand ?
-Le 25 juin, j’arriverai à 17h à l’aéroport.
-Je viendrai te chercher !
-Non non, je tiens à voir mes parents d’abord, on doit parler...hum.. c’est pas facile à dire mais... Tu sais.. j’ai un enfant maintenant.
-… tu.. tu es mariée ?
-Non, le père est parti. Elle s’appelle Amalia, elle a trois ans.
-Si elle te ressemble un tant soit peu elle doit être adorable..
(rire)
-Justine je.. je suis désolée de ce qui t’est arrivé.
-Ce n’est rien, ça arrive. Mais j’ai besoin de me ressourcer dans la maison où j’ai grandi, avec ceux qui m’ont élevé. J’en ai besoin tu comprends ?
-Je.. je viendrai te voir.
-Je ne suis plus exactement comme tu m’as connu, tu sais ? Le stress et puis la grossesse..
-Je suis sûr que tu es parfaite.
-… Merci Hervé. Bon, je dois te laisser, il faut que je réveille la petite.
-Passe une bonne journée. À bientôt.
-Oui, à bientôt. »
Et elle avait raccroché. Sa voix était toujours aussi belle, mais elle semblait fatiguée. Celà faisait longtemps, très longtemps qu’on ne s’était pas parlé.
La première chose que je ressentis fut cette chaleur venant de ma poitrine, qui irradia tout mon corps. Comme une raison de vivre. Ensuite ce fut un sentiment de vide, de vacuité par rapport à tout ce qui n’était pas Justine.
Maria était arrivée à ce moment-là, souriante et apprêtée pour un entretien et m’avait enlacée tendrement. Je l’avais rejetée sèchement et je m’étais enfermé dans la salle de bain. Quel genre d’homme étais-je devenu ? Est ce que les raisons qui avaient poussé Justine à me rejeter à l’époque allaient persister ? J’étais à présent un trentenaire bureaucrate, pas spécialement beau et qui avait un peu de gras. Cette image me bouleversa : pas question qu’elle me voit ainsi.
C’est ainsi que j’avais commencé mes exercices quotidiens, que je me suis mis à réprimander Maria sur ce qu’elle mangeait et à la menacer sur les conséquences de son inactivité chronique.
Bizarrement, c’est à partir de là où elle s’était franchement laissé aller. Que ça avait empiré. Mais ça m’arrangeais en quelque sorte, je lui ai dit que ça n’allais pas entre nous, ce qui était vrai, et lui ai donné la date de son départ. Elle avait pleuré toute la soirée et ça m’avait énervé. Et depuis, c’était de pire en pire, elle devenait une loque, ne sortait plus, ne cherchait plus, mangeait n’importe quoi et pleurait à la moindre contrariété. Je n’en pouvais plus.
Après une grosse dispute, elle était allé passé quelques jours chez ma mère. Elles s’entendent bien toutes les deux, ce qui m’arrange et qui m’indispose à la fois. Fort heureusement, aucun de mes géniteurs ne se permettait de me donner des conseils sur ma vie sentimentale.
Ce séjour avait transformé celle que j’aimais autrefois : plus belle, dynamique, souriante, elle était plus séduisante que jamais. Je suis venu manger un soir chez mes parents, et elle était rentrée avec moi. Nous avions fait l’amour passionnément et je lui avais promis de ne plus la laisser tomber.
Le lendemain je m’étais souvenu de Justine et j’ai compris l’erreur que j’avais faite le soir d’avant. Je l’avais envoyée bouler dès le matin et elle s’était remise à pleurer. Et ce fut reparti.
Plus elle devenait minable et s’accrochait à moi, plus j’avais envie de m’en défaire sans jamais réussir à le faire vraiment.
Ces derniers temps, c’était difficile.
Mais courir me faisait du bien, d’autant plus que je savais pourquoi je le faisais. Cette date, ce retour annoncé, me portait bien plus haut que je n’aurai pu le croire. Alors que je m’épanouissais et récoltais des compliments de part et d’autre, Maria se flétrissait comme une fleur que l’on n’arrose pas.
Couvert de sueur, débarrassé de toutes pensées négatives, je rentrais après vingt minutes. Un coup d’œil rapide me confirma que le parasite dormait toujours, mais cette fois je ne me retins pas de faire le bruit que je voulais : sept heure était une heure très raisonnable pour se lever.
L’eau fraîche acheva de parfaire mon humeur : aujourd’hui allait être un bon jour. Aujourd’hui allait être un bon jour.
Je sortis en peignoir, ouvris grand les volets, lançais la machine à café. La forme dans le lit geignit.
« Tu crois pas que tu devrais te lever plutôt que de larver comme une incapable ? »
Elle ne me répondit pas, et j’achevais de m’habiller avant de passer dans la cuisine. Pain de mie, fruits, café. J’avais perdu plusieurs kilos depuis le début de mon régime, et je devenais vraiment beau garçon au corps bien dessiné.
Une collègue au boulot commençait à me faire les yeux doux. Je l’aurai bien invitée ici, à boire un verre un soir, juste pour un soir, si seulement… le sujet de mon ressentiment entra dans la pièce, les cheveux emmêlés, les yeux rouges, la bretelle de sa nuisette abaissée. Elle avait encore pleuré. Elle posa affectueusement la main sur mon épaule, je voyais dans ses yeux un amour implorant, comme un chien battu, qui ne me plût pas. Je détournais les yeux.
Elle s’assit en face de moi, sortit des céréales, de la pâte à tartiner et des petits gâteaux. Je lui fis les gros yeux : elle savait bien ce que je pensais de son alimentation dissolue. Baissant les yeux, elle se mit à beurrer ses tartines.
« J’ai un entretien ce matin..
-Bah il était temps ! T’as intérêt à bien te préparer parce que fringuée comme tu es personne ne voudra de toi ! »
Elle tomba sa tartine dans son bol, prit sa tête entre ses mains. Ses yeux devinrent humides.
« Je dis ça pour ton bien Maria, tu ne fais rien de bien depuis deux mois, on dirait que tu le fais exprès. A moins que tu sois une incapable, je ne sais pas moi, j’hésite. »
Elle ne répondit toujours pas, une larme coula sur sa joue. Elle m’énervait.
Heureusement, le temps joua en ma faveur. 7H40, mon tram passait dans cinq minutes. Je me levais sans adresser un regard à l’amas de négativité assis à ma table, empoignait mon attaché caisse, mes clefs, mon portable, ma veste, et sortit.
Certaines personnes ne savent vraiment pas se prendre en main, soupirai-je intérieurement en attendant l’ascenseur.
Le tram était un endroit où des milliers de personnes se retrouvaient chaque matin et chaque soir dans un même espace. C’est aussi l’endroit où j’étais le plus seul. Je ne regardais personne, ne parlais à personne, même pas une brève inspection mutuelle. Dans les transports en commun, je m’informais de l’actualité. Je regardais les messages Facebook de mes contacts, les liens qu’on m’avait envoyés, quelques vidéos, traînais sur les sites d’actualité et vérifiais mon agenda. Ma gorge se serra soudainement : j’avais rendez vous avec mon banquier cet après-midi pour ma demande de prêt. Je voulais acheter l’appartement dans lequel je vivais. Normalement, il n’y avait pas de soucis, mon dossier était irréprochable. Je chassais rapidement cette idée angoissante de mon esprit et pensais à ma voiture, qui était déjà garée en face de mon boulot. Je ne l’utilisais habituellement pas pour mes trajets quotidiens, mais hier je l’avais amené au contrôle technique, dans le garage en face de l’immeuble où je compulsais chiffres et statistiques matin et soir.
Ce soir, pas de tram. Je me réjouissais à cette idée, et notais immédiatement sur mon planning un mot pour me souvenir de faire quelques courses avant de rentrer.
« Bonjour » « Bonjour » « Comment ça va ? » « Ça va bien » « Bonjour ! » « Samedi le match ! » « j’y compte bien ! » « Salut ! » « Salut ! Tu vas bien ? »
Mains serrées, bises échangées, regards, hochements de tête, veste sur le dossier de la chaise, un détour par la machine à café, des dossiers à récupérer chez ma responsable, et enfin mon bureau, mal rangé, vieillot, mais mon bureau quand même. Je tirai la chaise et m’assis avec délectation.
Mon vieil ordinateur se mit en route bruyamment, avec la lenteur qui le caractérisait. Je soupirai. Il fallait vraiment que j’en reparle à Marc tout à l’heure.
Bruit de talons, battements de cils, regard langoureux. Elle vint se coller contre la mince cloison qui séparait son espace du mien.
« Salut mon grand »
« Viens me faire la bise toi ! »
Le sourire sur ses lèvres ne mentait pas, le baiser que je lui volais la fit rougir, ses jambes tremblèrent un peu. Si j’avais pu passer ma main sous sa jupe à ce moment-là, j’aurais pu attester de l’effet que je lui faisais. Puis elle se ressaisit, se mit à rire en se rejetant en arrière.
« Qu’est-ce que tu comptais faire là ?
-Oh, tu sais que je suis un peu maladroit.. »
C’est à ce moment-là que le drogué entra. Elle et moi nous tûmes et elle retourna travailler.
Le drogué c’était un jeune pétri de talent qu’il gâchait en achetant de la coke avec son salaire. Je le savais parce que c’était moi qui l’avais suivit un soir, après avoir nourri des soupçons durant plusieurs semaines. J’avais rapporté les faits au chef qui l’avait pris en entretien. Il avait été paternel, mais ferme. C’était soit la coke soit le boulot. Le pauvre gamin ne pouvant pas se payer l’un sans l’autre promis à cor et à cri qu’il allait se faire soigner.
Aujourd’hui, après quelques jours de mieux, il était à nouveau complètement détaché.
Je vérifiais mon rendez-vous avec Marc : dans deux heures. Il fallait que je lui en parle.
L’autre ne retenta pas ses approches, mais je savais qu’elle pensait à moi car au moindre de mes mouvements, je l’entendais tressaillir. Je jubilais, remplis de suffisance. Mais il n’était pas encore temps, je voulais la faire patienter davantage, pour qu’elle soit complètement à moi quand j’accéderai à sa demande.
Émoustillé, ma pensée se reporta sur Justine. Il y avait plusieurs années qu’elle avait délaissé les réseaux sociaux. J’étais vraiment curieux de savoir ce qu’elle était devenue. Une recherche de son prénom dans mon moteur de recherche me permit de tomber sur l’entreprise pour laquelle elle travaillait. Seul son nom et son poste étaient renseignés. Pas très intéressant.
J’eus la bonne idée de rechercher si elle n’était pas apparue sur une vidéo. Je fis mouche. Elle avait présenté, il y a trois mois, une conférence de presse à propos d’un produit qui venait d’être mis sur le marché. Je branchais mon casque, appuyais sur « play ».
Elle n’apparaissait pas de prime abord, mon impatience grandissait. Puis soudain, on annonça son nom. Mon visage se décomposa. Justine était autrefois une fille magnifique, svelte, gracieuse, un peu maigre même. C’était quelqu’un d’extrêmement orgueilleux, qui ne se donna jamais à moi, qui avait pourtant une réputation conséquente. Cette frustration était telle qu’elle se mue en béguin puis en obsession. Le port droit et fier, ses yeux gris se posant à peine sur son interlocuteur, tout ce qui avait intéressé Justine avait toujours été ses études, et rien d’autre.
Je m’acharnais pendant deux années de suite à me faire remarquer d’elle, jusqu’à son départ pour l’Allemagne. À partir de là je m’occupais à recoller les morceaux de mon ego brisé, puis je rencontrais Maria et les choses ont suivit leur cours.
La femme que l’on appela du nom et du prénom de celle que j’aimais ne ressemblait à rien à celle que j’avais connue. Certes, elle avait toujours de beaux yeux gris. Son corps s’était alourdi, déformé, son visage avait pris une teinte jaunâtre. Elle marchait péniblement, sans aucune grâce, et ses yeux cernés regardaient à droite, à gauche, tout autour d’elle sans se poser nul part. Mais ce n’était plus signe d’indifférence, mais plutôt une sourde appréhension. Ses épaules s’étaient voûtées, son front baissé. Elle avait perdu tout de son superbe d’autrefois. En quelques minutes d’observation, je compris ce qu’il lui était arrivé.
Elle avait rencontré un homme, le seul qui avait pu la séduire. Elle s’était donné corps et âme à lui, s’était avili, avait accepté d’avoir un enfant. Et lui en avait profité, profité, jusqu’à la détruire, la briser psychologiquement. Je ne voyais pas d’autres scénarios pouvant expliquer une telle déchéance.
Et elle en était arrivée là.
Et moi, je découvrais tout ça.
Je sentis un grand détachement se produire en moi-même, une certaine répulsion même, à l’idée de l’approcher. Justine a été et restera un fantasme inaccessible. La femme qui répondait aux questions de l’assistance n’avait plus rien à voir avec moi. Elle n’était plus ce qu’elle avait été.
Je restais sans voix devant les faits accomplis. C’était bel et bien fini.
Je me levais, pris un café pour me changer les idées. Je ressentais une vague tristesse, comme de la nostalgie, mais dans un même temps un grand sentiment de liberté. J’avais maintenant davantage de marge de manœuvre. Il me suffirait de ne plus répondre au téléphone pendant quelque temps, pour me faire oublier définitivement. Cette pensée me rasséréna, mon horizon s’était éclairci.
La matinée passa lentement, bercée par le bruit des claviers, les allers-retours à la photocopieuse, les regards discrètement échangés. À côté de mon bureau, ma collègue brûlait d’envie. Mais il n’était pas encore temps.
Demain, demain oui, elle serai à point. Avant de me rendre chez le grand patron, je me glissais près d’elle. Je ne dis rien, je passais simplement mes lèvres dans son cou et mes mains sous son chemisier. Je n’attendis pas sa réaction, je me redressais immédiatement et me dirigeais vers le bureau du chef. Demain il fallait que ça se passe mal avec Maria, et qu’elle aille chez ma mère. Je trouverai bien un moyen.
Marc et moi avions sympathisé. Nous avions la même vision des choses dans plusieurs domaines. La seule différence, que je ne lui pardonnais pas, était son niveau hiérarchique supérieur. Cela ne m’empêchait pas de lui serrer la main franchement, en espérant secrètement le détrôner un jour.
