Projet Bradbury
Ecriture hebdomadaire
Travaux en cours
Le projet Bradbury, du nom de l'auteur qui pratiqua cette methode durant de nombreuses années, est un défi qui vise à améliorer son écriture via la pratique régulière de celle ci.
Centralisation de projets bradbury individuels
Et oui, pas de projet collectif ici ! Ça veut dire que tu dois décider personnellement de commencer ce projet, définir individuellement les conditions (thèmes, durée, deadline), et tu viens t'engager à le tenir ici.
Ensuite, tu postes le résultat chaque semaine sur le sujet. Ça permet aux autres membres de suivre la progression et de t'encourager si jamais tu manques une deadline, pour que tu n'abandonnes pas.
C'est quoi le principe ?
L'écriture hebdomadaire (toutes les semaines), d'une nouvelle à thème qui peut faire quelques lignes ou quelques pages, selon l'inspiration et le temps disponible, ou ce que tu souhaites accomplir.
Ce que tu choisis :
-Le nombre de semaines que va durer le projet
-Le ou les thèmes que tu souhaites développer
-La longueur de tes textes si tu souhaites ajouter cette contrainte
-La deadline hebdomadaire pour rendre ton texte
Chacun allant à son rythme, ne pas hésiter à commencer petit et à augmenter les exigences plus tard.
Pour qui ?
Celles et ceux qui désirent améliorer leur écriture ou surmonter des blocages grâce à la pratique régulière
Pour quoi ?
Le fait d'écrire une nouvelle par semaine permet de surmonter les blocages, et d'acquérir des réflexes d'écriture et surtout de faire travailler l'imagination toutes les semaines.
Comment ?
On s'inscrit sur ce sujet, en annonçant les conditions que l'on a défini (durée, thème, deadline, autre).
Exemples de thèmes :
Vous pouvez créer votre propre liste de thèmes ou vous inspirer de celle ci.
Exemple d'inscription (à adapter selon votre projet)
L'important dans ce projet, c'est la régularité ! C'est le contraire du NaNoWrimo, où il faut écrire énormément en peu de temps, ici on va préférer écrire peu, mais sur une longue période
Bonne soirée !
12:03 - 16 août 2017
Nom : Petrichor
Durée du défi : Terminé (du 09/17 au 05/19)
Deadline hebdomadaire : Mercredi
Thèmes :
Semaine 1 : La pluie
Semaine 2 : Un choix décisif
Semaine 3 : Tirer les vers du nez
Semaine 4 : Matin
Semaine 5 : Une sacoche en cuir
Semaine 6 : La clef
Semaine 7 : Un repas
Semaine 8 : La tête dans le brouillard
Semaine 6 : La clef
Semaine 7 : Un repas
Semaine 8 : La tête dans le brouillard
Semaine 9 : Un oeil de verre
Semaine 10 : Battre la mesure
Semaine 11 : Un air de printemps
Semaine 12 : Se mordre la queue
Semaine 13 : Reprendre ses droits
Semaine 14 : Feu d'artifice
Semaine 15 : Nature
Semaine 16 : Plastique
Semaine 17 : Historique
Semaine 18 : Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras
Semaine 19 : Perruque
Semaine 20 : Orageux
Semaine 21 : Céphalées
Semaine 22 : Comparaison n'est pas raison
Semaine 23 : Affres
Semaine 24 : Main
Semaine 25 : Radioactivité
Semaine 26 : Maton
Semaine 27 : Parchemin
Semaine 28 : Corps
Semaine 29 : Mythe
Semaine 30 : Frontière
Semaine 31 : Confusion
Semaine 32 : Manchot
Semaine 33 : Catastrophe
Semaine 34 : Eveil
Semaine 35 : Enfance
Semaine 36 : Ecran
Semaine 37 : Cadre
Semaine 38 : Bouteille à la mer
Semaine 39 : Déménagement
Semaine 40 : Jalousie
Semaine 41 : Mémoire
Semaine 42 : Abandon
Semaine 43 : Yaourt allégé
Semaine 44 : Cachotteries
Semaine 45 : Peur
Semaine 46 : Vertige
Semaine 47 : Araignée
Semaine 48 : Héritage
Semaine 49 : Fuite
Semaine 50 : Pont
Semaine 51 : Vaguemestre
Semaine 52 : Champagne
Semaine 53 : Fantôme
Semaine 55 : Grain
Semaine 56 : Caribou
Semaine 57 : Dévastation
Semaine 58 : Direct
Semaine 59 : Caillot
Semaine 1 : La pluie (200 mots)
Il n'y a que moi, moi seul, à l'abri, caché derrière le rideau de pluie.
Flic floc, font mes pas dans les flaques. Les maisons sont sombres. Seules quelques fenêtres sont allumées. Flic Floc. Le chien derrière la vitre se redresse. Flic Floc. Même lui pense que c'est la pluie. Flic Floc. Je suis invisible.
Mince ! Une fenêtre s'est ouverte ! La pluie rentre en trombe, et moi avec. De l'eau, partout sur le sol. Qui dissimule mes traces..
Le vieux monsieur va refermer, affolé. "Satané vent !"
Il croit que c'est le vent.. Flic Floc. Je suis invisible.
Tout est calme dans la maison. Le craquement du bois dans les escaliers est couvert par le doux bruit de la pluie. La grosse horloge martèle gravement le temps qui passe. Flic Floc. Partout où je passe, de l'eau, des flaques. Ils croiront à une fuite. Flic Floc. Ce que j'aime, avec la pluie, c'est qu'elle nettoie tout. Le sang, les larmes. Les traces de mes méfaits coulent le long du caniveau. Elles disparaissent dans l'égouts. Flic Floc. J'aime tellement la pluie. C'est un excellent moment pour aller chasser.
Semaine 2 : Un choix décisif (1209 mots)
Elle avait des ennuis.
Il pouvait l'aider.
C'est dans les transports vers son boulot qu'il l'avait rencontré. Elle lisait, casque sur les oreilles, d'un air absorbée. Il l'avait découverte comme on découvre un beau paysage, avec émerveillement. Il l'avait observé avec adoration, comme on admire quelque chose de très beau dans un monde très gris.
Gris, comme les sièges délavés, piqués de trous et d'usure. Gris comme le ciel, le béton, les routes, le contrôleur du train, les perspectives d'avenir. Gris comme François : ni trop jeune, ni trop vieux, pas très beau, pas de passions, un travail médiocre, un caractère effacé. C'était un type pas très inintéressant dans un monde qui lui ressemblait.
Elle, elle était rouge. Ses lèvres, sa mèche de cheveux, ses ongles, la flamme dans ses yeux, les escarpins qu'elle secouait nerveusement au bout de ses pieds, et jusqu'à la couverture de son polar. Elle détonnait.
François se demandait s'il aurait pu, dans un autre monde, évoluer lui même vers une couleur plus vive. Il n'aimait pas tellement la sienne, elle s'était installée naturellement, au fil du temps. Il se verrait bien vert, ou bleu pâle. Il n'aimait pas trop s'imposer, crier. Il trouvait du réconfort dans la quiétude d'un quotidien toujours semblable, sans accro ni vague.
Mais les pastels auraient pu lui aller à merveille. Il aurai pu avoir un hobby, un talent. Secrètement, dans les douces heures d'insomnies, apprendre la peinture, écrire un roman, regarder beaucoup de films et en étudier les mécanismes. Mais quand il ne dormait pas, le jeune homme aimait regarder le plafond blanc, et rester ainsi, sans penser. Ça le détendait.
Il aurait pu se passionner d’ornithologie, photographier la nature d'une main habile, collectionner les fossiles qu'il trouvait par terre, les dater, les classer, pouvoir en parler d'une voix experte. Oui, il se serait bien vu faire tout ça. Mais quand il rentrait le soir, c'est vers son grand fauteuil qu'il se dirigeait. Et il s'installait, confortablement, profitait de ce moment de silence, évacuait le stress de la journée. Il restait de longue heures à écouter son cœur ralentir progressivement la cadence, puis, quand il se sentait enfin suffisamment détendu, il se dirigeait vers son grand lit froid et s'y allongeait jusqu'au lendemain.
Telle une envolée de sentiments multicolores les souvenirs de son enfance ressurgirent au détour d'une appréhension. Non, petit il n'aimait pas les jeux bruyants, les cris, les bagarres, la compétition. Mais il aimait tellement apprendre. Pendu à un livre jusque tard dans la nuit, il se faisait gronder pour ne pas être assez éveillé le lendemain. Mais la soif d'en apprendre davantage était la plus forte. Il commençait à lire des auteurs de plus en plus imposants, il se prenait à rêver qu'il leur serrerait la main un jour. Il se prenait à rêver que lui, le petit François, écrirait un jour des romans populaires qui seraient forts discutés dans le milieu scientifique.
Après cette période, les souvenirs sont un peu flous. Il semble que ses ouvrages lui ont été confisqués. Après l'écroulement de ses rêves s'en est suivi une grande période de détresse morale, puis plus rien. François ne se souvient plus du tout de ce qu'il a fait ensuite. La réponse est pourtant évidente : rien. Il n'a plus rien aimé, plus rien rêvé depuis. C'est entre deux sanglots de petit garçon qu'on terminés de se délaver les quelques bouquets de couleurs dont il était paré. Plus rien, le vide.
Dans le reflet de la vitre du compartiment, un grand échalas, trentenaire plutôt banal, commence à s'agiter.
Il se demande s'il n'a pas raté sa vie.
Dans la rangée de sièges à côté, elle a des ennuis. Son billet n'est pas en règle. Elle cherche frénétiquement dans son sac un document qu'elle ne trouve pas. Le ton monte avec l'inspecteur au teint terreux. Elle garde la tête haute. Sa voix est plus grave qu'il ne l'aurait imaginé. Mais elle tremble un peu. Elle soutient son adversaire du regard, même si ses yeux brillent un peu trop.
Elle jette des regards désemparés autour d'elle, elle cherche de l'aide. Son regard croise celui de François.
Alors François se lève. Il s'approche de l'homme en uniforme.
« Elle est avec moi » dit-il « Combien je vous dois ? »
Le bouledogue contrarié de voir sa proie s'échapper grommelle un chiffre de mauvaise grâce. Le trentenaire n'a jamais rien fait de son argent. L'enquiquineur soupire, pousse un grognement puis quitte le wagon d'un pas lourd.
Soudain, François sent une main chaude contre la sienne. C'est elle. Elle prononce des mots de remerciements qu'il n'arrive pas à comprendre. Il s’assoit près d'elle. La discussion s'engage, d'une manière tout à fait inattendue puisqu'il n'a pas tellement de conversation. Mais ça fonctionne. Elle lui sourit beaucoup.
Sur le quai de la gare, elle se colle contre lui. Elle est brûlante. François se sent rempli d'un apaisement profond, durable. Il a l'impression que son grand fauteuil et que son plafond blanc ne seront plus utiles désormais. Il lui rend son étreinte, et ils promettent de se revoir.
Un cahots sur les rails le tire de ses rêveries. Il ne s'est encore rien passé. Il est idiot. Complètement idiot.