Est ce que le drogué va mieux ? Non hélas, je le crains, il a encore rechuté. Une promotion, pour lui ? Grand dieu, cet homme ne peux pas tenir des responsabilités. Oui ses chiffres sont excellents, mais son addiction demeure un problème majeur. Imaginons ce qui se passerait en cas de désistement de poste ? Et le scandale si ça se découvrait ? L’image de l’entreprise, et les pertes financières.. Oui oui je pense que c’est hasardeux comme projet. Si je veux bien prendre sa promotion ? Bien évidemment, pour l’entreprise je me dévouerai. Vous viendrez manger chez nous dimanche prochain ? Maria est une excellente cuisinière. Tout le plaisir est pour moi. Votre petit garçon a dû tellement grandir depuis la dernière fois ! Et non cet après-midi, j’ai posé un congé, rendez vous avec la banque, je vais devenir propriétaire. Ah oui c’est un investissement, mais mûrement réfléchi ! Je vous remercie, Marc. Oui oui, bonne fin de matinée. Oui dimanche prochain, à midi ça vous va ? Très bien. Au revoir !
Bon je n’avais pas parlé des ordinateurs. Je l’avais senti bien trop préoccupé par des histoires d’argent pour enfoncer le clou. Ce sera pour une autre fois. Peut-être durant ce fameux repas..
En revenant m’asseoir, le drogué s’était planté devant moi. Il était pâle, ses yeux étaient suppliants.
« Est-ce, est-ce qu’il t’a parlé de moi ?
-Oui nous avons parlé. J’ai essayé d’avancer les arguments en ta faveur, mais il a décidé de ne pas te donner ce poste. Il a peur que tu ne le tiennes pas.
-Mais mes chiffres..
-… Ils sont excellents, je lui ai dit. Et je lui ai dit que tu n’avais jamais raté un jour. Mais que veux-tu, les patrons ça ne pense qu’en matière d’argent, ils ne veulent plus prendre aucun risque. »
Il me regardait, je voyais le monde s’écrouler dans ses yeux. Sa lèvre inférieure trembla, il s’essuya les yeux d’un mouvement rageur :
« Merci, merci d’avoir essayé.
-C’est tout naturel voyons. Allons, une autre occasion se présentera. »
Je lui donnais une claque amicale dans l’épaule, il resta au milieu du couloir, prostré, sans réagir.
Quand je me rassis, je remarquais que quelque chose n’était pas à sa place. C’était un bout de papier plié en deux, un peu chiffonné, et un numéro de téléphone, d’une écriture ronde.
Parfait.
Mon esprit se mit à imaginer les scénarios possibles pour les jours à venir, puis il poursuivit son cours et remonta à la surface les souvenirs de Maria. Qu’elle était belle et soumise, que d’amour dans ses yeux, que de moments partagés !
Mon cœur se serra d’affection. Ce soir, je l’emmènerai manger quelque part. Je lui prendrai un bouquet en revenant des courses, je lui dirai qu’elle est belle et nous passeront une soirée délicieuse. Elle me regardera avec ses grands yeux tristes et se mettra à sourire. Et tout sera oublié, elle retombera dans mes bras comme au premier jour. Quelle adorable jeune femme. Je l’ai rencontré alors qu’elle était fille au pair en France, et c’est pour moi qu’elle a décidé de ne jamais rentrer. Douce Maria. Comme elle allait pleurer demain...
À midi tapant, je me rendis à la salle de sport. Je mangeais ensuite une salade diététique dans un comptoir New age, à un prix exorbitant. Je pris ma voiture, remerciais le garagiste, empochais la facture en essayant de ne pas trop y penser et me rendit à la banque.
L’hôtesse m’accueillit avec un grand sourire, une femme en tailleur vint me serrer la main et m’annonça que mon prêt avait été accepté. Un prêt sur 10 ans, à un taux préférentiel. Les mensualités de remboursement commençaient ce mois-ci.
J’étais l’homme le plus heureux du monde.
C’est sur un petit nuage que je signais les contrats d’engagement, et sur un petit nuage que j’appelais le notaire en sortant. La semaine prochaine qu’il me dit. Je notais le rendez-vous et notais mentalement la date du jour, jour où ma vie prenait une nouvelle tournure. Il était 16h. Intimement, je savais que je me souviendrais de ce moment durant de longues années.
J’étais l’homme le plus heureux du monde.
Emporté par ce flot de bonheur, je me fis plaisir au magasin. Bouteille de champagne, toast, saumon, caviar, bougies… et un bouquet de roses pour Maria. Ce soir allait être une fête sans précédent.
Je me garais en bas de l’immeuble résidentiel, sur ma place de parking nominative.
Je chargeais le sac de courses sur mon dos, gardais le bouquet sous le bras. Je levais la tête et vis que la fenêtre de l’appartement était entrouverte : elle était donc rentrée. Au rez-de-chaussée, la vieille voisine sourde avait laissé sa radio allumée, le dernier tube à la mode retentissait dans la cour. J’étais en sueur, la tête me tournait. Toutes les émotions de la journée se libéraient en cet instant précis. J’avais besoin de prendre une douche, de combler Maria de cadeaux, d’aller au restaurant, de faire l’amour, de m’endormir avec elle dans les bras.
Je souris et me dirigeais vers la porte d’entrée. J’entendis le présentateur radio annoncer 17h.
13:37 - 12 juil. 2018
Semaine 34 : Eveil (443 mots)
V1
C’est comme être, mais sans respirer. C’est comme sentir sans terminaison nerveuse. C’est juste avoir la conscience vague d’un monde, d'une fenêtre vers un univers, sans rien penser de plus. C’est l’état originel de la contemplation. Les pensées traversent la tête comme un troupeau de bisons. Elles broutent les connections nerveuses, foulent le champ des images, puis repartent comme si de rien n’était. Elles ne font qu’effleurer la conscience, sans jamais perturber la léthargie heureuse.
Il n’y a pas de passé, pas d’avenir. Le moment présent suffit, et il s’écoule imperturbablement, langoureusement, comme la trace brillante d’un gastéropode voyageur. Les cigales chantent et la coquille avance lentement. Le monde est de couleur pastel, teintes chaudes, chatoyantes, lever de soleil éternel, la peau baigne dans une volupté chaleureuse, comme bénie par l’astre ascendant. C’est comme être et ne pas être à la fois, mais être tellement bien que cela n’a aucune importance. N’être pas et pourtant être enveloppé de la douceur du soleil..
Prison d’esprit et de chair, toute pensée est soigneusement égrenée, libérée, envolée. Hirondelles voyageuses glissant sur l’azur célestes, à peine effleurent-elles le monde terrestre qu’elles sont déjà ailleurs, toujours plus loin. Et alors qu’elles disparaissent à l’horizon, en voilà d’autres, dans le clair obscur de l’aube.
A quel moment l’esprit s’est-il mit à enfermer le corps dans un influx continu de stresseurs ? Il suffit de tout laisser couler.. Il suffit de ne pas être tout en étant tout. Cette sensation de renoncement total quand une friandise fond sur la langue, et que plus rien n’existe à part ce plaisir sucré qui se diffuse dans chaque terminaison nerveuse, frissonnant, tremblant, irradiant à travers le corps, la tête, la colonne vertébrale, les membres.
Soudain, une vibration, une caresse, une onde vient perturber l’inertie du monde. Cette onde caresse la peau, la joue, crépite dans la tête. Un feu d’artifice de sensorialité. Du bleu, du rouge, du vert, qui se répand, recouvre l’espace et tapisse la chair. D’abord douce, sans danger, elle monte et crépite dans une envolée, avant de redescendre et de se faire plus tendre. Puis elle gonfle, rugit et grossit, avant de terminer son envol par un atterrissage langoureux. Comme un cœur qui bat, comme une respiration, comme une vie. Une main se met à tanguer légèrement, suivant le parcours de la musique enchanteresse. Puis un pied, une hanche. La mélodie et l’enfant ne font plus qu’un, unis par l’harmonie du moment présent.
Dans la chambre, Liszt joue son plus beau « Liebestraum ». La jeune femme étendue se redresse, pose la main sur son ventre avec un sourire émerveillé :
« Je le sens bouger ! »
Être, mais sans respirer. Flotter, flotter encore, ne rien souhaiter d’autre. Avoir la conscience vague
d’un monde, de faire partie d’un grand tout. Contempler, sentir son cœur battre, apprendre à
mouvoir ses membres, tout doucement. Les pensées traversent l’esprit, elles en repartent aussitôt.
Elles effleurent la conscience, sans jamais perturber la torpeur heureuse du dormeur.
Prison d’esprit et de chair, tout songe est soigneusement égrené, libéré, envolé. Hirondelles
voyageuses glissant sur l’azur céleste, à peine effleurent-elles le monde qu’elles sont déjà ailleurs,
toujours plus loin. Et alors qu’elles disparaissent à l’horizon, en voilà d’autres, dans le clair-obscur
de l’aube. Fantômes encore indéfinis, volatiles et incertains.
Il n’y a pas de passé, pas d’avenir, le moment présent suffit.
Bien à l’abri derrière la paroi rose, enveloppé dans l’œuf originel, si doux et si chaud, le temps
passe, paisiblement. Comment peut-on voir, sans ouvrir les yeux ? À travers les paupières fines, le
monde est composé de couleurs pastel, de teintes chaudes, chatoyantes, et de levers de soleil
éternels.
La peau connaît une caresse perpétuelle, voluptueuse, comme un souffle léger sur la nuque.
Ne pas être et pourtant être enveloppé de la douceur de l’extase..
Être seul et pourtant, sentir tout ce qui existe autour de soit se mouvoir au rythme d’une pulsation. Il
existe une musique, une musique bien particulière pour chaque respiration, chaque soupir, chaque
mouvement. Il y a une musique pour le cœur qui bat, et une musique pour l’autre cœur, au-dessus
de soi.
Qu’y a-t-il de l’autre côté ? Il y fait si froid, les bruits sont si forts. Les idées fusent, la parole
monte. Il faut bouger, se dépêcher, désirer, y renoncer, refuser, accepter à regret, pleurer, continuer à
sourire. Tant de virulence… Alors qu’il suffit de tout laisser couler... Il suffit de ne pas être tout en
étant tout. Renoncer totalement au contrôle... ne rien laisser exister, si ce n’est ce bien-être
languissant qui se diffuse, sans accroc, sans remous, irradiant à travers le corps, les membres et
l’esprit.
Soudain, une vibration vient perturber l’inertie du monde. Cette onde crépite, résonne, frémit. Elle
éveille les perceptions engourdies. Devant les pupilles assoupies apparaissent du bleu, du rouge, du
vert, qui se répand, recouvre l’espace et tapisse la chair. Arc-en-ciel sensoriel. Cela vient de l’autre
côté, du monde si agressif. Les notes gonflent, rugissent, grossissent. Elles deviennent saillantes,
douloureuses, avant de s’apaiser dans des sons graves et profonds. Cette entité si différente est
néanmoins étrangement familière, comme un cœur qui bat, comme une respiration, comme une vie.
C’est un élément étranger, et pourtant, pourtant son contact est agréable. Comme un éveil des sens,
comme un éveil au monde. Une main se met à tanguer légèrement, suivant le parcours de la
musique enchanteresse. Puis un pied, une hanche. La mélodie et l’enfant jouent ensemble. Il est, et
le monde interagit avec lui. L’autre côté vient de lui donner l’Existence.
Dans la chambre, Liszt joue son plus beau « Liebestraum ». La jeune femme étendue se redresse,
posant la main sur son ventre avec un sourire émerveillé :
« Je le sens bouger ! ».
01:27 - 21 juil. 2018
Semaine 35 : Enfance (1 616 mots)
La mère de Thomas, c’est une « Fouteuse de merde professionnelle », lui a dit le monsieur. C’est une grande femme brune, aux cheveux bouclés, pétulante, souvent habillée de rouge. Elle a toujours sur elle un appareil photo, une caméra et un microphone. Dès que les choses ne se passent pas comme elle veut, elle hausse la voix et demande le responsable, sans oublier de filmer la scène et la réaction de l’employé qui aimerait rentrer sous terre. Elle cite le code civil comme elle récite son catéchisme : à l’endroit, à l’envers, et en sautant des lignes ! Quand elle a enfin réussi à trouver une faille, elle ouvre une procédure judiciaire. Tout le monde la connaît au tribunal, et elle gagne suffisamment pour recommencer encore et encore. Avant, elle changeait d’avocat comme de chemise, en les menaçant d’un procès. Depuis qu’elle a trouvé un jeune diplômé qui fait exactement ce qu’elle lui dit de faire, les choses se sont calmées. Elle est crainte et appelée « Madame » partout où sa réputation la précède. Jamais, au grand jamais, elle n’a baissé les yeux devant quelqu’un. Et le fils de cette femme remarquable, c’est Thomas. Un petit aux yeux toujours mouillés, avec de la morve qui s’échappe de son nez rouge. Effrayé par tout, même les pigeons, il passe son temps à se réfugier dans les jupes de sa mère au moindre danger, et à la suivre dans ses pérégrinations en pleurnichant tout doucement, pour ne pas être entendu.
Le père de Thomas, personne ne sait qui c’est. « Un lâche » lui a dit sa maman, « un bon à rien ».
Alors le petit, c’est à moitié un lâche, à moitié un emmerdeur, à moitié un bon à rien, à moitié une femme d’affaires. Il est bien avancé comme ça.
Le lieu préféré de sa génitrice, c’est le tribunal où elle passe la plupart de ses journées à témoigner, à accuser, et parfois à se défendre quand sa verve accusatrice va trop loin. Avant, son petit l’accompagnait toujours, sagement assis dans sa poussette. Depuis qu’il sait marcher et parler, elle le laisse les matins où il n’a pas école devant les imposantes marches de marbre qui mènent au bâtiment : « Soit sage, ne bouge pas, ne parle à personne ». Et elle s’en va, le laissant avec son petit sac à dos Mickey contenant un sandwich, un paquet de Petits Lu et une bouteille d’eau. Parfois, elle revient avant midi, mais le plus souvent, c’est vers 16 h.
Une fois, un soir d’hiver, la nuit commençait à être fort avancée quand elle est sortie, retrouvant son fils frigorifié, ayant pleuré toutes les larmes de son corps, transi sur un banc, à côté d’un SDF qui tentait tant bien que mal de le réconforter. Ce jour-là, elle s’était occupée de Thomas pour la première fois de toute sa vie. Elle l’avait ramené chez eux, l’avait aidé à prendre sa douche, lui avait apporté des vêtements confortables, et avait préparé des poissons panés pour le repas. Ils avaient mangé en regardant les dessins animés, puis ils avaient fait une partie de Petits Chevaux. Il était aux anges, et avait même eu droit à un câlin. Ce soir-là, ce fut la première fois où une pensée chrétienne le traversa, et il remercia dieu du fond de son lit d’avoir une maman si formidable. Le lendemain, encore sur son petit nuage, il voulut raconter au moment du petit-déjeuner les rêves qu’il avait eu, mais se retrouva face à un mur froid et rigide : elle n’avait pas le temps pour ces histoires, beaucoup de travail, mange plus vite, on va être en retard, ne t’en met pas partout, dépêche toi !
Les jours de pluie, Thomas a une nounou qui passe son temps à critiquer sa mère et à l’appeler « Pauvre petit ». Elle le pourrit de friandises et de bonbons, le laisse s’abrutir des heures durant devant sa télé, accède à toutes ses demandes. Mais elle parle trop et tout le temps, jamais elle ne prend le temps d’écouter.
À l’école, c’est un petit garçon moyen, bien trop gauche, pleurnichard, que les autres enfants n’incluent pas trop dans leurs jeux. Il s’entend bien avec l’ATSEM, celle qui reste tard le soir à la garderie. Elle a les cheveux courts comme un homme et n’a qu’une obsession : « Faire moucher ce gamin ! Il a toujours d’la mecque sur le museau !».
Thomas est souvent le premier arrivé et le dernier partit de l’école.
« Pauvre petit »
Durant les longues heures passées devant le tribunal, sur la grande place légèrement boisée qui lui fait face, il a développé deux passions, deux choses qui le rendent vraiment heureux.
Il y a l’homme qui vend des glaces dans sa petite roulotte. C’est un ancien marin qui sent fort le tabac et qui porte un béret. Très vite, il a installé pour Thomas une petite chaise pour qu’il puisse rester avec lui dans la camionnette pendant qu’il servait. En fin de journée, il sort une petite table pliable, et ils dégustent tous les deux une glace accompagnées d’un soda. Le vieux Jim appelle ça « débriefer sur la journée entre hommes ». Et ils s’échangent leurs impressions sur les clients du jour, ou théorisent sur les parfums qu’ils aimeraient proposer. Le petit garçon se sent tellement important dans ces moments-là, qu’il irradie de joie.
Mais des fois, le vendeur n’est pas là, où il part trop tôt et il doit rester seul. Entre deux observations zoologiques craintives sur la vie des pigeons, il s’abîme dans la contemplation d’une statue représentant un général des armées. C’est une statue si vieille et si abîmée, qu’une précédente restauration n’avait pu sauver le pauvre général, laissant donc seulement son cheval cabré sur le grand piédestal, ainsi que quelques morceaux de ses bottes, seul témoignage d’une occupation antérieure de la selle vide.
Ce cheval, ce cheval tout particulièrement lui plaît. Il est fougueux, imposant, fringuant.. celui qui en est le propriétaire doit être un grand homme, un génie qui multiplie les exploits militaires, un héros..
Depuis ses yeux mouillés se construisent alors mille et unes aventures, toutes plus fantastiques les unes que les autres. Il s’imagine grand, fort, sûr de lui, monter sur ce cheval blanc et briller par sa prestance. Il s’imagine qu’il sait un nombre incalculable de choses, qu’il se meut comme une anguille entre les rochers, et que sa force n’a d’égal que son courage et que sa taille atteint les nuages.
Et même qu’il aura des vêtements assortis à la crinière de son cheval, pour qu’ils puissent déambuler tous les deux de manière flamboyante dans les rues de la ville, sous le regard admiratif des passants. Même qu’ils iraient faire des ballades ensemble, qu’ils traverseraient des monts et des merveilles, et découvriraient des territoires inexplorés.. Et puis ils iraient tellement vite sur ce cheval qu’ils pourraient faire le tour du monde. Thomas serait enfin heureux.
Combien d’heures a-t-il passé le nez en l’air, à contempler, tremblant d’admiration, son rêve éveillé ?
Ce matin-là l’air est frais. La rosée délicate recouvre les parterres sages devant le tribunal. Quelques oiseaux chantent, le vacarme ronflant des voitures n’a pas encore débuté. Il est très tôt, à peine croise-t-on des lèves-tôt marchant rapidement sous les rayons de l’astre endormi. Quelques fêtards, encore ivres, qui font beaucoup de bruit puis disparaissent au fond d’une allée. Hier, les étudiants en école supérieure ont reçu leur diplôme. Une partie de la ville a donc fait la fête toute la nuit, laissant des reliefs, canettes, bouteilles, boites en cartons, disséminés le long des trottoirs.
Thomas pense à sa prochaine aventure avec son fidèle compagnon. Il l’a appelé Flamme.
Soudain, alors que les juges et magistrats sortent à peine de leur lit, une silhouette s’avance vers le bâtiment. C’est un jeune homme d’une vingtaine d’année, brun, élancé, plutôt séduisant.
Il porte l’uniforme d’une université réputée, une bouteille de bière sous le bras et un sac en plastique contenant des vêtements crottés. Sur sa tête, le fameux couvre-chef de ceux qui ont réussi.
Il s’arrête juste devant le banc où le petit garçon rêve depuis si longtemps. Il fait craquer ses doigts, s’étire et lève les yeux vert la statue grisée par le temps. Il sourit. D’un pas athlétique, il fait quelques pas en arrière, prend de l’élan et s’élance. Le rebord du promontoire est facile à attraper, se hisser, à partir de sa prise l’est beaucoup moins. Après quelques contorsions, il parvient à se hisser à côté de l’équidé figé.
En bas, près de l’herbe, son sac s’est renversé et révèle, à côté de son diplôme, des vêtements d’équitation. Le badge d’une multinationale reconnue est également tombé. Un badge d’employé.
Le jeune homme prend le temps d’admirer la vue à quelques mètres de hauteur. Puis il prend une grande inspiration et, après quelques essais, trouve un appui solide. Il saisit la crinière du cheval pétrifié et, s’appuyant sur les restes du général, se hisse sur la croupe.
Un sourire immense, authentique, irradie son visage. Il assure son assise, tâte sa monture, puis regarde le soleil se lever sur la ville..
En bas, les yeux écarquillés de Thomas ne peuvent croire à ce qu’ils voient.
« Tu peux t’en aller maintenant, je l’ai fait ! » lui dis l’homme assis tout en haut.
Le petit garçon avait grandi. Apaisé, il lance un sourire reconnaissant à son sauveur, puis détourne les talons et s’éloigne.
Et tandis que Le Docteur Thomas F. regardait son enfance s’en aller, il sentit arriver en lui une fierté et une complétude qu’il n’avait jamais connu auparavant.
« J’ai réussi » dit-il à mi-voix.
00:07 - 15 août 2018
Semaine 36 : Ecran (1300 mots)
«Jaden! Jaden ! »
« Quoi encore ? »
Je soupirai. Cela faisait plusieurs mois que l’idiot de la tour, un prénommé Revan, m’avait prit en affection. De ce fait je devais, une à plusieurs fois par semaine, supporter ses élucubrations insensées jusqu’à ce qu’il soit apaisé par mon mutisme et mon je-m’en-foutisme à son égard. Il partait ainsi du principe que, si je ne m’affolais pas, il n’y avait aucune raison qu’il ne s’affole également. Et il rentrait chez lui guilleret, non sans me remercier une bonne dizaine de fois de sa voix de nounours.
Il faut dire que j’avais rarement l’occasion d’avoir du contact humain « réel », c’est-à-dire sans l’intermédiaire d’une technologie quelconque (hologramme, jeux vidéo, speed dating virtuel..), et que mes capacités relationnelles étaient un peu rouillées. J’avais donc pris mon mal en patience en me disant qu’au moins, avec Revan, j’entretenais un capital d’interactions sociales qui pourrait me servir un jour.
Je déconnectais le casque avec lequel j’étais en train de choisir mon menu du soir, et m’asseyais sur mon lit-canapé-salle de jeu-baisodrome-salle de détente convertible non sans cacher mon agacement.
Bien sur, cela ne gêna pas le moins du monde mon visiteur inopportun. Ça aussi, ce n’était pas trop mal : face à quelqu’un aussi médiocre que lui pour se tenir en société, je me sentais presque bon.
« Jaden ! Jaden ! C’est terrible ! »
C’est ainsi que commençait toutes mes conversations avec mon cher voisin.
« J’vais mourir Jaden ! La police va m’tuer ! »
La tour était un immeuble plutôt luxueux pour la ville. On était un millier à s’y entasser pour un loyer assez élevé, mais qui nous garantissait une habitation individuelle, aussi petite qu’ergonomique. Malheureusement, sur aucune des clauses du contrat on ne nous garantissait que les voisins n’étaient pas emmerdants. Ça aurait été trop beau.
Je pianotais sur mon portable pour me commander un soda, et me levais paresseusement pour le récupérer dans le réfrigérateur. J’entendis le bruit caractéristique du container d’aluminium qui tombait dans le bac à boisson. La semaine dernière, un petit malin avait piraté le système et tout l’immeuble avait été privé de livraison intra-muros pendant trois jours. J’avais dû commander dans un des rares magasins en ligne utilisant encore la livraison robotisée, et j’avais choisi Amazon qui s’en servait pour les colis volumineux. Une expérience dont je me passerai volontiers à l’avenir. Après avoir scanné un à un tous mes articles, j’ai bataillé une demi-heure avec l’intelligence artificielle de mon frigo quant au placement des différents produits. Il me rappelle ma mère parfois, ce putain de frigidaire.
« Les policiers vont m’tuer parce que j’ai désobéi ! Faut qu’tu m’aides Jaden ! »
Tiens, je ne connaissais pas cette histoire-là... Alors que je me retournais, boisson en main, une tâche noire sur la moquette attira mon attention. À vrai dire, c’était plus important qu’une tâche. C’était une traînée sombre sur le sol. Je demandais à l’ordinateur central de monter la lumière. Revan avait cessé ses jérémiades et geignait dans son coin, ce qui n’était généralement pas le monde opératoire qu’il employait pour m’ennuyer. Bon. Mieux éclairées, les traces suspectes étaient rouges. Je me penchais pour renifler et fus surpris par la forte odeur de fer qui s’en dégageait : du sang, à n’en pas douter. Je suivis les gouttes successives du regard et elles me menèrent droit sur mon canapé, où mon invité d’honneur était recroquevillé, en boule, en train de sangloter.
Tout à coup, son histoire m’intéressait beaucoup plus.
« Revan qu’est ce que tu as fait ? »
Il gémit :
« -C’est pas ma faute ! J’voulais juste aller voir les animaux dehors, j’voulais plus rester en ville !
-Mais putain tu sais que c’est interdit non ? C’est rempli de radiations là-bas. Combien de fois je te l’ai dit ? C’est en voulant escalader une barrière que t’as fais ça ? Montre ! »
Mon ami le malfaiteur se replia sur lui-même face à ma main inquisitrice, me repoussant brutalement :
« Non j’ai mal ! »
La blessure semblait provenir de son abdomen, mais je n’avais aucune certitude. C’est à ce moment-là que je m’aperçus qu’il était très pâle, tremblant, et qu’il suait à grosses gouttes. Cependant ce constat ne m’avança à rien car il vint avec deux autres pour le moins accablants : 1) Je n’avais jamais vraiment regardé Revan depuis que je le connaissais ; 2) Il aurait pu être tremblant, suant et ensanglanté tous les autres jours, je n’aurai rien remarqué si cela n’avait pas détérioré ma déco intérieure.
M’efforçant de contenir mon impatience, je m’assis, et pris ma voix la plus mielleuse :
« -Tu sais que tu peux me raconter, tu viens souvent pour me parler, je ne t’ai jamais engueulé pas vrai ?
-Oui mais cette fois-ci, j’ai fait du mal, j’ai désobéi. On va venir me chercher Jaden, faut que je me cache..
-Bon bon arrête de t’affoler ça mènera à rien. Raconte-moi depuis le début !
-Bah.. Bah j’voulais voir les animaux de la télé.. J’m’en foutais des radiations d’toute façon les aut’ disent que j’ai un pet au casque. C’pas grave pour moi les radiations.. J’voulais vraiment caresser un animal.. Alors j’y suis allé cette nuit, j’me suis pas fais r’pérer j’te jure. J’avais la campagne juste d’vant moi, et puis..
-Puis t’as fais une connerie..
-Non non ! J’me suis cogné !
-Cogné ? Trébuché ?
-Non non, cogné au ciel.
-QUOI ?
-Bah oui, l’ciel et la campagne que j’voyais.. c’était pas vrai. C’tait des écrans. Des grands écrans. Regarde j’ai la bosse encore. »
Il releva sa tignasse drue (tiens, il a une tignasse), et me montra un beau bleu sanguinolent.
« -J’l’ai cassé l’écran, alors ça a fait du bruit et l’alarme a sonné. J’me suis affolé et j’ai couru, et on m’poursuivait avec des fusils.. »
L’idiot termina sa phrase par un regard appuyé vers son abdomen et se mit à sangloter bruyamment.
«-Revan ? Revan ! Réponds moi. Qu’est-ce qu’il y avait derrière les écrans ?
-Y’avait pas d’animaux ! (sanglots) Y’avait rien de ce qu’y disent à la télé ! (sanglots) C’est rien qu’des menteries tout ça. »
Un secret d’État bien gardé.. Une sueur froide parcourue mon dos.
« -T’as été suivi jusqu’ici Revan ? »
Il secoua la tête négativement :
« J’ai couru vite.. »
Je me levais précipitamment, ouvris la porte de l’appartement. Le robot d’entretien était en train d’effacer la traînée rouge qui allait mener les enquêteurs droit à moi. La lentille multi-focale de notre femme de ménage électronique balayait le couloir sombre, je savais qu’elle avait tout enregistré. Moi, le sang, Revan. Et comme c’était très suspect tout ça, les images avaient directement été envoyées au centre de surveillance. Combien de temps allait-il leur falloir pour remonter la piste jusqu’ici ? Une heure, deux peut-être ?