A côté, elle a finalement baissé les yeux, vaincue. Le contrôleur a un rire gras.
Ça ne se passera pas comme il l'a imaginé, se dit-il. Au lieu de ça, ils vont juste rester bons amis. Pire, elle ne le remerciera même pas. Il lui adressera un sourire timide qu'elle ne rendra pas. Alors, il ira se rasseoir, un peu penaud, se promettant de ne plus jamais jamais l'importuner. Et il aura besoin de passer un peu plus longtemps à regarder le plafond ce soir là, car son cœur ne voudra pas s'arrêter de battre la chamade.
Non, décidément, il doit arrêter d'inventer toutes ces histoires. Il ne peut pas savoir tant qu'il n'a pas essayé. Il se lève. S'approche de l'uniforme. Il ouvre la bouche pour parler. SPAF.
Un peu éberlué, il regarde autour de lui, confus. Sa mâchoire lui fait mal. Devant lui, elle s'est levée, le visage déformé par la colère. « Mêlez vous de vos oignons ! »
Non. Il ne peut pas faire ça. Il ne le supporterai pas. Il y penserai toute la journée. Il ne pourrai même pas dormir dans cet état.
François est à nouveau tiré de ses pensées par le bruit des portes automatiques. Elle s'est levée, honteuse. Son mascara a coulé, elle a pleuré. Le contrôleur la précède, son ventre bedonnant en avant. Ils quittent le compartiment.
Le calme revient, exactement comme avant.
Et le paysage redevient gris, exactement comme il l'a toujours été.
Dans la journée, François fait une crise de panique. Il dit qu'il l'a laissée passer. Sa chance. Il dit qu'il n'a pas pu le faire. Ce choix décisif. Il dit qu'il ne vaut rien, qu'il s'en veut. Qu'il ferai mieux d'en finir. Il dit qu'il l'aimait, et qu'il veut changer pour elle. Il dit que les couleurs existent et que ce n'est pas qu'un mythe. Il hurle qu'elles existent et qu'il en avait trouvé une. Il pleure et cela le fait pleurer davantage. Il dit qu'il est bloqué. Il dit qu'il est foutu.
Heureusement que le médecin est là.
Là pour le calmer.
Il lui a prescrit des pillules pour l'anxiété. Des pillules grises.
Semaine 3 : Tirer les vers du nez (384 mots)
Elle se sentait bizarre ces derniers temps. Un peu fatiguée, un peu essoufflée. Elle est pourtant jeune, elle se nourrit bien, fait un peu de sport. Mais il y a une explication très simple, c’est parce que je suis dans son ventre. Petit à petit, moi et mes enfants suçons tout le sang de sa paroisintestinale. Minuscules vers blancs, nous grouillons en elle, l’affaiblissant chaque jour un peu plus.
Lui est malade depuis quelques jours. “Cette gueule de bois n’en finit pas”, dit-il en plaisantant sur sa dernière soirée mémorable. Il a un peu de mal à digérer, est un peu plus irritable. Mais l’aspirine n’aide en rien, parce que ce n’est pas les effets secondaires d’une ivresse qu’il ressent. Le soir, ça le démange, ça le rend fou. En plus, ce rustre ne se lave pas les mains, il transmet mes enfants aux siens, perpétuant le cycle, me rendant plus puissant.
Le petit pleure depuis quelques jours. Il n’a plus faim, il a de la fièvre. Il refuse qu’on lui touche le ventre. Il se gratte, il a des plaques rouges sur tout le corps. On se demande pourquoi. Autour de son foie, mes cousins blanchâtres pullules. Aussi gros qu’un ver de terre, ils finiront par sortir par le nez quand ils seront trop nombreux. J’imagine avec délectation les cris de cette petite famille, le jour où ça arrivera.
La servante martiniquaise, qui mange comme 4, ne grossit jamais. Elle donne toujours son avis sur ce que devraient faire madame ou monsieur concernant leur enfant. C’est elle la gouvernante après tout. Elle aussi est fatiguée. Elle ne cesse de répéter à monsieur qu’elle n’a pas confiance dans le poissonnier. Ou c’est peut être l’eau, une bête qui serait tombée dans la citerne. Celui qui tapisse ses intestins se délecte de chaque bouchée qu’elle avale, la privant d’énergie, s’appropriant ses moyens de subsistance.
Au calme, dans la grande chambre fermée à clef, il y a le grand père mort. Pour l’instant, il est à l’abri de ces préoccupations versatiles. Mais pas pour longtemps. Bientôt, on s’occupera de lui.
Nous sommes nombreux et silencieux. Nous sommes opportunistes et efficaces. Adaptés à tout type d’être humain, nous nous reproduisons par centaine de milliers. Nous nous diffusons comme la peste. Bientôt, l’humanité ploiera sous notre joug.
Semaine 4 : Mât-teint (623 mots)
Jack Racer avait deux frères. L’aîné avait trois beaux garçons, grands et forts, qui menaient l'équipage avec la même main de fer que leur père. C'était une fierté. Le benjamin avait deux filles promises à de grands mariages avec des capitaines, et un fils, qui lui succéderait. Ils étaient tous deux très heureux et très satisfaits de leur sort. Jack lui n'avait qu'un fils. Un fils malade et faible, élevé par des femmes et agissant comme une femme. Un fils qui n'aimait pas le travail, mais la lecture. Un fils tout pâle, souvent allongé, souvent grippé, fin comme une fille, avec des idées bizarres. Il n'y avait pas de pêcheur plus honteux et plus insatisfait que Jack au village. Il rouméguait intérieurement, convaincu que s'il avait été plus dur, si sa femme l'avait moins gâté… on en serait pas là. Le vieux pêcheur souffrait au fond de lui, de n'avoir personne pour assurer la relève. Tous les espoirs placés dans son unique enfant, un garçon qui plus est, avaient été déçus.
Et pendant que dès l'aube le père partait rejoindre la mère houleuse, celle au milieu de qui il avait grandi et où il mourra, il pensait à la mère de sa progéniture, prête à bondir à la moindre plainte de son enfant chéri qui, blotti dans son lit chaud, rêvait innocemment, inconsciemment, avec un livre sous l'oreiller.
La naissance de Krag avait été difficile. Mais le fils ne s'en souvenait pas. Il était plus faible que les autres enfants. Alors il était resté souvent, très souvent à la maison. Il avait appris les savoirs du sexe faible, à défaut de pouvoir se battre et porter des charges. Ce qui lui avait vraiment plu, c'est la lecture. Il adorait les histoires. Et il se prenait à rêver, au fond de son lit, en buvant ses remèdes, qu'un jour lui aussi il partirait, glissant sur l'eau, pour découvrir le monde.
Il aimait peindre aussi, dessiner, et apprécier les couleurs.
Les beaux paysages de Bretagne le laissaient dans une douce rêverie. Il avait des projets de tableau.
Avant sa naissance, son père lui avait construit une chaloupe, rien que pour lui. Il voulait lui apprendre à naviguer, à pêcher dessus dans ses jeunes années. Mais cela n'était pas arrivé. Le vent marin était trop fort et Krag trop faible. Parfois le jeune homme s'en voulait, parfois non.
Quand le vent ne soufflait pas trop fort, emmitouflé de sa petite laine, il allait parfois poncer amoureusement la coque de son navire. Il avait des projets de voyage.
Un jour il se sentit grand. Il se sentit prêt. Il embrassa sa mère sanglotante, ne dit rien à son père volage. Il prit son baluchon, son livre préféré, et sa boite de couleurs.
A l'abri du vent, dans une crique qu'il avait repéré, il y avait sa chaloupe. Il trouvait son bois un peu terme, ses nuances un peu effacées. Il prit son pinceau et commença à peindre.
Jack Racer naviguait depuis le matin. La grande étendue d'eau était tout pour lui. Gagne pain, mère et amante, il avait dessiné et espéré sa vie entière dessus. Dans sa grande barbe broussailleuse se mangeaient des mots, des regrets, des inquiétudes, au sujet de ce qu'il avait accompli en dehors d'elle. Il se faisait du soucis, il se faisait vieux.
Soudain, un point rose indistinct lui accrocha l'œil, au milieu de l'eau.
« Quececé ? » S'exclamèrent les matelos en coeur.
« C'serai un bateau ? » « Un bateau peinturluré oué » « Jamais vu c'phénomène ! »
Au milieu de l'eau, Krag souriait bêtement en contemplant son embarcation. Le mât teint en rose, la coque en bleu, il était prêt à explorer le monde.
Sur l'horizon le soleil se levait.
Semaine 5 : Une sacoche en cuir (648 mots)
Quand Rogar avait sorti de sa poche cette petite bourse en cuir, elle avait de suite accepté le contrat. Avec autant de véhémence qu'elle l'avait refusé quelques minutes plus tôt.
Elle ne prenait jamais les contrats d'assassinat. Jamais. Mais aujourd'hui, c'était différent.
Le vieux bandit avait défait un à un les longs fils de cuir, révélant le contenu doré illuminé par les éclats du feu dans l'âtre.
Elle devait trouver cet homme, s'introduire chez lui, lui dérober son anneau et le tuer.
Elle détestait faire ça. Mais ce qu'elle avait vu justifiait l'emploi tous les moyens possibles pour l'acquérir.
Il faisait nuit. Elle avait passé deux jours à étudier les rondes des gardes, leurs petites habitudes, leurs faiblesses. Le premier ne poserait pas de soucis, il recevait chaque nuit de charmantes visites, et s'affairait dans la cabane du jardinier. Le second était un ivrogne notoire. Elle avait fait livrer quelques bouteilles, il n'avait pas pu résister.
Son grappin en main, elle se faufile le long des murailles. Repère la faille. Lance. S’agrippe. Grimpe. Saute de l'autre côté. Plus un bruit.
Au loin, des grognements rauques sortent de la cabane. Les ronflements sous le porche, de celui qui est gris. Une lumière vacillante au premier étage. C'est lui.
Se faufiler contre la grande bâtisse en prenant garde à ne pas faire craquer une branche. Le chien est attaché près de son maître qui décuve. Il semble calme.
Un craquement. Il se relève, grogne. Il la regarde. Elle lance un petit morceau de viande dans sa direction. Il grogne plus fort, se lève et renifle la friandise. Il la gobe sans quitter des yeux l’intrus.
Le garde ouvre un œil gonflé de sommeil, il ouvre sa bouche pâteuse. « Eeeh Rufus, quess..quesqui se passe heeein ? ». Le chien continue à grogner, revient vers son maître. Il pousse un gémissement plaintif et se couche à ses pieds.
Dans l'ombre, elle sourit. Ça marchait exactement comme cette vieille mégère le lui avait assuré. Il faudra qu'elle lui en reprenne.
Le chien semble calme, très calme, proche du sommeil. Tout le monde se rendors.
Elle passe par l'arrière, elle a repéré cette vieille porte qui ferme mal. Un peu d'huile pour graisser les gongs, un crochet pour faire tourner la serrure, et une pression ferme vers l’intérieur. Ça s'ouvre.
Monter doucement les marches, entrouvrir la porte. Il écrit à son bureau, à la lumière d'une bougie. Se faufiler derrière lui. Le plaquer à terre. Lui mettre la main sur la bouche, le couteau sous la gorge. La bague. Où est cette bague ? Il sourit, il s'attendait à un assassin. Très bien.
Elle le ficelle, le bâillonne, puis commence son interrogatoire. Elle déteste torturer les gens. Mais là, c'est exceptionnel. Elle doit vraiment réussir cette mission.
Il hurle, il supplie, il pleure, il offre davantage d'argent pour l'épargner. Le silence est lourd. Elle n'a aucune pitié. Une fois l'anneau récupéré, elle l'achève sans le regarder.
Puis elle quitte la maison, fuit le lieu de son méfait sans regarder en arrière. Elle fuit les atrocités qu'elle s'était promis de ne jamais accomplir. Elle fuit tout ce qu'elle a dû faire pour obtenir la petite sacoche de cuir.
Elle est posée sur la table de la taverne. Rogar est souriant, son triple menton dégouline de cervoise. Elle pose la bague, récupère son gain. Elle quitte la taverne sans un mot. Elle n'ose pas y croire. Dans une allée déserte, elle ose enfin la regarder. Elle vide son contenu doré inutile à même le sol, ne faisant attention qu'aux petites craquelures du cuir, les coups et les écorchures que le temps a laissé sur cette bourse. L'émotion la submerge, les larmes lui montent aux yeux. C'était bien elle. Elle avait appartenu à son père, puis été dérobée sur son cadavre encore chaud. Juste pour elle, il avait perdu la vie.
Pour une sacoche en cuir.
Semaine 6 : La clef (639 mots)
Etes vous perspicace ? Vous, peut être pas tant que ça.
Justin, lui, l'était absolument. Des heures durant, il lisait ses romans policiers, compulsait les enquêtes non résolues et regardait les feuilletons pour le troisième age. Immanquablement, il trouvait la clef du mystère bien avant les scénaristes.
Il faut dire que depuis qu'il avait arrêté de travailler, il s'ennuyait beaucoup.
Il y repensait souvent, au jour où il était rentré chez lui et qu'il ne s'était plus jamais levé. Son patron avait du tenter de l’appeler des heures et des heures durant. Mais ça, il n'en savait rien, car il avait jeté son téléphone dans une benne sur le chemin. Il avait entendu sonner aussi, à de nombreuses reprises. Tant et si bien que son carillon était devenu inaudible à ses oreilles.
Et puis ils s'étaient lassés. Tous ceux qui appelaient, sonnaient.
Une seule fois, il avait ouvert. C'était les pompiers. Il leur avait confirmé qu'il était en vie, et avait refermé la porte.
Depuis le jour où il était rentré pour la dernière fois du boulot, il avait besoin de tranquilité.
Et il restait cloîtré, dans le calme absolu de sa vie monotone.
Parfois, il ne le supportait plus, et il prenait la clef des champs. Dans ces moments là, il se rendait au métro. Il prenait garde de s'y rendre aux heures creuses uniquement, heures où il était sûr qu'il y aurai peu de monde. Le crissement sourd des wagons sur les rails le distrayait un peu de son chagrin, ça le berçait aussi parfois.
Longtemps, Justin avait consulté un psy. Longtemps, celui ci n'avait rien pu faire pour lui. C'était un homme à la barbe moutonneuse avec autant de dents en métal que de pellicules sur le col de son veston. Et le cas de son client lui donnait du fil à retordre. On peut comprendre qu'il ai eu du mal car il avait les mains pleines d'arthrose. Tant et si bien qu'il avait fini par mettre la clef sous la porte, un matin d'hiver.
C'est Justin qui la récupéra, puisqu'il racheta l'appartement pour y vivre. Il aimait le calme qui en émanait.
Quand il s'ennuyait, il allait sur son vieil ordinateur antédiluvien, et faisait une recherche par mot-clef. Il apprenait ainsi à maîtriser tout un tas de sujets incongrus, allant des différentes variétés de pommes aux évolutions de la machine à coudre. S'il fréquentait du beau monde, il aurai sûrement été ennuyant. Mais c'était un savoir inutile qu'il emmagasinait par besoin de stimulation extérieure, et qui était destiné à croupir au fond de lui sans jamais être communiqué.
Mais revenons au sujet clef : Justin n'était pas bien dans sa peau. Dans les paroxysmes de son mal, il pensait à acheter une arme et à aller braquer une banque. Un suicide social, les curieux massés devant le bâtiment, les sirènes, le policier qui se faufile derrière lui, lui fait une clef de bras et le plaque à terre, fusil sur la tempe. Le juge, la prison, le repos tant convoité.
Quand il avait ce genre de pensées, il les chassaient à coup de clef de sol, sur son grand piano aux touches jaunis par le temps.
Il avait tellement travaillé tout au long de sa vie, tellement accepté de choses qu'il ne souhaitait pas vraiment. Il n'en pouvait plus. Sa fatigue était devenu une constituante de lui même, son amertume, sa manière de vivre. Il avait trop souri à des personnes qui l'ennuyait, s'était trop surpassé alors qu'il était au bord du malaise.
Maintenant, le bruit de la goutte d'eau qui tombe à intervalle régulier dans l'évier l'insupporte. Il a besoin de calme, de repos absolu. Il se sent très mal.
Tout au long de sa vie, Justin a collecté beaucoup de clefs, mais celle qu'il lui manque, assurément, est la clef de son bonheur.
Semaine 7 : Un repas (706 mots).
C'est sous le grand arbre centenaire, au milieu des buissons touffus, que devait se dérouler la rencontre.
Matthew avait construit la chaumière de ses mains, l'avait aménagé avec sa bien aimé. Il espérait pouvoir y vivre un jour avec elle, et leurs futurs enfants.
Leur histoire avait commencée il y a quelques années, d'abord par des sourires, des gestes amicaux, une certaines complicité muette qui n'osait se révéler. Puis ce furent des prises de position plus affirmées, un rôle de protection mutuelle, contre les autres, contre le monde, contre tout. Finalement, ils s'étaient révélés, il y a un an, leurs sentiments naissants mais déjà profondément ancrés. Ils avaient gardés ça secret, pour être tranquille, pour être à l'abri, pour éviter les racontars.
Irma était coquette et raffinée. Elle aimait faire attention à ses toilettes, rajouter un ruban dans ses cheveux. Elle aimait aussi les bijoux, que son soupirant lui offrait parfois, mais elle ne les portait pas, par peur de se faire jalouser, par peur de se faire voler. Le milieu n'était pas tendre avec les jeunes femmes.
Matthew était plutôt rêveur, plutôt calme, mais il avait dû faire montre de beaucoup d'agressivité pour ne pas se faire dévorer par ses contemporains. Il avait un comportement de dominant, une voix qui portait et qui ordonnait. Mais quand on grattait un peu ce vernis trop criard, on voyait apparaître un jeune homme sensible, amoureux des moments de contemplation, près d'un lac, et qui rêvait de peinture.
C'est peut être ce qui les avaient rapprochés, ce besoin d'ailleurs, ce besoin d'être enfin eux même dans un monde où ils ne pouvaient que paraître.
Aujourd'hui était un moment important, décisif, même. Surtout pour Matthew. Il n'en avait point dormi de la nuit. Irma qui prenait ces choses là plus à la légère, était sereine, sachant qu'elle allait plaire. Elle le rassurait de sa voix douce, en battant ses longs cils blonds. Mais cela ne fonctionnait guère.
Les parents du jeune homme avaient toujours étaient présents. Matthew les consultaient à chaque décision importante, et il voulait à nouveau leur accord pour la grande étape qu'il s'apprêtait à franchir. Et c'est au cours de ce repas qu'il comptait demander leur bénédiction.
C'est la gorge noué qu'il était allé, dès les premières heures du jour, dresser la table, dépoussiérer le sol, combler le toit de branchages supplémentaires. Rien n'était assez parfait pour ce moment fatidique.
Il avait préparé ses meilleurs vêtements, rapiécés, trop petits, mais propres. Sa gorge était tellement noué...
Quand il eut terminé, il s'assit sur le tronc qui lui servait d'assise. Il prit sa tête bouclée dans ses mains, exténué. Il se concentra sur le bruit du vent, sur le chant des oiseaux. Le bruit léger le calma.
Elle ne devait pas tarder. Il sortit de sa besace un quignon de pain, une poignée de noix, des baies et un morceau de saucisson séché. Il était assez fier de ce repas, qui était de loin bien meilleur de ce qu'ils mangeaient habituellement à l'institut.
Le froissement léger d'une étoffe lui fit tourner la tête : elle était là. Il la prit dans ses bras, soulagé.
Ils s'assirent cérémonieusement. Matthew sortit de sa poche une photo jaunie, aux coins racornis, représentant un couple avec un nourrisson. Il la posa en tête de table, maintenue droite par un cerneau de noix.
Irma lui prit la main, tandis qu'il prononça d'une voix tremblante « Papa, maman, voici Irma, je souhaite l'épouser. »
Un long silence suivi cette déclaration, silence pesant, où la main de Matthew serra un peu plus fort celle de sa dulcinée. Soudainement, un oiseau vint se poser l’embrasure de la porte, en chantant gaiement. Le petit garçon sourit : c'était le signe qu'il attendait. Irma lui sourit également, ils s'embrassèrent, heureux. Leur union était bénie.
Ils grignotèrent gaiement, aménagèrent leur maison avec entrain et finirent leur journée au lac, à contempler les cousins dansants sur l'eau.
Soudain, la cloche de l'orphelinat retentit. Il était temps de rentrer.
Les deux enfants se séparèrent, pour ne pas faire jaser. Matthew était aux anges.
Lui, à 8 ans seulement, venait de trouver sa future femme. Il passa devant leur petite cabane de branchage, sa vue lui réchauffa le cœur. Il était heureux.
Semaine 8 : La tête dans le brouillard (621 mots)
Les nuages sont gros, duveteux, humides. Ils nous veulent du bien. Heureusement qu'on a commencé à en vendre. Je ne sais pas comment on aurait tenu sinon.
La première fois c'était pour une frustration. Une frustration énorme, dévorante, crispante. Je ne pouvais plus vivre.
La seconde, un chagrin d'amour. J'ai cru que j'allais être transpercée, empalée par mon mal-être.
La troisième, c'était juste pour tout oublier. Tout oublier au lieu de me jeter par la fenêtre.
Oui, les indications sont multiples.
Mais heureusement toutes ces fois là j'en avais. De quoi me remplir la tête, de quoi lessiver toute sensibilité, arracher toute connexion neuronale. Un grand bol d'air frais au fond d'un boyau oppressant, un torrent d'eau au milieu du désert. Une respiration profonde après une noyade.
Qu'est ce que c'est agréable.. Respirer, respirer profondément. Petit à petit, je deviens aussi légère que la fumée qui m'emplit. Je me décorpore pour échapper aux maux terrestres. Ma respiration se calme. Je me sens mieux. Ma tête est pleine de brouillard. L'eau qui coule de mes yeux s'y évapore. Ça fait du bien.