Je me réfugiais derrière la porte :
« Il faut partir Ro.. »
Il était étendu, inerte, pâle comme la mort, au milieu de la mare de sang qui coulait de son flanc.
Pourquoi était-il venu chez moi cet idiot ? Pourquoi m’impliquer dans cette histoire, moi qui ne demandais qu’a être un citoyen modèle ? Je me précipitais vers mon dressing quand la sonnette de l’appartement retentit. Un écran s’afficha en face de moi, me montrant les deux individus patibulaires qui attendaient devant ma porte. Ils étaient vêtus de longs anoraks qui ne laissaient aucun doute sur le genre d’armes qu’ils dissimulaient en dessous.
« Police, ouvrez ! »
Dans quatre minutes, si je ne faisais rien, l’ordinateur central allait laisser entrer les forces de l’ordre. Simple mesure de sécurité.
Revan avait rejoint le pays des anges. Et moi, bon gré mal gré, j’allais devoir m’y rendre aussi.
23:33 - 17 sept. 2018
Semaine 37 : Cadre (653 mots)
C’est un tableau bleu gris, avec un cadre doré tout fin, tout simple, sans vitre pour le protéger. De peinture, il n’y en a pas, il s’agit d’une simple toile imprimée, où aucun peintre n’a jamais posé son pinceau. De la toile ? Que dis-je ? Ce serai bien encore trop cher pour un tableau de si mauvaise qualité. Il s’agit d’un papier fin, gondolé, froissé par endroits.
Au dos ou dans les coins, pas une marque, pas une signature, rien.
Personne n’a été fier de cette image, personne n’a glorieusement apposé son nom sur le dessin.
Personne ne l’a aimé non plus, puisqu’il a été laissé ainsi, à l’abandon, dans l’humidité et la poussière.
Pour couronner le tout ? Il a été abandonné, négligemment dans une décharge, et vendu pour une bouchée de pain au tout-venant.
Non désiré, non célébré, non aimé, non soigné, et surtout non gardé, dans quel état psychologique devait se trouver ce tableau quand je l’ai recueilli ?
Je ne suis pas un artiste, mais l’art japonais m’a beaucoup appris. J’ai donc suivit le principe du kintsugi qui consiste à magnifier le passé d’un objet, sans pour autant mettre la main à la pâte par incompétence. Mon adhésion silencieuse à cette philosophie m’a longtemps suffi à voir d’un autre œil cette pauvre estampe élimée par le temps.
Elle est exposée au milieu de mon salon, glorieuse dans sa misère. Son état déplorable prête à l’élaboration de toutes sortes d’élucubrations. Par quelles embûches est-elle passée pour arriver jusqu’ici ? Son anonymat la rend précieuse. Après tout, qui sait qui a pu la peindre ? Sa modeste parure la rend touchante : qui aimait à ce point cette image pour l’encadrer sans moyens ?
Le soir au coin du feu, ce tableau et moi avons de longues conversations. Quelque chose en émane, quelque chose de doux, de profond, un labyrinthe à pensées où elles se perdent, un hamac pour l’esprit où il s’y délasse.
Je ne sais ce qu’il pense de moi. M’est-il reconnaissant de l’avoir sauvé ? A-t-il honte d’être exposé dans cet état ? Aspirait-il au repos éternel que je lui dérobe au profit de ma décoration ?
Ma maison est jonchée d’antiquités comme lui, d’objets jetés au rebut que j’ai soigneusement récupéré, d’art passé de date que je ne me lasse pas d’aimer.
Les artistes sont des inconscients, ils ne saisissent pas la responsabilité qu’implique la création. Ils créent puis ils oublient, sans autre forme de procès.
Quand une belle chose émerge de vos doigts, comment pouvez-vous négliger cet instinct paternel qui vous dicte d’en prendre soin ? Insensés ! Cœurs de pierre ! Croyez vous que ça m’amuse, de réparer vos bêtises ? Tout le monde a bien le droit d’être aimé et choyé. Même vos croquis ratés et vos vases ébréchés ! Et d’autant plus, peut être, ceux qui ont vécus et qui sont vieux maintenant. En vieillissant, on acquiert une âme. Ma maison est remplie d’âmes, qui ont vécu, aimé, mais jamais reçu d’affection. Des fois, le soir, je pleure avec elles, et nous nous consolons tous ensembles.
Mais je sais pourquoi je suis capable de les comprendre. Moi aussi j’ai une âme, elle est vieille et poussiéreuse, un peu cabossée, absolument pas encadrée. Personne ne l’a aimée si ce n’est les autres éclopés de la vie. Quand on est jeune, beau, populaire et talentueux, l’on doit être à des lieux d’imaginer ce que l’on peut ressentir quand on est si abîmé.. Heureusement, nous nous serrons les coudes.
Voilà ce tableau cher ami, pensez-vous pouvoir lui refaire une beauté ? Voilà un an que je l’ai acheté, je voudrais célébrer notre belle amitié à tous les deux. Oh je sais que je suis un original, ne me regardez pas comme ça ! On me le fait bien comprendre. Que voulez-vous, chacun a ses blessures, et cette peinture sait très bien de quoi je parle.
00:40 - 28 sept. 2018
Semaine 38 (changement de thème) : Bouteille à la mer (932 mots)
C’est un bar miteux, criblé de coléoptères qui rongent le bois des chaises, des tables, des murs. Le comptoir en zinc est poisseux. L’air est suffocant, une antique marmite en fonte exhale sans interruption un fumet lourd et épais, relents de bouillon passé, de légumes un peu fanés et d’eau non salée. L’humidité s’accumule sur les poutres du plafond, formant de fines gouttelettes qui échouent sur le carrelage terreux, créant une fine couche de boue et de sable perpétuelle, constamment renouvelée par les bottes crottées de la clientèle.
La soupe « maison » est servie pour une bouchée de pain à ceux qui osent y goûter, principalement les clochards du coin, quelques miséreux et ceux qui demandent la charité. Elle a un goût rance et insipide.
L’établissement se trouve non loin de la jetée, près du bord de mer. Certains soirs, le vent tourmente la bicoque à deux étages à tel point que les planches craquent et que le toit menace de céder.
D’autres fois, les vagues sont si hautes qu’elles lèchent la porte d’entrée.
La maîtresse des lieux, peu commode, ne parle qu’aux habitués. Les étrangers sont regardés de haut, on crache à leurs pieds, leur jette des œillades assassines, et la plupart ont tôt fait de décamper avant même de terminer leur breuvage.
Le gérant n’est guère plus aimable, il négocie sa piquette un peu partout dans les alentours et est sans arrêt en déplacement. Il trompe sa femme de manière éhontée, mais personne ne se permet de le juger car sa femme est parfois très hospitalière..
L’enfant de ce couple au caractère bien trempé est une petite fille de douze ans, fort aimable et très maladroite. C’est elle qui fait le service dans la salle après l’école. Elle manque souvent de se prendre les pieds dans les chaises, de se cogner aux tables, une vraie tête de linotte. Personne ne tient rigueur à la petite, qui montre d’ailleurs un désir de bien faire et une application à l’ouvrage digne des cœurs purs.
Elza, car c’est son nom, a deux consignes : quand c’est des habitués, elle va dans la cave, sort une bouteille de vin et sert les clients.
Quand c’est des étrangers, elle va dans la réserve, prend une bouteille vide dans laquelle elle met un fond de vinasse, puis complète avec de l’eau.
C’est un signe ostentatoire pour décourager ceux qui se penseraient bienvenu dans ce lieu.
Ce jour-là, des pontes sont arrivées dans le village, des hommes endimanchés dans des gros costumes noirs, enrobés d’un pardessus, avec des gros doigts et un air suffisant. Ils semblaient souffrir le vent piquant de la plage et se réfugièrent d’un commun accord dans la vieille bicoque, pensant y trouver un accueil plus chaleureux que le temps dehors.
Quels naïfs !
Mais ces gens-là ne sont pas le genre de personnes que l’on effraie facilement. Face à l’accueil glacial, ils restent de marbre, se contentant de renifler l’air avec une moue de dégoût. Ils s’installent à une grande table. La tenancière leur siffle qu’elle est déjà réservée. Eux de répondre du tac au tac qu’ils se lèveront quand les personnes ayant fait la réservation seront arrivées. Après une brève discussion entre eux et des regards suspicieux vers la marmite, ils font signe à la petite serveuse d’approcher.
Effrayée, elle s’exécute. Ils lui commandent du vin, et du bon !
Alors qu’elle retourne derrière le comptoir, sa mère l’attrape par le bras et la prend à part.
« Ceux-là, lui dit-elle, ceux-là tu remplis pas leur bouteille de flotte, je veux que leur boisson soit absolument imbuvable. Ils me sortent par les yeux ! »
Elza approuve en silence, et disparaît dans l’arrière-salle.
Quelques minutes passent.
Les gros messieurs cherchent la gamine des yeux avec quelques signes d’impatience. Plusieurs autres longues minutes s’écoulent sans aucune trace d’elle. La patronne n’ose pas aller voir, mais elle aussi jette des regards inquiets en direction de la porte du fond.
Au bout de quinze bonnes minutes, alors qu’un malaise se faisait clairement sentir et que la tenancière se décidait à quitter le bar pour aller voir, la petite revient en tenant dans ses mains une bouteille qui semble neuve. Elle est toute fraîche, ses joues sont rouges et un sourire radieux illumine sa figure enfantine.
Ce qu’elle porte n’est clairement pas le vin à l’eau que l’on sert habituellement, la bouteille semble plus trouble, mais aussi plus foncée.
Elle sert les clients, puis revient vers sa mère avec un sourire victorieux.
Étonné, le premier homme porte le verre à ses lèvres. Il ingurgite une gorgée, fait tourner le liquide dans ses joues. Encouragés par ce geste, les autres font de même.
Soudain, le premier devient rouge, puis vert, puis blanc, et recrache bruyamment sa boisson à même le sol. Petit à petit, telle une chorale, différents bruits de toux, d’éructation et même de vomissement se font entendre.
Parmi les habitués attablés, les plaisanteries montent doucement.
Le chef de la bande en costard se lève, livide. Il pointe un doigt accusateur vers la petite serveuse :
« Tu, tu.. de l’eau de mer ! Tu as coupé le vin à l’eau de mer ! »
C'est cette fois des rires francs qui s’échappent du gosier des autres clients, jusqu’aux larmes pour certains. On se répète la phrase, on se re-raconte la supercherie.
Rouge de colère et de honte, les étrangers se lèvent, quittent le bar sans dire un mot.
La fillette est acclamée et félicitée de son ingéniosité. Les « hourras » fusent.
Depuis, cet établissement miteux propose une formule très spéciale, pour les étrangers.
08:15 - 6 oct. 2018
Semaine 39 : Déménagement (1097 mots)
« Vous dites que je vais rajeunir un peu tous les jours ? » demanda le vieillard, un peu éberlué.
Appuyé sur sa canne, à l’ombre d’un grand arbre, bien assis sur sa chaise de jardin ferronné, il n’en revenait pas.
« C’est cela oui » lui répondit le blondinet en souriant.
« Ah ben ça tombe bien parce que là.. outch, mes lombaires ont pris un sacré coup !
-Je pense que dès demain, je ne vous verrai plus vous masser le dos avec cet air dépité, dès demain la sera douleur devenue supportable, après demain presque invisible.. et ainsi de suite jusqu’au recouvrement complet de vos facultés. »
Les yeux du vieil homme brillaient :
« Ça c’est.. c’est vraiment chic !
Le jeune homme acquiesça avec politesse, rajustant sa chemise blanche :
« J’ai été comme vous.. les premiers changements sont rapides, j’avais l’impression de naître à nouveau.. »
Le grand-père laissa son regard vaquer autour de lui, sans contraintes, sans se presser. Le soleil du printemps caressait ses rides profondes, le léger alizé lustrait son crâne presque chauve.
Il finit par reprendre, les yeux brillants, la voix étrangement roque, déformée par un enthousiasme sourd :
« Dites je voulais vous demander, il y a d’autres résidences j’ai remarqué ? »
L’accueillant marqua une pause. Sa bouche rose se tordit légèrement, son regard se baissa, sa voix devint plus grave :
« Je sais ce que vous allez demander.. on me le demande toujours.. non vous ne trouverez personne que vous connaissez ici, c’est comme ça.. »
Un voile passa sur les yeux fatigués de l’aîné :
« Ah.. ben oui forcément je me suis demandé. Quel dommage. Vous ferez remonter ça à vos supérieurs ? »
Le regard gêné se mua en sourire tout aussi embarrassé, mais aussi amusé :
« Faire remonter le.. enfin oui je peux le faire, ce serait cocasse. Vous savez, les voies du Seigneur, impénétrables, tout ça tout ça..
-Ah ! Excusez moi ! J’me suis pas trop occupé de ces choses là de mon temps.. en fait j’ai surtout suivi ma femme tout du long, j’étais pas très investi..
-Moi non plus je vous rassure, et pourtant nous sommes tous les deux là, comme quoi il ne faut pas se fier aux apparences.. »
Le grand-père à nouveau, observa le paysage bucolique, mais avec une excitation, une vigueur nouvelle. Comme un enfant, il se tournait et se retournait sur sa chaise pour englober dans sa totalité la charmante banlieue qui l’entourait.
« Mais dites, j’ai encore une question. Là où j’vais habiter, c’est inoccupé c’est ça ? Vous n’arrêtez donc jamais de construire ? Enfin, construire, j’sais pas comment vous vous y prenez mais vous avez compris ce que je veux dire !