Vivre trop fort c'est comme avoir une boule rempli d'épines entre les poumons et le cœur. Et chaque émotion fait grandir une douloureuse épine si douloureuse et si grande qui transperce mes poumons et mon cœur et.. Heureusement, heureusement que les nuages sont là. L'humidité rempli ma tête. Je ne pense plus. Les épines se rétractent. Tout va bien.
On me les vend par paquet de dix, les nuages. J'aime bien les stocker pour être sûre. Mes murs sont tellement humides à cause d'eux, mais si j'ouvre la fenêtre, le vent les emporte. Ce serai risquer d'être à court, ce serai risquer de ne plus les avoir lorsque j'en ai besoin. On ne sait jamais, je ne peux pas me le permettre. Les conséquences seraient bien trop terribles.
Je les conservent dans ma chambre, au plafond. Ça sent l'humidité quand on entre. Mes draps sont mouillés le soir. Il y fait froid.
Cette humidité, ça attire les insectes, la moisissure. J'ai les pieds dans l'eau, les meubles qui tanguent et pourrissent.
Mais je peux le supporter. Ce n'est rien, ce n'est rien du tout.
Si je devais être un bourreau, j'inviterai mes victimes dans ce corps si traître. Elles connaîtraient alors la sensation d'être coupé en deux, l'impression que ses orbites s'enfoncent dans son crâne, l'impression de ne plus avoir que de la chair à vif à la place de la peau. Elles sentiraient la boule d'épines saillir progressivement, tout doucement, empêchant le cœur de battre, les poumons de respirer, la gorge de se contracter, conduisant à l'attente à la fois crainte et espérée d'une mort assurée et interminable.
Vivre trop fort. Mourir sans cesse sans jamais y parvenir.
Je l'entends souvent le soir, derrière le papier peint, cette masse grouillante qui vient de l’intérieur de moi. Elle grignote, elle s'approche, elle grossit, elle est toujours plus près et les épines qui commencent à percer… Heureusement, les nuages. Ouf. Je respire profondément. Les nuages la repousse.
Une émotion c'est quelque chose de terrible. C'est pour ça que j'ai besoin d'avoir les nuages à porté. Pour me sentir protégée, protégée de tout état d'âme qui pourrait gratter, grouiller, grossir, s'approcher.
Non, ce n'est pas comme ça tout le temps. La plupart du temps, le brouillard me protège, m'enveloppe. Je veille à ce qu'il soit toujours là. Il est partout dans l'appartement, ma chambre en est l'épicentre. La buée est lumineuse et légère. Elle est joyeuse. Et moi aussi.
J'ai les pieds glacés, les draps moisis. J'ai tellement froid, mais je me sens bien.
Grace aux nuages je peux vivre, enfin presque. Je peux vivre jusqu'au prochain accès. Heureusement qu'ils sont là.
Semaine 9 : Un œil de verre (733 mots)
Elle enlevait sans arrêt son œil de verre. Sans gêne, sans honte. Elle sortait ensuite un vieux mouchoir gris de dentelle de sa vieille jupe plissée défraîchie. Elle astiquait soigneusement cet appendice, le bruit du tissus contre le cristal humide crissait désagréablement à nos oreilles. Nous détestions ce bruit, l’œil qui l'émettait et la mégère qui le provoquait.
Il y avait quelque chose chez Miss Pitt de très froid, de très glacial. On aurai dit qu'elle était faite de la même matière que son œil droit. Elle était évidemment très transparente, nous savions, à peine avait-elle posée un regard sur nos têtes chevelues, qu'elle nous détestait du plus profond de son âme.
Cette haine, cette rancœur, elle était gravée sur son visage cireux. Elle avait des rides au dessus de sa lèvre supérieure, aux commissures de sa bouche et entre les deux sourcils. Au départ, je pensais que c'était simplement un signe de vieillesse. L'institutrice n'étais pas si âgée mais elle se faisait vieille fille, et il paraissait à l'époque que ce n’était pas idéal pour rester joli.
C'est seulement quand elle entrait dans un de ses courroux, que l'on comprenait que chaque ride, chaque trait, s'était positionné à dessin pour épouser avec la plus grande complétude chaque mouvement de son visage déformé de colère. C'était comme si elle revêtait d'un coup un masque sur mesure, ou comme si elle enlevait enfin son masque de froideur pour adopter le sien, celui de la fureur et du ressentiment.
Elle habitait au dessus de l'école, et ce depuis de nombreuses années. Elle avait des fleurs à sa fenêtres, qui semblaient constamment prêtes à mourir. On pariait régulièrement dans la cour de récré, sur combien de temps elles tiendraient. Les plus téméraires gagnaient leurs paris d'un grand coup de cheville, précipitant la balle en mousse sur les pétunia agonisants lorsque le temps était venu. Quand on se fit définitivement confisquer cet aidant capital à la bonne tenu de nos gageures, nous pûment nous apercevoir que les herbacées maladives tenaient bon, et ce malgré vent et marrée.
De temps en temps, derrière les rideaux rouges, on voyait la queue d'un chat effleurer la vitre. Nous ne savions pas combien il y en avait, nous n'étions jamais d'accord sur leurs couleurs. Ce simple fait excitait dans nos imaginations fertiles milles et unes hypothèses, toutes plus farfelues les unes que les autres quant'au nombre de félins vivant réellement derrière ces fenêtres.
Intrigués par cette habitation si discrète et par ce qu'elle pouvait bien contenir, nous en venions même à éprouver une certaine affection pour Miss Pitt, elle qui savait si bien conserver son jardin secret. Hélas, quand après avoir planté sa plume dans son chignon fatigué elle sortait la précieuse sphère de son orbite, aucun de nous n'avaient plus aucune envie de sympathiser.
Nous avions de nombreux plans, pour lui dérober la fameuse bille. Nous la détestions autant que nous la convoitions. Aucune de nos stratégies élaborées n'a réellement abouti par peur des représailles. Le bruit des talons secs sur le parquet noueux faisait trembler les plus caïds d'entre nous, et la pointe de la canne en forme d'oiseau labourant le sol était le cauchemar des mal assis, des endormis, et des retardataires.
Maintenant que je suis adulte, je n'ai conservé aucune phobie ou traumatisme de cette singulière institutrice. Mieux encore, j'étais plutôt bon élève une fois arrivé dans les classes supérieures. Je pense à elle avec beaucoup de peine, quand je revois son chignon de travers, ses lunettes mal ajustées, ses vieux vêtements rapiécés, son pauvre chemisier de flanelle. Et cet œil, dont l'histoire tragique aurait arraché une larme à une pierre, cet œil qui lui permettait de faire bonne figure. Mais à l'époque, je n'avais pas vu tout ça.
Je me souviens du directeur, un grand homme ventripotent. Il parlait beaucoup avec Miss Pitt. Il avait une voix douce et bienveillante avec elle, il lui prenait la main pendant qu'elle parlait, tout en acquiesçant. Là où nous voyions un monstre, il ne voyait qu'une femme qui avait trop vécu. Là où nous voyions une vieille fille aigrie, il voyait une femme qui avait réussi à s'assumer elle même, envers et contre tous.
Maintenant quand je pense à mon institutrice, je me dis qu'elle m'a peut être enseignée la plus belle leçon humaine que je puisse avoir. Si les gens sont de verre, c'est qu'ils sont fragiles.
Semaine 10 : Battre la mesure (669 mots)
Battre la mesure. Etre transcendé par une mélopée intérieure. Comme entamer une valse, au bras d'un amant. Tourner tout seul, dans sa chambre. Respirer en silence, sur le bord d'un lac. S'agiter sous la douche, en chantant.
Ces danseurs anonymes, ces danseurs éternels et silencieux, je les aiment
un peu
beaucoup
passionnément
à la folie
pour toute la vie
Un peu, c'est cette dame qui ne sait pas écouter la vie. Tout doit être si rigide avec elle. Elle ne prend jamais le temps de savourer la musique de l'existence. Jamais le temps de soupirer langoureusement devant sa fenêtre. Elle est toujours très droite dans son tailleur, ses talons, son ménage. Seul son chat la comprend. Elle est née sourde spirituellement. Je pense qu'elle est en grande souffrance mais qu'elle ne peut pas mettre un mot dessus.
Alors, elle aiguise davantage les angles de sa vie trop réglée, lime un peu plus les ongles de sa monotonie. En fait, ce qu'elle attend, c'est quelqu'un pour lui faire découvrir cette mélodie tant fantasmée. C'est pour ça que ses coiffures sont toujours parfaites, que son vernis est d'un rose un peu trop fantaisiste pour sa sobriété. C'est pour ça que ses lèvres sont rouges. Elle est dans l'attente. Elle languit et désespère de quelque chose qu'elle ne connait pas.
Beaucoup c'est ce vieux monsieur qui a perdu le rythme. Il l'a suivit un temps, parfois sans trop y penser, a été heureux un moment. Et puis il s'est essoufflé, il a cessé de voguer sur les notes. Maintenant, il se ballade avec son respirateur monté sur deux roues. Son crane chauve semble si fragile, ses lunettes toujours prêtes à tomber, ses mains à trembler. C'est une personne qui chaloupe beaucoup, parce qu'elle ne bouge plus selon la cadence. Il est tellement facile de perdre ses repères quand on a été perdu une première fois. Mais il garde espoir. Il dit qu'il s'accroche, qu'il prend bien ses médicaments. Il sourit tristement en disant que ça ira mieux. Plus personne ne vient le voir de sa famille. Il se retrouve comme un chef d'orchestre privé de ses musiciens. Pas étonnant, pas étonnant qu'il soit dans cet état. Il ne peut plus jouer sans les autres.
Passionnément c'est cette quadragénaire fraîchement divorcée. Elle dit qu'elle revis, qu'elle n'a jamais été aussi jeune. Elle est à droite à gauche, du matin au soir. Elle est inscrite dans toutes les associations, fait tous les sports, s'organise des vacances aux quatre coins du monde. Et elle trouve toujours du temps pour me ramener des gâteaux maisons. Elle prend alors le thé en me parlant de ses milles projets, de son emploi du temps surhumain, puis repart à grandes enjambées, pressée par un autre rendez vous. J'ai l'impression qu'elle va plus vite que la musique. J'ai l'impression qu'elle risque à tout moment de s'effondrer et que pour éviter le pire elle enchaîne constamment les pas dans l'espoir de finir par retrouver l'équilibre. J'ai l'impression qu'il suffit d'une légère pression vers le bas pour qu'elle s'écroule pour de bon. Voilà pourquoi elle va si vite. Elle est terrifiée. Alors elle continue à tout faire tourner autour d'elle, sans jamais s'arrêter.
A la folie, c'est cet homme que je croise tous les matins. Il a le sourire jusqu'aux oreilles. Il a la démarche assurée, mais il ne semble pas pressé. Il prend le temps de regarder dans les yeux. Il distribue le journal avec la joie de celui qui a trouvé, trouvé le bon rythme. La vie semble lui avoir enseigné ses plus beaux pas, il semble se délecter d'évoluer au milieu des notes, valsant, tournant, virevoltant. Plus rien ne semble avoir de l'importance pour lui, parce qu'il a trouvé ce qu'il cherchait. Je l'envie tellement.
Pour toute la vie, ce sera cette musique, la musique de mon existence. Et moi, moi au milieu qui évolue, tantôt bercée, effrayée, enveloppée, chatouillée par ce doux murmure constant. Moi qui doit vivre au jour le jour, mais toujours en battant la mesure.
Semaine 11 : Un air de printemps (1998 mots)
Le froid était glacial, le sol stérile. Les arbres malingres et sombres, grands barreaux de bois à taille humaine, achevaient d'emprisonner les individus dans leurs abris de fortune. Pauvres animaux apeurés luttant pour conserver le feu, luttant contre la nature, luttant pour leur survie éphémère.
L'hiver dernier, une jeune femme, Poyo, avait lutté avec ses parents et son petit frère. Ils s'étaient blottis les uns contre les autres pour se réchauffer, au fond de la grotte. Ils avaient priés les dieux anciens tous ensemble. Le petit était tombé malade, le père s'était blessé. Leurs armes s'étaient cassées. Le sort s'acharnait. La maladie et la faim se sont abattues sur eux.
Seule Poyo était ressorti vivante de ce carnage thermique.
C'est au printemps, alors qu'elle achevait d'enterrer ses morts, en pleurant et en priant les dieux de veiller sur eux, que son mari apparut.
Elle était bien trop faible pour se suffire à elle même, la saison passée à lutter contre la mort avait tourné son esprit. Elle délirait et criait à longueur de temps. L'homme semblait avoir voyagé. Il était sale et ne parlait pas sa langue. Il la prit pour femme et elle l'accepta. Ensemble, ils entreprirent de reconstruire tout ce que le froid avait détruit.
Poyo était à nouveau heureuse. Elle allait chasser et pêcher chaque jour. Elle n'avait presque plus d'hallucinations. Les mauvais jours semblaient être passés.
A la fin de l'été néanmoins, son visage se remit à se contracter. Elle savait qu'elle allait devoir à nouveau affronter son ennemi. Elle voyait les arbres perdre leurs feuilles, le gibier gagner en pelage. L'air se rafraîchissait et les frissons dans son dos recommencèrent à la secouer.
Mais d'autres événements, tout aussi importants, se préparaient sans qu'elle le sache. C'est son mari qui remarqua en premier les changements. Il passa sa main caleuse sur le ventre de son épouse et posa l'oreille au dessus de son nombril. Il désigna ensuite ses seins, qui étaient plus gonflés qu'à l'habitude.
Les yeux de sa compagne se remplirent de terreur.
Ce fut alors que l'automne était bien avancé que le drame arriva.
L'homme coupait du bois près de la grotte. Poyo l'entendit crier. Elle se précipita à l’extérieur.
La seule chose qu'elle vit fut une bête noire, imposante, aux canines tachées de sang, qui fonçait dans sa direction. En arrière plan, son époux était à terre, il convulsait.
La jeune femme poussa un cri strident. Le loup géant passa à seulement quelques centimètres d'elle. Elle sentit son souffle chaud contre son visage, un bout de fourrure caressa sa manche. Ses yeux jaunes semblait la fixer avec insistance. Elle en fut mortifiée.
Sans aucun bruit, l'animal la dépassa et disparut dans le sous bois.
Quelques jours après, l'homme ne s'était toujours pas levé. Il semblait souffrir de tout son être. Elle l'avait traîné jusqu'à la grotte. A part ses gémissements de douleur, il restait silencieux. Mais il la regardait avec un air étrange, un peu enfiévré, qui lui faisait peur.
Un soir, alors qu'elle était affairée, il se leva et se dressa derrière elle. Elle poussa un cri de surprise. Ses yeux semblaient fous. Il parla pour la première fois, un dialecte qu'elle ne comprit pas. Il semblait accuser, menacer. Il l'attrapa par le poignet, la serra terriblement.
De sa main libre il sortit un coutelas.
Elle s'était défendu, avait crié, hurlé, et finalement l'avait tué avant qu'il ne le fasse. Elle l'enterra à côté de ses parents.
Le lendemain elle saigna beaucoup, son ventre se creusa, ses seins dégonflèrent. Elle était vraiment seule à présent.
Depuis ce jour, Poyo se savait vulnérable. Elle commençait à s'inquiéter.
Des bruits, des odeurs, des visions fugaces l'agaçait. Quelque chose n'allait pas. Quand elle sortait chasser, une tache noire évoluait toujours dans sa vision périphérique, qui disparaissait toujours quand elle tournait la tête. Elle entendait un ronronnement persistant, à la source indéfinie, quand plus rien ne bougeait, le soir, près du feu. La nuit, elle se réveillait sans cesse sur le qui vive, prête à se défendre, saisie par cet étrange pré-sentiment que quelqu'un était là.
Ce n'est qu'à la faveur de l'hiver, quand le sol se blanchit, qu'elle pu enfin le remarquer. Le loup, le loup tueur de mari. Il la suivait depuis tout ce temps. Il était venu pour terminer le travail. Elle ne savait pas quand il allait passer à l'attaque.
Avertie de sa présence, leurs rencontres furent de plus en plus fréquentes. L'atmosphère était de plus en plus tendue. Poyo ne dormait presque plus. Elle l'entendait et le voyait partout. Il s'immisçait jusque dans ses cauchemars. Il lui semblait même qu'il lui rabattait le gibier quand elle chassait.
Ce fut quand le froid frappa pour la première fois, quand le blizzard fit rage au dehors, qu'elle entendit distinctement le bruit de quatre pattes fouler l'entrée de sa grotte. Sa gorge se noua. Les pas feutrés se dirigeaient vers son feu. Elle saisit sa lance, prête à en découdre. L'animal parut. Sa longue fourrure noire jais contrastait avec ses yeux d'un jaune lumineux. Ses canines blanches étaient effroyablement longues. Poyo crut se retrouver devant un démon. Elle tomba sur son séant, incapable de faire quoi que ce soit tant cette vision la remplissait d'une épouvante mystique.
Au lieu de se jeter sur la jeune femme, le loup s'approcha du feu, et se coucha. Ses yeux brillants ne quittaient pas son ennemie.
De longues minutes passèrent où ils ne pouvaient se quitter des yeux. Aucun mouvement n'était permis.
Puis Poyo brisa leur pacte tacite et sortit un morceau de viande séchée de sa pelisse. La bête continua à la fixer, sans broncher. Elle posa le bout de chair près de l'âtre. Le loup la regarda longuement puis se leva sans bruit, goba l'offrande. Il l'observa à nouveau, puis se recoucha et ferma les yeux.
La jeune femme ne put s'accorder le moindre repos. Gardant son arme à la main, elle décida de veiller toute la nuit s'il le fallait. La seule présence du loup semblait rendre l'atmosphère plus lourde, plus chaude, comme si les bruits du dehors avaient cessés d'exister. Poyo se réveilla en sursaut, alors que le feu était mourant et qu'une faible lumière arrivait de l’extérieur. Le canidé était debout, à la même place où il s'était endormit la veille, et la regardait fixement, sans bouger d'un poil. Prise de panique, elle se hâta de raviver les flammes, puis scruta son curieux invité. A nouveau, elle laissa un morceau de viande près de l'âtre, qu'il mangea. Elle s'alimenta également, sans cesser de l'observer.
Le moment vint où elle devait aller chasser. Elle regarda avec appréhension l'énorme bête qui lui barrait le passage. Celle-ci, comme si elle avait compris, tourna les talons et sortit de l'abri.
Tandis qu'elle traquait les petits animaux, elle en eu la certitude : le loup rabattait bel et bien le gibier vers elle.
Leur cohabitation fut un mélange de crainte, de défiance, et de besoin de compagnie.
Poyo savait que, tant qu'elle lui donnerait les carcasses de ses proies, il lui resterait fidèle. Mais elle savait que si le froid continuait à sévir, le gibier allait cesser, et qu'elle serait une proie idéale et sans défense pour une bête de cette envergure.
Le loup lui ne disait rien, ne remuait pas la queue, n'aboyait pas, se contentant d'aider silencieusement, de protéger sans bruit, de rabattre sans demander de récompense.
Et petit à petit, les peur de Poyo se réalisaient : les proies étaient de plus en plus rares, les sorties chasses de plus en plus longues et de moins en moins fructueuses. Femme et animal s'affaiblissaient et maigrissaient. La neige devenait de plus en plus lourde et les arbres de plus en plus lointains au fur et à mesure que les jours passaient.
Ce jour là, il faisait froid. Très froid. La neige était blanche, le soleil étincelait. Malgré ses fourrures, Poyo était glacée. Terriblement glacée. Depuis bien trop longtemps. Elle cherchait à atteindre un certain arbre _très proche d'elle et pourtant si loin_ et celui ci semblait consterné, atterré de sa lenteur. Il semblait pris de pitié, alors que ses branches se penchaient doucement vers ses joues écarlates, sans parvenir à la toucher. La poudreuse se faisait de plus en plus lourde, sa jambe s’enfonça dangereusement dans un trou près du tronc, peut être un ancien piège, et la jeune femme resta bloquée. De fatigue, d'épuisement, de douleur, elle se laissa choir. De petites décharges parcouraient ses membres engourdis. Ses mains étaient devenues brûlantes, à tel point qu'elle enleva ses gants en hurlant de douleur. De fuchsia, ses extrémités étaient devenues caméléon, prenant la pâleur de sa prison blanche. Elle était trempée de sueur, de peur, de froid, de la morve qui coulait de ses narines et des larmes qui coulaient sur ses joues. Elle avait froid. Elle pensait à son mari, ses parents, les petits frères et sœurs qu'elle avait eue et qui n'avaient pas eu le temps de grandir. Des milliers d'épines se plantaient dans son corps à la moindre tentative de mouvement. Le vent soufflait fort dans ses oreilles, le bruit était étrange, un peu étouffé. Parfois, il lui semblait entendre son nom, entre deux rafales.
C'est alors qu'elle la vit. Majestueuse et impassible. Elle s'approcha de Poyo. La chaleur. S'instillant dans son corps, partant de son cœur et diffusant dans ses membres raides. Une chaleur réconfortante, heureuse, douce, comme une soirée auprès de son bien aimé. La vision lui tendit la main, la jeune femme l'attrapa de ses doigts bleus. La chaleur la tira légèrement à elle, sa jambe se décoinça. Poyo se sentait légère, toute douleur avait disparue. Et ce silence. Ce silence soudain. Ce silence infini. La jeune femme suivit l'apparition vers les montagnes. Le ciel était clair, sans aucun nuage. Elle voulut se retourner une dernière fois vers ce qui avait été sa prison. C'est alors qu'elle prit conscience qu'elle avait oublié son corps. A une dizaine de mètre d'elle même, ses yeux mi-clos semblaient la fixer avec un demi sourire. Son enveloppe mortelle était d'une pâleur cadavérique, virant au bleu. Du givre partout dans ses cheveux. La branche d'un arbre près de sa joue.