-Non tout reste à taille humaine, vous avez la forêt à deux pas, et je suis moi-même votre voisin. Votre nouvelle maison était habitée autrefois.. son propriétaire a jugé qu’il avait rattrapé le temps perdu et qu’il pouvait s’en aller sans regret.. ce qu’il a fait sans plus tarder. »
Le jouvenceau se tut, caressant sa barbiche naissante d’un air pensif. Finalement, il s’avança sur sa chaise, rabattit une mèche blonde derrière son oreille, et regarda son interlocuteur droit dans les yeux :
« Partir, c’est ce que font la plupart des gens ici, au bout d’un certain temps. Ce n’est pas un lieu éternel, c’est simplement une transition. Pour moins regretter sans doute.. Quels sont vos regrets Maurice ? Ne cherchez pas d’aspirations métaphysiques, je vous parle de ces petits renoncements quotidiens, de rêves d’enfant balayés, de petits luxes refusés, de plaisirs remis à plus tard, de vocations jamais exploitées..
-Oh.. »
La discussion laissa place au silence, le silence au piaillement des oiseaux, puis au vent dans les feuilles, puis au bourdonnement des insectes. Puis l’aïeul répondit, calmement, lentement, avec un peu d’hésitation :
« J’ai renoncé à beaucoup, beaucoup de choses.. mais, si vous parlez de choses du quotidien, vraiment anodines.. Enfin il n’y en a pas qu’une bien sûr.. Mais je pense à cette envie que j’avais d’avoir mes propres poules et de m’en occuper.. Entre autres bien sûr, mais c’est ce qui me vient au moment où vous m’en parlez.»
Le chérubin sourit :
« Oui ce sont des petites choses comme ça que vous pourrez réaliser ici, en soignant les petits regrets on soigne aussi les grands par projection. Avez-vous d’autres questions ? Je reviendrai demain, quand vous vous serez un peu reposé, cela doit faire beaucoup d’informations d’un coup..
-Oh vous savez à mon âge, le changement n’agit plus comme il le faisait. Je me sens serein et alerte. De mieux en mieux même ! Et j’ai une question, peut-être un peu indiscrète. Mais m’excuserez si je vous dévisage depuis tout à l’heure, mais votre moustache là..
-Ma moustache ?!
-Ben oui elle m’intrigue, du temps de mon grand-père on ne la portait déjà plus coupée ainsi, c’était démodé. »
L’ange éclata de rire.
« J’étais mort bien avant que votre grand-père naisse, c’est très probable.
-Et jamais vous n’avez réussi à combler ce vide qui vous empêche de partir ?
L’homme resta interdit.
-J’ai bien compris le système, reprit le vieillard, mais ce que je comprends aussi c’est que vous n’avez pas trouvé satisfaction, du coup après tout ce temps, vous faites un peu partie du personnel si je ne m'abuse. Mais au départ vous étiez comme moi, peut être plus torturé et triste, si ce lieu merveilleux n’a pas pu vous combler.. »
Les yeux de l’éphèbe s’humidifièrent : son corps ne devait pas avoir plus de 20 ans, mais son regard, et son air abattu, eux, semblaient usés par des millénaires.
Un long soupir mélancolique, un peu tremblant, comme pour consentir à cette version de l’histoire. Ou pour avouer, avouer que l’on regrette quelque chose sans oser le dire tout haut. Peut-être aussi pour protester, sans oser faire autre chose qu’accepter son sort et errer.
Puis il fronça les sourcils, fâché, selon toute apparence, d’avoir été démasqué si vite, et de s’être abandonné à la confidence d’un sanglot à peine étouffé.
« Dites donc, ma moustache est très bien ! Et puis c’est de vous qu’on parlait, pas de moi ! Je vous monte votre valise, vous avez besoin de repos, vous êtes ici pour ça ! »
Avant de s’éloigner, comme pris de remords, il se retourna vers le vieil homme avec un sourire étrange :
« Et je vous souhaite un bon séjour au Paradis. »
18:02 - 5 déc. 2018
Semaine 40 : Jalousie (2001 mots)
J’ouvris les yeux dans un compartiment exsangue, oscillant au rythme des cahots sur les rails, sur un siège en tissus jaune décoloré. Je mis quelques instants à me souvenir où j’étais. Le train. Celui qui allait changer ma vie.
En même temps que ma mémoire se solidifiait, me revenaient tout un tas d’émotions négatives que mon bref assoupissement avait eu le bonheur de me faire oublier. Je pris mon sac à dos contre ma poitrine et m’y recroquevillais avec un sanglot. Je serrais contre moi tout ce qu’il me restait d’une vie désormais révolue. Une vie gâchée, misérable, désastreuse. Le languissant ronronnement des machines me réconforta, la médiocrité relative des locaux aussi.
Tout était désormais derrière moi. J’allais devoir tout reconstruire, petit bout par petit bout, et reconstruire en mieux. Je pense que même si j’essayais, j’aurais du mal à recréer un environnement aussi destructeur que celui duquel je venais de fuir. Sans espoir, je n’en étais donc pas moins optimiste quant’ à l’avenir. Il ne serait pas pire, mais serait-il mieux ?
Tandis que je jetais un œil distrait sur la mer de collines que nous traversions, une vague de nausées m’envahit, souvenir de ma soirée de la veille.
Titubant, je me précipitais vers les toilettes pour m’asperger le visage. La sensation était abominable. Je restais là, pendant une dizaine de minutes, penchée sur le petit évier beige, à ne pas savoir si la prochaine secousse allait avoir raison de mon estomac ou non. Indécision insupportable dont mon parcours était le reflet. Enfin, jusqu’à ce matin.
Je sentais mauvais, une odeur aigre de transpiration avec des relents d’alcool. Ma peau était d’une pâleur livide, mes cernes formaient de petits vaisseaux sombres en dessous de mes yeux rougis. Mes cheveux étaient gras et frisaient. Oui, les deux en même temps.
Bravo, beau départ. C’était une super tête pour affronter ma nouvelle vie. Enfin, si le contrôleur ne me choppait pas sans billet. J’eus alors la certitude que ma sinistre prédiction allait se produire, pour la simple et bonne raison que j’avais enchaîné échecs et déceptions de manière quasi-olympique depuis quelques mois. Et la loi de Murphy disait que ça allait continuer. Hourra.
Je retournais sur mon siège en traînant des pieds. Le wagon était presque vide, à peine pouvais-je deviner une ou deux têtes dépassant près de la porte du fond.
Abandonnant la contemplation du paysage, beaucoup trop risquée pour mon système digestif, je laissais mon regard se balader et épouser le papier peint vieillot, les sièges élimés, la canette de coca oubliée par terre. En face de moi, à quelques mètres, un compteur indiquait la vitesse du train : 280 kilomètres/heures.
J’avais presque fait ça un jour, sur l’autoroute. Je transportais la fille de Jeff et j’étais bourrée. Je n’avais pas été attrapée, mais mon amant était devenu fou quand il m’a vu arriver.
Il m’avait jeté à la porte en me criant de ne plus approcher son enfant.
Jeff c’était mon professeur de philosophie à la fac . J’ai été sa maîtresse de longues années, longues années où il me promettait de quitter sa femme et de venir vivre avec moi. Et moi, comme une idiote, je le croyais et souffrait en attendant ce grand jour. Puis la douleur a été si forte que je me suis mis à l’atténuer par tous les moyens : les médecins me prescrivaient à tour de bras des calmants, j’en ai un peu profité. Puis après un surdosage mal contrôlé et un séjour à l’hôpital, j’ai été étiqueté toxico avec en prime les regards méfiants de tous les pharmaciens du coin. Alors du coup, comme il ne fallait pas d’ordonnance pour acheter de l’alcool, je me suis rabattu sur ça.
Si j’écrivais mon histoire, les gens se diraient que je suis vraiment une merde pour m’être laissée plomber par une histoire d’amour. Mais non, il n’y avait pas que ça, ç’aurait été trop facile.
Par où commencer ? Bah tiens, par le commencement pour une fois.
Ma mère a quitté mon père quand j’avais deux ans. C’était un conducteur de train, et il a fait une erreur de pilotage qui a coûté la vie à une centaine de personnes. Bah d’ailleurs c’était sur cette ligne, celle où j’étais actuellement, que l’accident avait eu lieu. Ça avait fait un gros scandale à l’époque. Apparemment la femme du fautif n’avait pas supporté le déshonneur et était partit, mais moi je crois que c’était surtout une bonne excuse. J’ai plus eu de nouvelles de ce père après ça, je crois qu’il a pas bien tourné. À 14 ans j’habitais chez mon copain de l’époque, et j’étais en froid avec toute ma famille. Et cela n’a jamais vraiment changé. Ensuite au bout de quelques années de déboires, d’un projet d’enfant littéralement avorté et une dépression, j’ai fini par avoir un bac de bas niveau.
Et puis là, un rayon de lumière. J’étais célibataire, je vivais dans une coloc de 7 étudiants, j’ai commencé la fac sans trop y croire, et il était là.
Pendant un moment, il m’a porté, m’a aidé à revivre. Je m’imaginais vivre dans une grande maison avec lui et nos enfants. Puis j’ai désenchanté petit à petit. Ça a commencé subtilement, presque sournoisement. Par des regards un peu agacés, des longues absences sans nouvelles, des silences face à mes supplications. Au début, trop amoureuse, je n’y voyais que du feu. Puis petit à petit, j’ai commencé à appréhender l’effroyable réalité : je n’étais qu’un passe-temps pour lui. Après un DEUG décroché de justesse, je me suis mise à travailler à plein temps dans une librairie, et toujours aucun retour de sa part. Il était distant, lointain, jusqu’à ce que je craque. Puis il se faisait cajoleur, me promettait de tout arranger, et moi j’acceptais. Et cela a duré plusieurs années.
Je vais passer sur mon appartement insalubre, sur mon proprio magouilleur, sur mon chef lubrique, sur mon manager abusif et sur tous les gens à qui j’ai cru pouvoir faire confiance avant de le regretter amèrement.
Les choses se sont vraiment accélérées quand je me suis mise à boire. J’étais pas alcoolique, pas du tout. Je buvais jusqu’à m’écrouler et je faisais des choses absurdes dont je ne me souvenais pas. Ou j’arrivais au boulot sans avoir décuvé, ou j’insultais ma mère au téléphone. Enfin, ce genre de conneries. J’avais l’alcool mauvais, mais j’avais la vie plus mauvaise encore.
Hier avait été le point de rupture, de moi par rapport à mon existence et de l’existence par rapport à moi. Au lieu d’en finir j’avais décidé de partir et de tout recommencer. L’avenir me dirait si mon choix avait été une énième bavure ou pas.
J’ouvris les yeux brusquement, lorsqu’un cahot me tira de ma rêverie. Je me sentais embrumée, fatiguée, comme si je m’éveillais d’un long sommeil. Devant moi, le compteur kilométrique indiquait 301 kilomètres/heure.
Je sursautais en m’apercevant qu’une femme s’était assise à côté de moi pendant mon sommeil. Elle s’était placée contre la fenêtre et regardait à travers celle-ci.
Contrariée, j’allais me lever pour changer de place quand je m’aperçus que le wagon était bondé : un peu partout, je voyais des têtes et des chapeaux dépasser des sièges. Mon assoupissement avait été beaucoup plus long et profond que je ne l’avais cru.
Je soupirais, frustrée. Mais j’avais de la ressource : après quelques minutes de recherches intensives puis de démêlage acharné, je vissais mes écouteurs dans mes oreilles. J’étais bien décidée à ne pas entreprendre le moindre acte de sociabilité aujourd’hui.
Alors que je m’évadais sur du Metallica, je sentis une légère pression sur mon épaule. De toute évidence, ma voisine essayait d’attirer mon attention. Coupant ma musique, je me retournais.
L’interruptrice devait avoir 40 ou 50 ans. Elle portait une robe très très vieux genre, le genre que même en brocante on en trouve plus, un chapeau noir, de même acabit que la robe, mais avec le mauvais goût en plus. Ses cheveux blonds, emprisonnés dans un chignon négligés, frisottaient de toute part, rajoutant un air négligé à sa pâleur maladive. Charmante compagnie. Je me demande si Jeff aurait essayé de la sauter celle-là. Il en aurait été capable.
Mais voici que la créature remuait faiblement les lèvres. Le brouhaha ambiant m’empêchait de saisir quoi que ce soit. J’approchais mon oreille et demandais de répéter, une fois, deux fois. À la troisième, j’entendis distinctement sa voix tremblotante :
« Vous devez plaire à mon mari.. »
Interloquée, je la dévisageais. Je n’avais pas remarqué à quel point son visage était émacié. Ses yeux, fines fentes noires, brillaient d’un éclat mauvais qui me dérangeait. Elle avait retroussé ses lèvres pour parler, révélant des dents rachitiques, légèrement pointues, un peu jaunâtres.
Ne sachant que répondre, je balbutiais un « Je ne comprend pas », qu’elle interrompit immédiatement en me saisissant le bras. Sa main était décharnée, d’épaisses veines bleues la parcouraient. Ses ongles, trop longs, s’enfonçaient dans ma chair et me meurtrissaient. Je voulus me dégager et fus surprise par sa force. Ma respiration s’accéléra. Je pris soudainement conscience que ma vessie était lourde, très lourde. Crispée comme j’étais, je me retins sans mal. Est ce que c’était moi ou est ce qu’elle semblait avoir pris 20 ans en quelques minutes ? Son chapeau était tombé dans l’empoignade, révélant des cheveux poivre et sel. Sa peau ridée et flasque entourait une bouche à moitié édentée, dans laquelle je percevais une salive noirâtre. Elle se rapprochait toujours plus de mon visage.
« Mon mari.. Il était dans le train avec moi, et il m’a quitté, il est allé voir des filles.. »
Muette de terreur, incapable de crier, je continuais à lutter contre son emprise sans succès. Quelque chose n’allait pas, quelque chose n’allait vraiment pas. Je sentais tous les poils de mon corps se hérisser d’horreur.
Je jetais un coup d’œil autour de moi, espérant l’aide d’un passager, mais aucun ne semblait nous avoir remarqué.
Lorsque je retournais mon visage vers mon agresseuse, un spasme d’horreur m’échappa, ainsi que le contrôle de ma vessie. De peau, il ne restait que des lambeaux sur ce visage moribond, décomposé par le temps. Les mains squelettiques qui me retenaient n’avaient plus que des tendons pour tenir. Une odeur fétide se dégageait de sa personne, sa bouche béante sécrétait un liquide putride qui coulait le long de son menton à vif.
Sa voix s’était muée en un feulement grave, qui n’avait plus rien d’humain.
« Il m’a laissé ici, lors de l’accident, il n’est pas venu me chercher.. Qu’est-ce que tu dois en avoir de la chance d’être vivante, tu dois bien en profiter avec lui hein ? »
J’étais paralysée par la peur, mon jean était trempé, et je sentais mon estomac abandonner la partie lui aussi. Si seulement je pouvais…
… Crier.
Je me réveillais dans le wagon vide en hurlant. Il était pratiquement vide, il n’y avait personne à côté de moi.
Le compteur kilométrique indiquait 280 kilomètres/heure.
En catastrophe, je me précipitais vers les toilettes où je rendis mes tripes. L’horreur de ma vision était encore vivace dans mon esprit, l’odeur affreuse ne quittait pas mon nez. J’avais besoin d’uriner, ce fut avec soulagement que je m’aperçus que je n’étais pas mouillée.
Tremblante, je restais enfermée quelques minutes, m’aspergeant le visage d’eau fraîche, remettant mes vêtements en place, attachant mes cheveux.
Soudain, je sentis en faisant un mouvement une légère brûlure au niveau de mon avant-bras.
J’enlevais ma veste pour observer de plus près le phénomène. Sur mon biceps ensanglanté, cinq traces de griffes avaient lacéré ma peau.
Quand je suis sorti de ce train, j’ai senti le vent sur mon visage et le sol sous mes pieds. J’ai commandé un café et je l’ai davantage savouré que tout ce que j’avais bu jusqu’alors.
J'ai regardé mes mains, mes mains jeunes et fermes, avec mes yeux, mes yeux fonctionnels et bleus.
Je ne savais pas ce que j’allais devenir, mais j’avais un atout incontestable de mon côté : j’étais vivante.
22:17 - 12 déc. 2018
Semaine 41 : Mémoire (3309 mots)
Que feriez-vous si vous étiez en face de la personne qui est vouée à détruire le monde ?
Ici, on la dézinguerait sans hésiter.
Mais pas n’importe comment. Pas n’importe qui. Chacun a une place et un rôle et c’est ainsi que le monde fonctionne, disait ma grand-mère.
Ceux qui s’occupent de cette sale besogne, ce sont les Prêtres. Ils nous protègent et nous permettent de vivre de longues et belles années en paix.
Ils ressemblent à des militaires, mais leurs vêtements sont complètement noirs. Ils ont aussi des lunettes de soleil. Ma mère m’a expliqué un jour que c’était pour qu’on ne puisse pas les reconnaître, et donc se venger de l’un d’eux s’il a tué quelqu’un que l’on aimait. Je lui ai demandé comment on pouvait aimer quelqu’un qui était emmené à devenir un monstre, et elle m’a répondu que je comprendrais quand j’aurais des enfants.
Moi je ne savais pas encore si j’étais un être de lumière ou d’ombre. Je ne savais pas si j’étais foncièrement bon ou pas. Si j’allais être un gagnant ou un perdant.
Dans quelques jours, j’allais avoir 18 ans. C’était un âge crucial.
Un peu avant leur majorité, les Prêtres voyageaient dans le futur des citoyens. Ils regardaient ce qu’ils avaient fait, et ce qu’ils allaient être amenés à faire sur toute la durée de sa vie. Ils cherchaient le moment de la prochaine apocalypse et comment on allait y arriver. Après plusieurs mois d’enquêtes et de délibérations à n’en plus finir, ils décidaient si la personne devait être tuée au nom de la survie de l’humanité ou non. Et si elle était tuée, c’était le jour de son anniversaire. Ni avant, ni après. En pratique, peu de gens mouraient. S’ils découvraient que j’allais tuer ma femme ou effectuer un braquage, ça ne les concernait pas. Eux ceux qu’ils voulaient, c’était la survie de l’espèce humaine. Rien que ça. Donc à moins que je fusse directement responsable d’un génocide, d’une guerre ou d’une catastrophe de grande ampleur, j’avais des chances d’en réchapper.
Mon père m’avait donné une statistique un jour, je ne m’en souvenais plus très bien, de l’ordre d’un cas sur 100 mille, quelque chose comme ça. Même avec des proportions aussi faibles, ça changeait beaucoup de choses.
Quand on devient parent, on perd un peu de sa raison. On arrive plus à penser correctement, on devient biaisé et irrationnel. C’est comme ça.
J’ai donc eu le loisir durant ma tendre enfance d’observer un peu les déboires de mes géniteurs et de ceux des autres, et ai élaboré un inventaire précis de leurs turpitudes. On me disait souvent que je parlais bien, que je devrai faire de la politique. Enfin bref, là n’est pas le sujet :
Le problème : Mon enfant a une chance sur cent-mille de mourir le jour de ses dix-huit ans.
La solution rationnelle : Se dire qu’une chance sur cent-mille ce serai vraiment pas de bol que ça tombe sur lui, et puis de toute façon on peut rien y faire donc autant faire comme si de rien n’était.
Les solutions des parents :
-Se dire que le mal sur terre est un problème d’éducation, et élever ses gosses dans des conditions plus strictes que dans un couvent. C’est comme ça qu’a été élevée Elsa, ma bonne amie. Pas le droit de sortir, une obligation d’excellence dans tous les domaines, une culture trois fois supérieure à la normale et une connaissance des codes sociaux à faire pâlir tout bon diplomate. Ah, et une haute moralité aussi, enfin, en théorie. C’est la fille la plus dévergondée que j’ai connu, sous son air de bonne petite fille. Je pense que ses parents n’avaient pas prévus ça et que cette méthode est donc totalement inadaptée.
-Il y en a qui se disent que, comme la vie de leurs bambins risque d’être courte, autant en profiter un maximum et leur donner tout ce qu’ils désirent tant qu’il est encore temps. Mon pote Joachim, il sait plus quoi faire de ses vieux. Dès qu’il émet un désir il est exaucé. Ça le rend malade parce qu’il sent bien le caractère superficiel de ces dons. Alors il déconne, exprès pour avoir un peu d’attention authentique. Mais comme ses parents se sentent coupables et ne veulent surtout pas le contrarier, ils
laissent faire. Ce qui le fout davantage en rogne. Bref, c’est un garçon avec pas mal de problèmes qui croule sous les biens matériels. Une réussite donc.
-Bon et du coup il y a l’effet inverse, se dire que, comme on risque de perdre la personne aimée, autant ne pas s’attacher. Magdalena, elle connaît davantage sa nounou que ses parents. Elle n’a pas beaucoup d’amis car elle est très possessive et envahissante. Dès qu’elle a jeté son dévolu sur quelqu’un elle ne le lâche plus d’une semelle et pique des crises de jalousie si jamais l’élu a le malheur de l’oublier un instant. On essayait d’être sympa avec elle, car ça se voyait qu’elle souffrait, mais elle était incapable de nouer des relations saines et finissait toujours seule.
-Et ensuite il y a moi qui ne suis pas trop mal loti, vu que mes parents ne se sont jamais mis d’accord sur ce qu’ils devaient faire. Donc mon père a décidé de ne pas s’attacher et ma mère de nous couver mon frère et moi. La vie tient à peu de choses. J’ai l’impression d’être un peu plus heureux que la plupart de mes camarades. Surtout qu’avec le temps, mes parents ont déteint l’un sur l’autre. Ce qui fait que je peux avoir des conversations politiques avec mon père de temps en temps et que des fois ma mère décide de me priver de sorties quand elle voit mon bulletin. Elle le regrette souvent, mais moins quand elle s’aperçoit que je fais le mur.
Mon frère il a cinq ans de plus que moi. C’est un gars sympa, qui parle pas beaucoup et qui est consciencieux dans ce qu’il fait. Il a rejoint les Prêtres l’année dernière. C’est une grande fierté dans la famille, ne rejoint pas l’Ordre qui veut. Il est encore en formation pour l’instant, et vient nous voir durant ses permissions. Il nous dit que l’entraînement est à la fois physique et mental, qu’il faut savoir contrôler son corps et son esprit, et surtout avoir un sens du devoir incorruptible pour juger chaque situation avec équité. C’est tout ce qu’il a dit, ils ne lui ont pas appris à être plus bavard.
Je savais qu’il n’étudierait pas mon dossier à moi, car c’est bien trop dur d’enquêter sur un membre de sa famille.
Je n’ai pas vraiment peur de l’échéance. Il y avait une théorie qui disait comme quoi les mauvais gênes sont familiaux. Aucun de mes ancêtres n’avait été tué. Enfin si, en remontant au moins au quarantième degré on avait un oncle par alliance qui avait eu un demi-frère qui a été éliminé. Rien de bien alarmant quoi. Puis j’avais cette superstition un peu idiote qui consistait à dire que, comme mon frère était Prêtre, je ne pouvais pas être bien mauvais étant donné que nous avions un patrimoine génétique proche.
De toute façon on ne savait pas.
Il y en avaient qui en devenaient malades et qui ingurgitaient tout un tas de cachets pour se calmer. Après leur majorité, ils se rendaient compte qu’ils étaient toujours là et étaient d’autant plus mal qu’ils se demandaient quel était le sens de la vie et à quoi bon mener une existence paisible si elle ne menait à rien.
En voilà qui n’étaient jamais contents de rien.
Moi si je survivais, j’avais prévu un grand voyage. J’avais économisé beaucoup pour ça. Et je voulais demander à Elsa de venir avec moi.
Elle me plaisait cette fille, et pas que physiquement.
Hier alors que nous terminions notre petite affaire dans les toilettes entre deux cours, j’ai voulu l’embrasser. Elle m’avait repoussée. Je l’avais alors prise dans mes bras et je lui ai dit que je tenais à elle. Elle s’est à nouveau débattue vivement et m’a regardée furieuse :
« Ne dis pas des choses comme ça ! »
Et elle était partie.
Moi j’ai pensé qu’elle m’aimait bien mais qu’elle avait peur. Mon anniversaire était dans cinq jours. Le sien avait eu lieu il y a deux mois. C’était idiot de s’engager maintenant sans savoir. Tenter une approche à ce moment-là n’avait pas été ma meilleure idée. Mais au moins avais-je eus le goût de ses lèvres pour espérer..
Quelques mois avant la date fatidique, on avait tous un entretien avec une dame en blanc pour savoir comment on le vivait. Elle m’avait dit « Vous êtes un rigolo vous ! ». J’ai pensé qu’elle m’avait bien cernée, ça m’a fait plaisir.
Faut pas croire que ce système de voyage dans le temps était accepté par tous. Y’en avait qui vivaient en autarcie pour espérer échapper à la sentence. D’autres s’organisaient et luttaient dans l’ombre. Quand je n’étais qu’un mioche, mon père faisait partie d’un de ses groupes. Sa théorie était que la navigation temporelle n’était qu’un coup monté et que l’état se servait des Prêtres pour éliminer de futurs-potentiels opposants.
Il partait souvent le soir, avec un gros sac à dos et ne rentrait que le matin, épuisé, tout blanc, avec un peu de barbe.
Un jour il était rentré en criant et en pleurant. Ma mère l’avait déshabillé et mis au lit mais il ne tenait pas en place, il racontait n’importe quoi, il délirait. Au bout de quelques jours à le soigner, ma douce maman avait réussi à comprendre ce qu’il demandait : il voulait qu’on lui efface la mémoire.
La voisine nous avait gardés, moi et mon frère, et mes parents sont partis quelques jours dans un centre. En revenant, mon père était calme et souriant. Il brandissait une lettre manuscrite où l’on pouvait reconnaître son écriture, et où il s’expliquait à lui-même pourquoi il avait décidé d’oublier ce qu’il avait appris cette nuit-là.
Il m’a semblé vaguement avoir réussi à déchiffrer la missive, qu’il gardait encadré dans le salon, mais ne pas y avoir trouvé d’informations déterminantes. Ce qui m’avait étonné par contre, c’est qu’il commençait sa lettre ainsi : « Cher Fred ». Ce qui m’embêtait, c’est que mon père s’appelait Antoine, Fred étant son deuxième prénom. Personne n’avait su me l’expliquer et ce mystère anodin était resté irrésolu jusqu’à ce jour.
Le changement notable, depuis cet effacement, c’était que notre paternel s’était mis à parler politique avec nous et à cautionner le système sur lequel il crachait auparavant. Il avait même félicité mon frère quand il avait été accepté chez les Prêtres. Je m’étais donc dit que ce dispositif devait être bénéfique en beaucoup de choses, même si je n’avais pas l’âge de comprendre.
Bien sûr à l’école, on nous expliquait le pourquoi du comment, mais ce n’était pas la même chose. Je me souvenais de quand nous avions étudié les deux derniers cataclysmes : le premier ayant abouti à la mort de trois milliards d’humains et le second ayant détruit le continent Nord-Américain. Et les analyses montraient évidemment qu’une ou deux personnalités étaient responsables à titre individuel de ce qu’il s’était passé. On avait regardé un très long documentaire récapitulant les preuves.
Ce qui a été plus inquiétant c’est quand on s’est mis à nous parler de la troisième apocalypse qui était prévue dans le futur. Nous avions eu droit à des images absolument insoutenables où nous voyions nos parents, notre ville, certains se sont même reconnus un peu plus âgés, en train de périr dans d’affreuses souffrances. Ces images tournées par des Prêtres en mission n’allaient heureusement jamais se concrétiser, puisqu’une heure et demi de documentaire plus tard, on nous prouvait par A plus B que le principal responsable du massacre à venir était un de nos contemporains, et nous avions eu l’honneur d’assister à la retransmission de son exécution. Il avait l’air d’un type adorable.
Des cauchemars horribles ont longtemps accompagné mes nuits de petit garçon après ça.
Malgré mon apparente bonhomie, je commençais à avoir les chocottes. Je le savais parce que je me jetais sur toutes les sucreries qui traînaient, ce qui n’étais pas vraiment mon habitude.
Cinq jours avant mes dix-huit ans, j’ai déposé une poignée de cinq bonbons dans mon placard. J’allais avoir droit à un par jour. C’était à la fois pour limiter ma consommation de sucre et à la fois pour me raccrocher à un rituel rassurant.