« Suis moi » lui dit la chaleur.
La jeune femme fit un pas en arrière, confuse. C'est alors qu'une masse noire, énorme, trancha le paysage et coupa en deux la chimère qui lui tendait la main. Sans qu'elle puisse esquisser un geste quelconque, l'immense tache sombre s’abattit sur la jeune femme et elle perdit connaissance.
Elle se réveilla dans une cavité de glace. Au dessus d'elle, elle pouvait apercevoir une portion de ciel étoilée, et entendre le vent qui soufflait au dehors. Elle baissa les paupières. Elle se sentait lourde, elle ne pouvait plus bouger. Une chaleur réconfortante parcourait ses membres. Elle lutta pour ne pas sombrer dans le sommeil et rouvrit les yeux. Deux yeux jaunes la scrutait attentivement. L'animal était couché sur elle, l'enveloppant de sa propre chaleur. Il se releva quand elle tenta de bouger, et s'assit à côté d'elle, en l'observant. Poyo étudia quelques instant son abri : visiblement, la neige avait fondue sous son poids et les avaient recouverts au fur et à mesure qu'ils s'enfonçaient vers le sol. La terre sous ses pieds était dure comme de la roche.
Elle fit un feu, avec les quelques branchages qui tapissaient le sol. A son grand soulagement, il prit. Rassénée, elle sombra à nouveau dans la torpeur, tandis que la fourrure si chaude, telle une couverture, se replaçait doucement contre elle.
Poyo savait qu'elle avait trouvé un ami. Sa chaleur la réconfortait.
Dehors, le vent s’apaisait.
Après cette terrible nuit, la vie fut plus facile, le temps plus clément. Le gibier commençait à revenir.
Un matin comme les autres, la jeune femme se réveilla en sursaut. Les oiseaux chantaient au dehors, la neige avait fondu. L'air embaumait le printemps, le soleil réchauffait progressivement la végétation, qui en retour bourgeonnait.
Le loup n'était plus là.
Semaine 12 : Se mordre la queue (631 mots)
Il est parfois des choses vides de sens mais qui nous permettent de continuer d'exister. Comme si une recherche de sens ne pouvait se combler que par la découvert du sens dans le non-sens.
C'est sur la banquise que se passe notre histoire. Ori est inuit de son état. Il est rond, emmitouflé de fourrures. Les premières années de sa vie en tant qu'homme de raison, d'homme mûr, ont été insupportable. Il se posait beaucoup, beaucoup trop de questions.
Il voyait son peuple se mettre végéter, lentement et sûrement. Il voyait les animaux se faire de plus en plus rares, il voyait la terreur dans leurs yeux quand il les harponnait.
Il voyait sa maison fondre, l'eau se foncer. Il se demandait s'il aurait eu plus de chances s'il était né ailleurs, si sa vision de la vie aurait été différente. Il songeait surtout à sa famille, qu'il aurait pu élever autrement, ses enfants qui auraient eu une meilleure éducation. Sa femme, sa si douce femme, qui ne serait peut être pas morte à l'heure qu'il est.
Et puis il se demandait, tout au fond de lui, qui il était vraiment. A quoi bon cette routine, cette constante lutte pour la survie ? S'il pouvait ne plus avoir à effectuer ce train train quotidien, que resterai-t-il de lui même ? Avait-il des passions ? Il n'avait jamais eu le temps d'y réfléchir. Et à présent qu'il avait un peu de temps, il ne savait plus par quoi commencer. Qu'est ce qui le faisait vibrer ? Pourquoi se levait-il le matin ? Assis près du feu, tout en mâchouillant ses lamelles de viande séchée, il songeait aux décisions qu'il avait prise. S'était il marié parce qu'il en avait envie ? Ou parce que depuis tout jeune, on lui a dit que c'était son destin ? Et les enfants ? Tout le monde leur demandait pour les enfants. Alors ils en ont fait. Pourquoi cherche-t-il à les élever, les protéger ? Est ce vraiment lui ou quelques gênes hérités de ses ancêtres, pour assurer la survie de l'espèce ?
Et Ori ne se lassait plus des longues ballades en traîneau, juste pour penser, pour s’apitoyer sur la vacuité de sa propre vie.
Mais ces ruminations secrètes le rongeaient, grignotaient petit à petit toute joie dans son existence. Vivre devenait un mot creux, vide de sens, un fardeau écrasant à traîner chaque jour sans but.
L'homme vieillissait, se ridait intérieurement. Plus rien n'avait de saveur si ce n'est le chagrin qui le plongeait dans cet état catatonique.
Il finit par en avoir assez.
C'est sous les coups de langue râpeuse de son chien de tête qu'il reprit goût à la vie. Il laissa à dieu les vicissitudes des questionnements sur la nature de l'homme. Lui, il voulait vivre comme un humain, avec une vision à court terme, et des préoccupations pragmatiques.
Depuis, l'homme avait retrouvé le sourire. Il trouvait une satisfaction patriarcale à voir grandir ses enfants et ses petits enfants, à les prendre sur les genoux et à les regarder prospérer. Il était heureux, après sa journée routinière, de s'arrêter au bar et de parler de la neige, du beau temps, des femmes et des projets pour l'avenir. Le soir, il s'endormait comme un coq en pate, satisfait de son sort, le ventre rempli, l'haleine alcoolisée, seulement préoccupé par ce qu'il allait préparer à manger le lendemain.
C'est assis sur un demi tonneau, un verre de liqueur à la main, qu'il se sentit enfin réellement heureux, après ces longs mois de doute. Le feu brûlait fort devant lui, les flammes brillaient dans ses yeux. Son rire révélait ses mauvaises dents, manquantes, tordues. Et il riait, riait à n'en plus pouvoir, en observant un chiot se mordre la queue.
Semaine 13 : Reprendre ses droits (1163 mots)
La petite maminette ouvre sa porte quelques minutes après que la sonnerie ait retenti. Le jardin est propre, bien entretenu, les volets repeints récemment. Elle sourit, vous fait la bise. Elle sent bon. Ses chats entre les pattes, elle vous invite à entrer. Sa maison est lumineuse et dégage une odeur d'herbes aromatiques. Il y a des napperons brodés sur tous les meubles.
Elle marmonne à l'intention des chats tandis qu'elle prépare le thé dans sa vieille cuisine attenant au salon. Elle vient ensuite s'asseoir à côté de vous, sert le breuvage et réchauffe ses mains contre sa tasse brûlante. Elle prend le temps de vous observer, puis plisse le front, frissonne en remontant son gilet.
« Bouh.. Il fait froid ici. Bon dites moi tout, je vais tenter de vous répondre. »
Ses yeux brillent malicieusement, elle semble être flattée que vous l'interrogiez.
Vous lui posez la question. Elle marque un temps d'arrêt pour bien assimiler vos mots. Son visage se contracte un peu, ses yeux se plissent : elle semble songeuse, puis un peu perdue dans ses souvenirs.
« Hmm.. Reprendre ses droits dites vous…. Hmmm...Oui, j'ai peut être quelque chose.. »
Elle compta trois sucres, remua longuement sa cuillère. Voyant que vous l'observez, elle rougit et lâche un petit rire coquet. « Oui, je suis gourmande.. on ne se refait pas, même à mon âge ! »
Avec un gloussement satisfait, elle trempa les lèvres et fit une petit moue.
« Encore trop chaud ! »
Elle se perdit à nouveau dans ses pensées. Son chat monta sur ses genoux, prit le temps de s'installer confortablement et se coucha. Elle se mit à le caresser. On n'entendait que le ronronnement et le tic tac de la pendule.
« Oui j'ai une histoire qui pourrait correspondre. Ce n'est pas à moi que c'est arrivé mais à ma sœur. »
Elle ouvre soudain de grands yeux. « Prenez donc du sucre voyons, ce sera bien meilleur ! » Joignant le geste à la parole, elle insiste jusqu'à ce que vous consentiez à vous servir de la sucrière en porcelaine. Apaisée, le regard lointain, elle reprend doucement son récit.
« Ma sœur est bien plus âgée que moi, nous sommes très différentes de caractère. Elle est beaucoup plus.. enfin, ce n'est pas un reproche.. elle a donné beaucoup plus de mal à mes parents. J'ai toujours été très sage et travailleuse, ils n'ont jamais eu à me reprendre sur quoi que ce soit ! Mais ma sœur… (ses yeux s'illuminent), alors elle, c'était un phénomène ! »
Le chat se mit à bailler, sa maîtresse se mit à lui parler tendrement. Le matou ferma les yeux et entama sa sieste.
« Avant, c'était pas comme aujourd'hui, les gens étaient beaucoup moins ouverts. Elle en a souffert la pauvrette, elle transgressait toutes les normes de l'époque, et elle s'est prit le revers en pleine face. »
La vieille dame accompagna le geste à la parole, ce qui fit sursauter le félin qui se mit à miauler. Elle se leva pour lui servir des croquettes.
Elle revint s'asseoir. Elle avait une manière très particulière de monter sur sa chaise, due à sa petitesse. Elle commençait par se poser sur le bord, puis elle se trémoussait jusqu'au fond d'un geste à la fois enfantin et digne.
« Ma sœur, vous l'auriez vu ! Ouh ! Elle avait des cheveux très courts, ce qui déjà n'était pas chose courante. Mais impossible aussi de lui faire porter des robes. Les gens se retournaient dans la rue, et pas pour l'admirer ! Et moi j'étais plus jeune, toute sage avec mes longues boucles et mes jupes longues, et on marchait côte à côte. J'étais très fière de me promener avec quelqu'un d'aussi novateur pour l'époque. Je ne suis pas contre le progrès moi non, du tout. Je n'aime pas faire de vagues tout simplement, ce n'est pas ma nature. Mais je sais apprécier les personnes qui osent, parce que c'est bien plus difficile que ce que l'on pourrait croire. »
Elle s'était penchée plus près de vous, vous toisant par dessus ses lunettes comme pour s'assurer que vous compreniez bien la pleine signification de sa phrase. Puis elle se leva et alla en trottinant jusqu'à un large meuble en bois massif. Elle ouvrit un tiroir profond qui grinça, fouilla à l’intérieur tout en marmonnant entre ses dents. Elle finit par en extraire une boite à chaussure jaunie par le temps, en laissant échapper un gémissement à propos de son dos. Elle la posa sur la table, ce qui eu pour effet de projeter un petit nuage de poussière aux alentours. Elle réajusta ses lunettes, mouilla ses doigts et entreprit de soulever le couvercle. Sans surprise, il était rempli de photos, pour la plupart en noir et blanc. Elle se mit à les retirer une par une, en prenant le temps de toutes les observer, allant d'un commentaire rapide à une exclamation de surprise en fonction des personnes représentées.
Elle vous montra « mémère » et « pépère », la maison de son enfance, son frère, qui fut militaire puis a été tué à la guerre. Et enfin, alors que votre thé commençait à refroidir, elle trouva la perle rare et revint s'asseoir à sa place, prenant une gorgée sucrée tout en vous tendant la photo.