Le matin de ma majorité, c’était avec une solennité religieuse que j’avais défait le papier glacé entourant la dernière sucrerie. Le goût douceâtre n’étais pas aussi apaisant que je l’avais espéré. Résolu à en profiter, je me concentrais longuement sur la sensation du dragée fondant dans ma bouche, sans parvenir à en tirer une once de plaisir.
La veille mes parents avaient fait un repas plus festif que d’habitude. Ma tante était passée, puis la voisine et deux-trois amis.
Avec Elsa, on avait fait l’amour comme jamais. Puis elle m’avait embrassée, les larmes aux yeux, avant de s’enfuir en courant. Je m’étais effondré en silence.
Personne n’avait parlé de l’échéance. On était dans les souvenirs passés, dans la nostalgie, comme une veillée funèbre. Je savais qu’ils étaient tous venus pour me voir une dernière fois, au cas où. Je ne pouvais pas leur en vouloir.
Étonnamment, j’avais dormi. Un lourd sommeil donc j’ai eu du mal à émerger. J’allais passer la journée seul, comme il était d’usage. Personne n’avait envie d’être là si… Évidemment ils faisaient ça bien les Prêtres, c’était pas des bouchers. De ce que j’avais compris ils avaient un petit pistolet à fléchette qui contenait une substance qui stoppait le cœur immédiatement. Indolore, rapide, et ils se chargeaient d’emmener le corps.
Je n’étais malheureusement pas aussi enthousiaste que j’aurais dû face à cette technologie.
Où voudrais-je mourir si c’était le jour ? Peut être dans un parc. Oui un parc. Au milieu des arbres, avec le chant des oiseaux, le bruit de l’eau qui coule... Mes yeux s’emplirent de larmes.
J’allais noyer tout ça sous ma douche.
Je ne voulais pas sortir de chez moi. Mais il fallait le faire. Je pensais à la troisième apocalypse et à la survie de l’espèce et je sortis.
Dehors le monde continuait à tourner, le vent soufflait doucement, les enfants jouaient, tout était exactement comme à l’ordinaire. Sauf moi. Mes jambes tremblaient davantage que pour ma première fois. Je suais à grosse goutte et pourtant, j’avais des frissons.
Un pas, deux pas, trois pas. Je descendis le trottoir.
Une main gantée noire se posa sur mon épaule. Je me désintégrai intérieurement.
J’allais mourir.
Et soudain, au milieu du tourbillon de néant dans lequel j’étais tombé, une grande lumière pâle me submergea et balaya ma pauvre existence. Soudain il n’y eut plus rien, si ce n’est le calme, le vide, le repos.
Le temps se mit à passer lentement, très lentement. Je songeai à ma vie et ne trouvais nulle raison d’être anxieux. J’avais terminé mon parcours sur terre, j’avais laissé, comme des milliards d’êtres humains avant moi, une trace minuscule mais perceptible.
Mes proches m’aimaient, je n’avais manqué de rien, j’avais eu des bons moments.
Je pensais à tous les mecs qu’Elsa se ferait pour se consoler de ma perte. Cela m’excita et m’emplit de tendresse à la fois. Oui, moi aussi j’avais aimé. J’avais eu une belle vie, je pouvais partir tranquille. Je me sentais libre et serein, et prêt à en finir.
Je me retournais calmement, et souris à l’homme en noir qui m’avait intercepté. Il me désigna sans un mot un camion qui stationnait sur le bas-côté. Je vis un second gros-bras arriver derrière moi, pour éviter ma fuite sans doute. Cela n’avait aucun intérêt. C’est de mon propre chef que je me rendis à l’intérieur. Je me sentais plein de douceur et de compassion, quelque chose de chaud qui irradiait dans ma poitrine.
Nous roulâmes environ vingt minutes, il me semblait vaguement que nous nous rendions au siège des Prêtres locaux. Ils travaillaient par petits groupes de trois ou quatre et n’avaient en général aucun compte à rendre, sauf cas difficiles. Je savais que ce n’était pas leur manière de faire habituelle et que quelque chose ne tournait pas rond. Mais cela ne me dérangeait pas, la vie suivait son cours, tout se passerait exactement comme il fallait que ça se passe.
On me débarqua dans des locaux austères que je ne connaissais pas. On me pria silencieusement d’entrer dans une pièce ayant pour seul mobilier une chaise usée. Je m’y assis et attendis.
En face de moi, contre la seule porte, un Prêtre me gardait, le visage impassible, les yeux cachés derrière ses lunettes sombres. Ne rien faire ne me paraissait pas désagréable, au contraire j’y trouvais là l’occasion rêvée de renouer avec mes sensations et l’instant présent. Un sourire béat apparu sur mes lèvres.
Quand je rouvris les yeux, je vis une larme couler sur la joue de mon gardien. Emplis de sympathie, je me levais doucement et posais ma main sur son épaule. Il me laissa faire puis s’effondra à mes pieds en gémissants. Agenouillé devant moi, m’agrippant la jambe comme un miséreux supplierait son maître, il pleurait à chaudes larmes en répétant : « Dēbatā ! Dēbatā !». La surprise me sidéra.
Pour cet homme, j’avais l’impression d’être une divinité. Il se prosternait devant moi en multipliant les actes de déférence. Je pensais d’abord qu’il avait perdu la raison, puis je me demandais ce qu’il avait bien pu voir de si impressionnant dans mon futur.
Je ne pu pas développer davantage mon idée car j’entendis des bruits de pas et de voix venant de l’autre côté de la porte. Le Prêtre se redressa prestement, couvert de larmes et de morve, puis sortit en refermant. J’entendis des cris, des disputes, des gémissements de douleur, puis plus rien. Le silence était retombé aussi sûrement qu’il avait été perturbé.
J’attendis prudemment, ne voulant me mêler de rien. Mais rien n’arriva.
Seul avec moi-même, je réalisais que j’avais soif. Terriblement soif. Le mal asséchant ma gorge prit de l’ampleur au fil des minutes, me dévorant l’œsophage. N’y tenant plus, j’entrouvris avec prudence la porte de ma cellule improvisée : elle n’était pas verrouillée.
Devant mes yeux ahuris, trois corps étaient étendus sur le sol.
Tous trois étaient habillés de noir : des Prêtres.
Je reconnus celui qui avait pleuré. Une fléchette était plantée dans son crâne. Les fameuses fléchettes létales. Inutile de préciser qu’il était mort. Son meurtrier semblait être un des deux hommes qui étaient arrivés en faisant du tapage tout à l’heure. Ils portaient tous deux des armes mortelles, dégainées, prêtes à l’emploi, et gisait inconscients. Cependant, leur poitrine bougeait encore. L’un d’eux avait effectivement tiré sur son acolyte larmoyant. Je remarquai alors que mon protecteur lui, possédait un pistolet d’une toute autre nature. Il ne me fallut pas plus de quelques secondes d’examen pour reconnaître un modèle que mon frère avait ramené à la maison lors d’une permission : celui-ci paralysait les victimes pour un temps limité. C’était avec ce genre de munitions qu’avaient été touchés les deux inconnus.
Le calcul se fit rapidement dans ma tête : s’ils étaient venus pour me tuer et qu’ils n’avaient pas réussis, c’est que le troisième homme les en avaient empêchés en leur tirant dessus, ce qui lui avait valut une riposte mortelle. S’ils n’étaient que paralysés ils n’allaient pas tarder à se réveiller et donc à finir la besogne. Le temps n’était plus à la réflexion mais à l’action. Je me saisis d’un des pistolets à fléchette et tirais à bout portant sur les deux types.
Je soufflais longuement.
C’est à ce moment-là que j’eus l’impression de revenir à la réalité.
J’avais soif, terriblement soif. Et j’avais chaud, terriblement chaud.
00:28 - 20 déc. 2018
Semaine 42 : Abandon (297 mots)
Un roquet édenté
Sur le trottoir mouillé
Un pelage dru et sale
Qui sillonne le dédale
D’une ville inconnue
Aux maisons biscornues
Une langue pendante
Une silhouette errante
Un collier cassé
Des canines acérées
Il cherche son chemin
Et lutte sans lendemain
« Maître pourquoi m’as tu...
… Abandonné dans la rue ? »
Il gémit et pleure
Ce toutou a un coeur
A quand la chaleur bienveillante
D'une maison accueillante ?
Pour se consoler
Il n’a que pavés
Comment espérer ?
Epleuré il se plait
À s’imaginer qu’à chercher
Il va finir par trouver
Un jour le mauvais sort
Le tourmente encore
Et le pousse à admirer
La vie qu’il espérait
Dans une maison huppée
Dans un jardin coquet
Devant lui se dresse
Un beau canin en lesse
Dans une niche dorée
Entouré de jouets
Avec pour seule ordonnance
D’aboyer avec sens
Le perdu sans maison
N’en peut plus d’oraisons
Dans un élan effronté
Il franchit le pallier
Aborde insolemment
L’individu opulent
« Quelle étoile te guide
Pour que ton ciel soit limpide ?
As-tu donné la patte souvent
Pour qu’on te récompense rondement ?
Pourquoi t’as t'on gardé ?
Pourquoi m’a-t-on jeté ? »
« Hélas » répondit l’animal
« Tu juges bien mal,
Voilà moultes nuitées
Que je veux m’échapper
Vivre enchaîné m’effraie
Prendre ta place me sied ! »
Aussitôt dit, aussitôt fait
Le mendiant et le replet
Échangent rôle et place
Entre rue et palace
L’accord est fait
Les partis satisfaits
Se quittent en gaussant
Le plan est puissant
L’idée est charmante
Le corniaud enchante
Le plan est parfait
Pourquoi s’inquiéter ?
La vue des hommes est perçante
Et la différence est criante
De racé il devient bâtard
De chiot il devient vieillard
Il s’endort sans se douter
De la triste réalité
21:40 - 26 déc. 2018
Semaine 43 : Yaourt Allégé (684 mots)
« Ah ! Aujourd’hui c’est plus comme avant, j’te raconte pas. Enfin si, si tu veux, j’te raconte et tu me paieras une bière en retour. Ouais voilà on fait ça. Bon, dis-toi qu’à mon époque, c’était beaucoup plus simple que ça l’est aujourd’hui. Les humains mangeaient avec rien et ils étaient heureux ! Un yaourt, c’était un yaourt, tout ce qu’il y avait de plus simple, on cherchait pas de midi à quatorze heures !
Comment ? Toi, produit de la nouvelle génération ? Ah non non, toi c’est différend, t’es aromatisé à la banane mec, t’aurai jamais dû exister, t’es une erreur de la direction marketing. Bah ouais puisque je te le dis ! Et puis sinon tu serais pas en train de faire le pilier d’bar à m’écouter élucubrer mes histoires de vieux schnock hein ? T’aurai une vie si t’étais un vrai laitage, crois moi. Bah oui mais bon faut que tu fasses avec mon gars, l’être humain a ptet un millier d’inventions géniales par siècle alors t’imagines bien qu’à ce compte-là y’a forcément des ratés… Ah ben pleure pas non, sinon tu pourras pas écouter la suite de l’histoire ! Rah là là des mijaurée j’te jure. Moi non plus, personne me veut. Un yaourt nature, je suis dépassé, « mainstream » comme disent les jeunes. Ils savent plus apprécier les bonnes choses authentiques de nos jours.
T’as d’ja vu la dernière génération ? Au crumble, à la crème… C’est une toute autre catégorie, on a perdu l’essence même de ce qu’on était au départ. Tu parles ! Ça a le cul truffé d’gateau, c’est ultra calorique et ça passe en te jetant un r’gard dédaigneux qui veut tout dire ! Moi j’aime pas ces filles trop superficielles comme ça, moi j’dis ce qui est simple est bon ! Déjà qu’avec l’avènement des yaourt aux fruits ça a été l’enfer… J’avais une nana à l’époque, à la framboise qu’elle était. Elle passait sa journée à r’garder ses rondeurs et à complexer ! « Chéri tu trouves pas que mes fruits sont trop gros ? Hey, t’as pas l’impression que j’ai trop de peau ? » Et moi j’lui répondais « Mais non mon amour t’es parfaite, j’aime tes rondeurs, j’m’en fout que tu sois pas lisse comme un velouté moi, j’aime quand y’a du corps, d’la matière ! ».
Bah tu sais quoi ? Ça a jamais fonctionné et elle a fini par me quitter parce que je « la tirais vers le bas » .
Et ouais, la vie c’est vache, c’est comme ça.
C’est comme l’autre jour j’ai rencontré un ami merguez, j’étais super content de le voir ! Ah bah lui il avait pas le moral et j’vais te dire pourquoi ! Il avait rencontré une fille superbe en boite, trace de grill sur peau brune, tenue parfaite, un canon. Et elle l’avait draguée toute la soirée. Lui l’était trop content, tu parles, ça faisait des années qu’il était célibataire. Il l’invite chez lui, et là qu’est ce qu’il découvre ? Elle était au soja la salope ! Ah elle s’est bien foutu de sa gueule, il a fini la soirée seul et le moral dans les chaussettes. Ah bah oui c’est la vie. Toi si tu fais pas attention, avec ta gueule désespérée, les yaourt au lait de riz tu vas y avoir droit ! Mais bon ils sont encore facilement reconnaissables, si tu vois pleins de feuilles et des hippies sur l’emballage c’est qu’il faut que tu te méfies. Si y’a pas une vache de représentée, c’est qu’y a anguille sous roche crois moi.
Bon je parle je parle, mais elle est où ma bière hein ? Serveur ! Une autre !
Ah là là, voilà un peu le tableau, de plus en plus d’innovation mais pas pour notre bien. Les filles veulent plus de nous, elles sont toutes à fond sur les allégés. Allégés en gras ouais peut-être mais aussi en personnalité moi j’dis ! Peuh, que des produits insipides maintenant sur le marché, les valeurs se perdent, et nous, on fermente !
15:31 - 13 janv. 2019
Semaine 44 : Cachotteries (1147 mots)
Caché derrière un pilier, l’enfant observe avec attention le marchand derrière son étal, et l’énorme moustache qui réceptionne et distribue au monde la voix gutturale de son propriétaire qui scande les prix sans jamais se lasser :
« Des nougats, des nougats aux noisettes m’sieurs dames ! » « Des caramels plus mous qu’le cul d’une bonne femme ! » « Approchez approchez ! » Venez donc acheter chez l’confiseur » « D’la qualité et d’la douceur m’sieurs dames ! »
Planqué derrière la colonne de pierre, le gamin crotté se lèche les babines. Les bonbons colorés luisent sous le timide soleil de printemps. La marmite de caramel qui mijote derrière le marchand embaume la placette du village.
Quelques dames fortunées, tirant un marmot enrubanné s’arrêtent parfois, ou encore des vieux couples étonnamment austères dont on comprend que le seul vice se situe dans la volupté gustative. Les autres vendeurs viennent aussi saluer le gros monsieur, lui parlent de la pluie, du beau temps. Parfois, quand la bonne humeur s’y prête, le cuisinier leur fait goûter ses dernières créations.
Le tohu-bohu des vendeurs-livreurs et des acheteurs est renforcé par les flâneurs qui longent les rues d’un pas lents, par ceux qui sont déjà en train de boire dans le café d’à côté, et par les cris de dissuasion des bonnes femmes repérant de leur regard affûté les chapardeurs du dimanche. Ces derniers se retrouvent contraints de s’éloigner quelques instants, juste le temps de se faire oublier, puis de revenir frôler les étals dès que l’occasion se présente.
Quelques fiacres passent et les conducteurs, pressés, hèlent les passants pour qu’ils s’écartent. Plus rarement, un cheval seul conduit par son maître, des charrettes plus rudimentaires se frayent un chemin parmi la foule.
Dans la grand rue, un gamin sortit d’une impasse et se mit à courir en direction du marché. Il en rejoignit un second qui semblait l’attendre et ils continuèrent leur mystérieuse course sur les pavés, se faufilant habilement entre les promeneurs.
L’espion du confiseur remarqua le remue-ménage et se tourna vers un de ses camarades perché sur le toit d’un kiosque. Celui-ci, distrait, se curait le nez sans prêter la moindre attention à ce qui l’entourait.
« Roh zut ! » s’exclama le garçonnet. « On peut pas compter sur lui ! »
Le duo arrivait cependant sur la place, ils scrutèrent du regard la foule et s’arrêtèrent sur l’enfant à moitié dissimulé qui tentait désespérément d’attirer l’attention d’un autre sur un toit.
Ils s’en approchèrent et discutèrent à voix basse.
Le distrait ayant enfin remarqué le manège se laissa glisser à terre et rejoignit le conclave.
Les conspirateurs migrèrent d’un bloc vers une ruelle isolée et frappèrent à la porte d’une masure croulante, dont ont pouvait craindre qu’un coup trop virulent la mette à terre.
Au bout de quelques minutes, un vieil homme aux gestes lents, au visage buriné par le labeur et vécu de loques, sortit. Il tirait derrière lui un âne d’un âge avancé et aux os saillants.
Les quatre enfants attendirent avec une impatience non dissimulée que leur interlocuteur ait, lentement, fait avancer son âne, refermé l’accès, puis qu’il soit arrivé à leur hauteur. Ils élevèrent la voix tous en même temps. Le bruit assourdissant du marché ne faisait pas obstacle à leurs échanges, mais l’unisson des voix cristalline était incompréhensible.
« Oulà, du calme, du calme mes enfants ! Parlez l’un après l’autre. »
Un premier s’avança :
« Bah moi, je l’ai suivi à l’usine, et bah y fait le boulot et y féniente pas ! »
Un second, tout crotté :
« Moi, j’l’ai suivi au bar, et bah il a r’poussé la Thérèse qui voulait en faire son client ! »
Les deux derniers enfin, se coupant la parole :
« Bah nous on a écouté autour d’chez lui... »
« … et les gens y s’en disent du bien... »
« … ou alors y s’en disent rien ! »
« Y se fait pas remarquer quoi ! »
L’aileuil prenait le temps d’écouter chaque intervention attentivement, en hochant la tête, l’air grave.
Pendant quelques minutes, il ne dit rien, pensif. Puis son visage fatigué s’illumina d’un sourire édenté :
« Ah les p’tits bonhommes, vous m’enlevez un sacré poids sur la conscience ! Je suis bien content de votre travail. Et chose promise, chose due ! »
Alors que les garçonnets, se regardant d’un œil pétillant, s’enfuyaient d’un commun accord en direction du marché, le vieillard prit le même chemin avec bonhomie, tirant toujours l’équidé malingre derrière lui. Sans se presser, il passa devant quelques commerçants, saluant des connaissances. Arrivé devant l’étal du confiseur, il resta de marbre devant les friandises rutilantes et caressa l’encolure de son âne. Celui-ci émit aussitôt un gémissement et se cabra, reversant une partie de l’installation du marchand et entraînant une pluie de sucre coloré sur les pavés.
Au milieu des cris de surprise et de l’agitation, quatre petites silhouettes sortirent alors de l’ombre, ramassant à pleine main les marchandises à terre puis s’éclipsant avec une telle rapidité que personne n’eut le temps de réagir.
Cependant le vieil homme tentait de calmer sa bête. À peine fut-elle à nouveau touchée par son propriétaire qu’elle s’emballât à nouveau et vint bousculer le stand de légumes attenant, avant de se diriger vers la grand rue en ruant de plus belle. L’ancêtre eut à peine le temps de se confondre en excuses qu’il dut courir après le canasson en boitant. Sur la place, les clients étaient hilares. La vendeuse de légumes récriminait contre la monture désobéissante tandis que le moustachu déplorait le gâchis de ses meilleurs nougats. L’on vint aider à remettre l’étal en place, on lui paya un coup à boire pour le réconforter et l’histoire fut vite oubliée. Qui aurait osé demander des comptes à un vieil homme si affable ?
Ayant rattrapé sa bête vingt mètres plus loin, le patriarche la saisit par le licol et rangea l’aiguille qu’il avait dissimulée dans sa main dans sa poche.
Croisant un de ses petits informateurs qui lui adressa un sourire ravit, il lui fit un clin d’œil :
« Une promesse est une promesse, héhé ! »
Il remonta l’avenue, attacha son âne à un poteau, franchit le pas d’un immeuble en mauvais état et frappa à l’une des portes du rez-de-chaussée.
Ouvrit un jeune homme au visage rose, à peine sortit de l’adolescence. À la vue de son visiteur, son visage s’empourpra et il s’inclina respectueusement en lui proposant d’entrer.
Il refusa.
« Je ne resterai pas. J’ai bien réfléchi et je me suis renseigné sur toi. Je suis venu te dire que j’ai décidé de te donner la main de ma fille, puisque c’est ce que vous m’avez demandé tous les deux ! »
Et, sans autre forme de cérémonie, le vieillard rebroussa chemin, laissant son futur gendre muet comme une carpe.
17:08 - 13 janv. 2019
(Thème extrapolé de "peur" qui était le thème original.)
Semaine 45 : Sentiment (493 mots).
J’ai connu peu de désespoir aussi profond que celui qui m’assaille le matin.
C’est le désespoir de savoir que je vais quitter une matrice chaude et douillette pour un monde froid et brutal.
L’odeur de celui que j’aime dans les draps, la chaleur irradiante de la couverture, les personnages dans le rêve, tout m'attire, me retiens. Et moi, je veux rester avec eux.
Plus j’essaie de rattraper mes songes, plus ils se déstructurent. Après m’avoir cajolé et promené la nuit durant, ils se font distants et ambivalents. Je ne veux pas les quitter et pourtant, je sais que c’est inévitable.
Au milieu de ce monde sensuel, la réalité frappe durement. L’impression de privation, l'impression de n’avoir pas, pas assez dormi, pas assez envie. Mon ventre se serre, ma tête tourne : être éveillé est insupportable et pourtant, la frustration grandissante m’empêche de me rendormir. Pris au piège dans ma propre machination, l’action la plus utile est sans doute de me lever et de remplir l’obligation pour laquelle le réveil a sonné.
Le sol glacé, le corps courbaturé. La sensation est si atroce que la rupture est inévitable : me détacher de ma prison de chair et me laisser aller à la rêverie tandis que les gestes du quotidien sont accomplis machinalement. Envie de rien, rien du tout.
La nécessité prend le pas sur le plaisir. Ne pas savoir pourquoi je le fais mais le faire, parce que le moi d’hier a jugé que c’était bien.
Le froid, la nuit, la pluie.
Je suis en mouvement pour que le temps passe. S’il passe, peut être quitterai-je ce moment désagréable.
Première lumière dans le chaos : la satisfaction d’être à l’heure, de savoir que je vais y arriver finalement. Soulagement.
Les cahots du trajet me bercent, me laissant croire que je pourrais me rendormir. Me laisser bercer en égrenant toute pensée superflue. Avoir bien chaud. Comprendre que le sommeil ne reviendra pas mais profiter tout de même de la léthargie heureuse.
Le froid est moins vif au-dehors, le ciel se pare des couleurs de l’aurore.
Le bruit étouffé des crayons sur les copies est agréable. La nuit se prolonge autrement, dans la quiétude d’un matin studieux. Des bruits de toux étouffés, des chuchotements parfois, comme une berceuse. Quand cesserai-je d’avoir sommeil ? L’heure passe lentement, je ne pense ni au passé ni au futur.
Bruits de trousses que l’on range, de manteaux que l’on enfile. Me revoilà livrée à moi-même, mais quelque chose est différent. Est-ce l’éveil si longtemps attendu ? Pour la première fois depuis que j’ai émergé, je me sens animée d’une nouvelle force, d’une nouvelle capacité de réflexion. J’ai à présent un but qui me porte, quelque chose qui justifie que je sois sorti de mon lit. Les rouages grinçants de mon esprit se mettent en route sous l’impulsion du désir, lumière irradiante et chaleureuse qui réchauffe mon être embrumé. Je suis enfin présente au monde et prête à débuter ma journée.
Ce qui a provoqué l'heureux changement ? J’ai faim.
23:38 - 22 janv. 2019
Semaine 46 : Vertige (720 mots).
Il y a dans toutes les poitrines un musicien émérite et passionné. Un chef d’orchestre qui dirige depuis des décennies et avec une ardeur inaltérée sa plus belle œuvre. Un souffle, puis deux, un battement, puis deux. Le corps à l’unisson se meut au rythme de son pouls régulier. Un souffle, puis deux, un battement, puis deux.
Aujourd’hui, son cœur est lourd, tellement lourd que son torse se creuse. Sa respiration est courte, son haleine sèche. Son échine est froide et ses cheveux dressés sur sa tête. Ses jambes tremblent, incertaines et maladroites, comme deux danseurs ayant perdu la cadence.
Il a peur.
Devant lui, un monde inconnu composé de métal et de béton, de pièces mécaniques et de caoutchouc. Son regard fuyant cherche à se raccrocher à des objets familiers, il ne connaît guère que la machine à café. Il aimerait s’enfoncer dans le sol huileux et se réfugier dans les entrailles de la terre.
Il est submergé par une émotion plus forte que lui, un tsunami émotionnel dont il ne sait pas se protéger qui déferle et envoie valser son mental comme une poupée de chiffon. Les larmes lui montent aux yeux. Il cherche à se souvenir de ce qu’il sait, de ce qu’il doit faire, de ce qu’il doit dire, mais la vague a tout emporté, ne laissant derrière elle qu’un gouffre béant. Ses mains blanches, fines et douces, ces mains qui n’ont jamais travaillés sont striées de rouge, tandis qu’il se griffe nerveusement, sans s’en apercevoir.
Si son corps était une musique à ce moment-là, il serait un ensemble dysharmonique composé d’instruments mal accordés aux sonorités aiguës, jouant au même moment une partition différente et à l’envers.
Une goutte de sueur coule le long de sa tempe. Il se sent craquer et s’effondrer de l’intérieur, mais son corps tendu ne bouge pas. Il a l’impression de vivre dans une carapace qui, alors qu’il perd toute consistance, se solidifie et se fige tel qu’il l’a laissé. Si quelqu’un arrivait et le touchait, l’apparence trompeuse de sa présence tomberai en poussière, révélant ce que le jeune homme est vraiment à cet instant : un cœur désemparé en face d’un trou noir d’angoisse. Le vertige dans toute sa splendeur. Le vide.
Mais le pire reste à venir. Tant qu’il est immobile, le temps ne passe pas. Tant qu’il est immobile, son état n’empire pas. S’il doit bouger ou parler, le funambule précaire qu’est sa psyché sera incapable de maintenir un calme apparent. Comme s’il était rempli d’eau, et que le moindre mouvement pouvait le faire déborder. Les émotions sont liquides n’est-ce-pas ?
Soudain, il sursaute. Des pas lourds, des voix imprécises, des outils déplacés.
Il a l’impression de sortir d’un long rêve, ses épaules se détendent, il relève la tête. L’odeur caractéristique du gasoil lui monte d’un coup aux narines. Il sent le sol dur sous ses pieds, entend le bruit des machines. Ses oreilles sifflent, ses yeux sont aveuglés par les plafonniers et leur lumière crue.
Perdu dans la confusion de ses sens, il entend seulement un homme qui s’approche de lui :
« C’est toi l’nouveau stagiaire ? Viens par là, j’vais te faire visiter l’atelier ! »
Il n’a besoin d’articuler aucune réponse que déjà, son tuteur s’éloigne, l’obligeant à lui emboîter le pas.
Il n’a besoin de rien faire, rien dire, juste observer et écouter. Le monstre tant redouté n’est pas si grand. Il pensait se briser en une multitude de morceaux et pourtant, il est toujours là, bien vivant. L’Atlantide qu’était son esprit refait progressivement surface. Ses capacités lui reviennent une à une, comme s’il sortait d’un coma profond. Il comprend, il acquiesce.
Déjà, on lui assigne une tache.
L’harmonie reprend petit à petit le contrôle de ses organes : pour la première fois depuis son arrivée, il respire. Il savoure à grande goulée l’air frais dont il a tant manqué.
Et alors que ses fonctions vitales reviennent à la normale, un grand soulagement emplit son être d’une lumière chaude. Non seulement il a survécu, mais il est entier et en possession de ses moyens.
Il sent ses muscles fins se tendre sous l’effort, il admire le travail de ses articulations qui se réveillent et mettent en marche la machine de chair et d’os qui lui appartient.
Il est bien, et à sa place.