Vous voyez deux jeunes femmes, dont une semble dans une attitude de provocation, et l'autre dans un style tout à fait classique. Elle vous reprend le cliché avec fierté. « J'étais plutôt jolie étant jeune »
Elle termine sa tasse lentement.
« Et donc.. elle vivait avec sa copine et d'autres jeunes comme elle dans une maison qui appartenait à un vieil homme décédé. Il n'avait pas d'héritier, ça faisait plusieurs années que ça tombait à l'abandon tout ça. Ils avaient tout retapé, il fallait voir ça, c'était du beau travail. Et c'est là dedans qu'elle se sentait enfin heureuse, entourée de marginaux comme elle. Elle en avait tellement bavé auparavant, elle aurait bien mérité un peu de repos. »
Elle sortit un mouchoir entouré de dentelle de la poche de son gilet brodé. Elle renifla bruyamment puis se dirigea vers un des deux antiques chauffages électriques du salon, duquel elle tourna une vis. «J'ai aéré ce matin, je n'aurai pas dû, j'ai le froid sur les épaules maintenant ».
Elle revint vers vous, étudiant votre apparat, attendant visiblement que vous confirmiez son ressenti thermique.
« Bon, où en étais-je ? Ah oui ! Et ben figurez vous que, au bout de quatre ans, un héritier venu de la ville est arrivé, ça a fait scandale dans le village. Il a saisi la justice et il a repris ses droits sur la maison de son ancêtre, laissant ma sœur à la rue. Elle a été bien malheureuse, ça oui. Elle dérangeait pas pourtant, ce propriétaire avait plus d'argent que je n'en aurai jamais, il aurait pu faire un geste ! »
Semaine 14 : Feux d'artifices (841 mots).
La vie d'un militaire n'est pas toujours facile. Les bleus ne pensent pas à ça, quand ils s'engagent. Il pensent aux voyages, ils pensent à la gloire, ils pensent être héroïques. Pauvres gamins... Etre militaire c'est avant tout une histoire de mental, de résistance à la douleur, de résistance à la souffrance. Etre militaire, c'est bombarder une cache d'arme en Syrie et s'apercevoir qu'une famille avec enfants vivait à proximité. Etre militaire c'est avoir du sang sur les mains et ne pas devenir fou à cause de ça.
Ainsi pensait Serge, quand il observait les jeunes recrues passer dans la rue, lors de leurs entraînements quotidiens. Serge était un de ceux que la guerre avait détruit. Il avait le visage éteint, le regard fatigué. De profondes rides sur son front. Les dents jaunes et pourries. Les cheveux gris et parsemés. Il avait souffert de syndrome post traumatique durant de nombreuses années. Puis il s'était dit guéri et avait tenté de reprendre du service. Il avait en réalité terminé de s'achever.
Pourquoi avait-il choisit ce métier ? Beau, fringuant, tout semblait bien plus facile à l'époque. Les femmes lui souriaient beaucoup, les gamins voulaient lui ressembler, il avait l'impression de faire quelque chose de bien. Il s'était marié avec la plus belle fille du monde, il pensait qu'il était béni. Ils avaient vécus heureux ensemble, de nombreux mois. Mais il devait partir, régulièrement. Ses premières missions étaient l'occasion d'une correspondance passionnée et assidue. Puis elle s’essouffla. Alors il décidèrent de faire un enfant. Les lettres ne reprirent pourtant pas. Pour la naissance de sa fille, il était à des milliers de kilomètres. Ses missions étaient de plus en plus longues, son nom n'était plus qu'un souvenir parfois évoqué, il n'avait plus sa place, même en temps que fantôme. C'était étrange de voir la petite déjà marcher, alors que c'était la première fois qu'il la voyait. Il se sentait seul, perdu. Il rentra définitivement chez lui. Mais les choses ne s'arrangeaient pas, l'horizon continuait à s'obscurcir. Sa femme devenait plus amère, moins aimante. Elle ne lui écrivait plus, elle ne savait plus quoi raconter quand elle le faisait. Il se demanda si sa fille était bien de lui. Il fit l'erreur de poser la question. Les querelles au foyer commencèrent. Il les faisait cesser en tapant du poing sur la table.
Durant ce temps, lui avaient des rêves de plus en plus anxiogènes, de plus en plus fréquemment. Il lui arrivait de rêver, éveillé, en plein milieu de la journée, et d'oublier ce qu'il était en train de faire. Il avait d'autres chats à fouetter que ses problèmes conjugaux, il faisait cesser toutes idées contraires aux siennes en explosant.
La nuit, il devenait fou et hurlait pour faire taire le bruit des bombes qui raisonnait dans sa tête. Son épouse fit chambre à part. Il commença à rentrer de plus en plus tard, s'arrêtant dans tous les bars. Un soir alors qu'il rentrait complètement saoul, il trouva la maison vide. Prit d'un accès de rage, il détruisit le mobilier à coup de poings. Ce qui se passa ensuite est très confus dans sa tête. Il se souvient d'avoir vu sa femme crier. Il était convaincu qu'elle était partie. Il ne se souvient plus de rien si ce n'est de la haine aveuglant sa vision tandis qu'il se dirigeait vers elle pour la punir de sa trahison.
Les jours suivants se suivirent et se ressemblèrent. Maintenu attaché par les quatre membres sur un lit d'hôpital, des drogues puissantes qui le faisaient dormir. Les murs blancs impersonnels, la nourriture fade, les blouses, les regards voilés.
Il était sortit après plusieurs mois à baver sur son tee shirt, comme un légume. Il s'aperçut que son ancien chez lui avait été vendu. On lui annonça qu'il n'avait plus le droit de chercher à contacter son épouse. Serge s'installa sous un pont et reprit sa lente descente vers le fond de l’abîme.
Un jour, alors qu'il décuvait entre deux poubelles, ils sont venus le voir. Ils lui ont offert d'arrêter le gâchis. Il ne demandait que ça.
Aujourd'hui, le vétéran est debout, titubant, puant l'alcool, au milieu d'un marché bondé. Il pense à sa fille. Quelle âge doit-elle avoir maintenant ? De toute façon, tout est fini. Elle doit sûrement être très jolie, comme sa mère. Pense-t-elle à lui parfois ? Il attrapa d'une main tremblante le disjoncteur qu'il avait dans la poche, se remémorant ce qu'il devait faire. Il espère qu'elle a un bon travail, que sa mère l'a bien élevée et qu'elle lui a raconté quel soldat courageux il avait été autrefois. Les larmes lui montèrent au yeux. Il les réprima. Il était un homme, et il allait mourir de la même manière qu'il avait vécu. De la manière la plus violente possible. Il ferma les yeux et appuya sur la détente. Ça y est, il était enfin libre. Il l'avait fait.
Sur la place, au milieu des civils affolés, démembrés, pulvérisés, des années et des années de souffrances se terminaient dans un grand feu d'artifice.
Semaine 15 : (Force de la) Nature (1089 mots)
Kenny la Montagne. C’est ainsi que le surnommait l’affiche colorée qui vantait sa force auprès du public émerveillé. Il avait dû poser au moins deux heures auprès de l’artiste peintre, qui avait finalement prit l’esquisse fort peu flatteuse qui en avait résulté et était revenu le lendemain avec le portrait d’un apollon musclé. Le public ne s’était pas encore rendu compte de la supercherie, ou du moins cachait-il bien sa déception.
Kenny en effet était impressionnant. Il avait une carrure que peu d’hommes parvenaient à développer. Il avait une force que le directeur du cirque n’avait pas eu à exagérer pour faire s’écarquiller les yeux du public. Mais au delà de ces considérations premières, le monsieur-muscle avait les tempes grisonnantes, dégarnies, un drôle de regard tout bleu, et un sourire un peu triste. Il se prêtait volontiers au regard de la foule, ne semblant pas se formaliser du fait d’être une curiosité. Il soulevait quatre enfants d’une seule traction du bras, luttait avec des jeunes coqs dégoulinant d’amour propre et laissait les dames cramoisies tâter ses biceps.
A l’intérieur de sa troupe, il n’avait jamais eu un mot plus haut que l’autre avec ses collègues, et pour cause : c’était la croix et la bannière pour lui arracher deux mots. La plupart du temps il se contentait d’acquiescer ce qu’on lui disait avec un sourire effacé.
Sa roulotte était entre celle de la femme à barbe et celle du magicien indien. Ce dernier ne savait pas parler la langue, se contentant de jouer de la flûte pour faire danser les serpents, ou de faire léviter des orbes de verre tout en entonnant des chants et des danses mystiques. Il venait souvent boire un verre en la compagnie du géant. Aucun d’eux ne parlait, savourant leur boisson dans le calme du feu de camp.
La femme à barbe qui s’appelait Corine, dites “la poilue”, qui pesait deux-cent kilos et qui était toujours habillée de robes roses à froufrou, l’avait en horreur depuis peu. Et comme cette grosse femme ne cessait jamais de parler avec son timbre aiguë, tout le monde le savait, et savait surtout pourquoi.
Pas plus tard qu’hier, la poilue rentrant de son spectacle, se rendait à sa roulotte. C’était un soir comme les autres où le costaud avait pavané en première partie de soirée, puis été rentré se reposer avant de reprendre plus tard, en fin de programme. La pause de la poilue était juste au moment où la pause du costaud prenait fin. Or, alors qu’elle s’approchait de son logis, elle remarqua de la lumière par ses fenêtre, ce qui n’était pas habituel. “Soit”, se dit-elle, “vla que j’ai oublié d’éteindre une bougie, ce n’est pô bien grave”. Elle s’approche davantage et voit sa porte à demi entrebâillée. “Sacrebleu !” se dit-elle, “voilà que quelqu’un s’est introduit chez moi !”. Elle monte les marches sur la pointe des pieds et écoute à la porte, en retenant sa respiration. Elle entend ce qu’elle décrit comme des “soupirs de plaisir”, des soupirs “très inconvenants, si vous voyez ce que je veux dire”. Elle attrape une poêle qui séchait devant la roulotte, ouvre brusquement la porte en grand pour surprendre le coquin. Quelle ne fut pas sa surprise de voir Kenny, en tailleur au milieu de son séjour, avec entre ses jambes sa boite remplie de barrettes, qu’il brassait de ses larges mains avec des cris de plaisir !
“Alors”, raconte Corine avec beaucoup d’émotions, “alors devant ce spectacle, j’ai crié pardieu ! L’voilà qui prend peur en m’voyant, panique, cherche à s’enfuir, renverse mes bibelots, éparpilles mes barrettes et fini par s’engouffrer par la fenêtre ouverte, qu’il casse, bien évidemment.” La grosse femme lâche un cri de rage. “Rah ! quel animal ! Depuis hier que j’dors la fenêtre cassée, à me peler le cul et à avoir peur qu’on vienne m’agresser ! Et quand on va lui demander des explications avec les autres hommes, ceux qui ont entendu mes cris, et bah l’voilà qui dit rin, y’s contente de baisser la tête d’un air honteux. Ah ! Il peut avoir honte oui ! Moi j’dis, faut se méfier de ce gars là, y’a des choses qui tournent pas rond dans sa tête.”
Depuis cet épisode, c’était l’effervescence. On regardait Kenny avec un air un peu plus inquiet. Il n’était plus “le grand géant inoffensif.” Les imaginations s’emballaient. Le costaud le savait, et baissait davantage les yeux quand on le croisait. Le directeur informé ne voulu pas prendre de mesure, sachant qu’il n’avait fait de mal à personne. Mais sous la pression de la poilue, qui avait monté toutes les femmes contre le bonhomme, il accepta d’aller vérifier sa roulette, avec l’aide du trapéziste et du dresseur de lion.
Ce qu’il découvrirent dépassait l’imagination : des centaines de milliers de pinces, de barrettes, de coiffures, étaient entreposées dans la minuscule roulotte. Les murs en était recouverts, tous ces trophées étant soigneusement fixés sur le papier peint. Quand ils ouvrirent les tiroirs, il y en avait davantage, non triées, pèle mêle au milieu de toutes les affaires du quotidien. Ils ressortirent tous trois blancs comme un linge, peinant à décrire aux artistes pressés de questions ce qu’ils avaient bien pu voir.
L’on fit une grande réunion autour du feu de camp. Le sexe faible voulait qu’on le congédie, craignant pour sa sécurité. Le sexe fort, plus hésitant, avançait tout de même les problèmes que cette obsession étrange pouvait causer avec le public, en partant du principe que la plupart des pièces à conviction retrouvées avaient dû être volées discrètement au cours d’un bain de foule.
L’on se demanda alors comment un énergumène pareil s’était retrouvé dans le cirque. Tous les regards se tournèrent vers le directeur, qui, la tête baissée, les dents serrées, avoua que c’était les parents du jeune homme qui l’avait fait embaucher car il avait eu “des soucis au village”. Les murmures de désapprobation montèrent. Et la sécurité des artistes alors ? Le cirque avait-il vocation à recueillir les fous et les obsédés ? Le dresseur de lion, qui était un homme très pragmatique, éleva la voix et proposa que l’on aille chercher l’intéressé. C’est ce qu’on fit, mais on ne le trouva pas. La rumeur monta de plus belle, l’on se demandait s’il se cachait pour faire un mauvais coup. Mais au bout d’une heure, il fallut se rendre à l’évidence. Il était partit. Soudain, une plainte aiguë déchira le silence des murmures. C’était la poilue. “Il est partit avec ma boite, ce goujat !”
Semaine 16 : Plastique (579 mots)
Dans la boutique luxueuse à lumière rouge tamisée, l'homme hésitait. C'était un beau trentenaire, aux tempes grisonnantes, au chapeau gris assortit à son costume-cravate. Son attaché caisse et ses lunettes à monture épaisse faisait souvent mouche auprès des vieilles dames. Il était trop sage, trop bien mis pour le décor tape à l’œil de l'établissement. Perdu dans une contemplation profonde, il se caressait le menton depuis dix bonnes minutes, quand une conseillère arriva enfin. Elle était trop maquillée, et semblait agacé par la présence du client.
« Monsieur, en quoi puis-je vous aider ? »
Elle parlait trop fort, d'une voix aiguë presque criarde.
Sans sembler perturbé outre mesure par l'irruption d'un élément perturbateur dans son monde, l'homme tourna lentement la tête, passa en revu son interlocutrice, ajusta son col, puis daigna ouvrir la bouche.
« Vous tombez bien. Je me demandais quel modèle choisir entre les deux en vitrine. Quels sont les arguments qui me permettront de choisir l'un ou l'autre ? »
La jeune femme semblait avoir du mal à cacher son irritation.
« Et bien c'est très simple le modèle numéro un est entièrement organique, rien d'artificiel, le second contient de nombreux ajouts plastiques et autres polymères. Choisir l'un ou l'autre c'est selon le goût de chacun. »
Le client déposa sa serviette à ses pieds, s'approcha légèrement de la baie vitrée lumineuse. Il resta dans une observation minutieuse des deux spécimens durant quelques minutes. Puis, il se retourna lentement vers la vendeuse.
« Mais.. qu'ajoute donc le plastique au second modèle ? Et si vraiment les ajouts sont intéressants, pourquoi voudrai-je prendre le premier ? Pour quelle raison le proposez vous tout de même à la vente ? »
La vendeuse s'excusa, visiblement au bord de la crise de nerf. Elle emprunta une porte de service dérobée. On entendit des chuchotements, une discussion houleuse, puis une seconde femme arriva, brune, tenue stricte. Elle souriait et semblait heureuse d’accueillir le client.
« Alors Mr Allos, toujours hésitant n'est ce pas ? »
Devant cette figure familière, l'homme se détendit.
« Oui précisément Patricia, j'hésite entre les deux modèles voyez vous. La demoiselle que j'avais n'était pas très aimable... »
« Allons donc monsieur, vous êtes un habitué ici, vous savez que Mélie a un fort caractère, mais ce n'est pas contre vous. On va choisir tous les deux, d'accord ? »
Le client acquiesça, heureux, tandis que Patricia lui expliquait patiemment tous les avantages que l'ajout de plastique ajoutait à son produit : des courbes mieux maîtrisées, un toucher plus ferme, un design dernier cri. Pourquoi le modèle organique était toujours là ? Le goût des bonnes choses, authentiques, moins belles mais plus résistantes, avec du caractère davantage que de l'esthétique. Si monsieur aimait l'efficacité, la simplicité, il pouvait choisir le modèle plastique. Mais s'il se sentait de faire un investissement durable, sur le long terme, avec une efficacité qui ne serai pas au beau fixe immédiatement mais lorsqu'il aurait appris à connaître le modèle, il pouvait tenter l'organique.
L'homme semblait ravi, il souriait.
« Je vais choisir le second modèle. Non pas chère amie que je n'apprécie pas l'authenticité, mais ma mémoire vacillant de plus en plus, je ne saurai apprécier un investissement sur le long terme. »
Sans rien montrer de son soulagement, la vendeuse se hâta de prévenir le second modèle et désigna l'entrée de la chambre au client.
« Elle sera là dans cinq petites minutes, ça vous fera 100 francs. »
Semaine 17 : Historique (581 mots)
Et cette envie, cette envie de danser, cette envie de ne faire qu'un avec le grand tout, cette envie d'être un tout et de n'être qu'un. Elle était grise et elle riait. Elle se demandait pourquoi elle avait attendu tout ce temps pour être heureuse, pourquoi elle n'avait pas été libre dès le début, pourquoi elle n'avait pas compris qu'elle en était capable.
Le vent lui caressait la joue, emmêlait ses cheveux bouclés. Il passait le long de sa cuisse nue, la faisait frisonner. Mais elle n'y prêtait pas attention. Le long des falaises qui bordaient l'océan, elle gambadait, comme un animal qui aurait perdu toute notion de survie. Il fallait faire attention où on mettait les pieds, ne pas tomber dans une brèche au sol. Le soleil avait décliné depuis quelques heures, les arbres étaient devenus des silhouettes sombres, le sol dégageait une luminosité très douce, très faible, si faible qu'on le confondait avec le ciel étoilé. Seules quelques taches noires, de petits buissons, des plantes, tachaient cette étendue diaphane. Les étoiles en miroir faisaient exactement le contraire. Elles illuminaient la nappe sombre du ciel. Et la mer, la mer dans laquelle la lune se reflétait une fois, deux fois, trois fois, des milliers de fois sans être lassée. La femme aussi était une grande masse sombre, et aujourd'hui elle venait de découvrir les étoiles qui se cachaient en elle. De petites boules lumineuses si chaudes, si brillantes, qu'elle se sentait portée, comme dans un courant ascendant, vers le plus haut d'elle même.
Elle pouvait tout faire.
Elle sentait, tout au fond d'elle même, qu'il s'agissait d'un moment historique. Pour elle, pour le monde, pour l'univers. C'était le moment où elle avait pris conscience d'être vivante.
Elle s’allongea et ferma la yeux, savourant cette sensation unique du moment présent.
Le temps passa. Elle ne savait pas à quelle vitesse et ne voulait pas le savoir. Il passait, tout simplement, c'était suffisant. En même temps que les effluves de l'alcool s'évaporaient, son euphorie le faisait aussi. Les vagues léchaient les falaises. Le bruit était sourd, répété, un peu angoissant. Il faisait froid, le sel dans l'air se collait à la peau, la rendant moite, poisseuse. On n'y voyait rien, mais le bord de la falaise était tout près. Il s'effondrait par endroit, ouvrant des brèches, des petites crevasses tout au long du chemin qu'elle avait parcouru en sautillant sans se soucier de rien. Elle ne savait pas où elle était. La fraîcheur de la nuit s'était déposée sur l'herbe dans laquelle elle était couchée, elle était trempée. Ses longs cheveux en désordre étaient emmêlés de brin d'herbe, de feuilles.
Elle eut peur.
Elle se redressa, pensa à l'avenir, au futur. Une chape en béton vint refermer le couvercle qu'elle avait ouvert cette nuit. Les étoiles furent enfuies tout au fond. Sans leur chaleur, elle se mit à frisonner. Elle refusa, cherchant à retrouver, à remettre la main sur cette sensation exquise qu'elle avait ressenti tout à l'heure, mais rien n'y faisait, elle ne ressentait plus qu'une peur sourde, de la honte et du désarroi.
C'était fini.
Semaine 18 : Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras (642 mots).
C'est un ado qui ne se plaît pas. Il a les cheveux gras, le dos gras, le visage gras, mais absolument aucune constitution. Il a les jambes en allumettes, les bras en bâtons, le corps en asperge. Sa tignasse forme des épis énormes, incoiffables. Rien ne lui va car il n'y a rien à mettre en valeur. Il est essoufflé au moindre effort physique, personne ne lui demande de l'aide pour porter des charges, il n'en serait pas capable. Il n'est pas très brillant à l'école, tout juste la moyenne, on lui proposera sûrement un bac pro qu'il n'acceptera pas. Il ne se trouve vraiment pas attirant ni très intelligent. Il n'a pas de voiture, ni de scooter, ni même de vélo. Tout son argent de poche passe dans l'entretien de son chien, son meilleur ami, son compagnon depuis toujours. Il ne peut jamais payer des coups aux autres quand ils sortent en boîte. Il ne peut jamais se payer les sorties en groupe ou les dernières consoles à la mode.
C'est un garçon qui ne se plaît pas mais qui a UNE seule qualité. Il sait faire rire les autres. Il a le contact facile, trouve toujours les mots. Ce qui est très étonnant d'ailleurs. C'est un don qu'il a, malgré vents et marées, aussi dépréciable soit sa personne il arrive à passer par dessus et à engager une conversation amusante. Mais ça ne lui sert pas à grand-chose. Il se sent comme une chaussette dans un monde de ballerines. Une chaussette très rigolote, mais pas du tout à la hauteur.
Un jour il décide de se prendre en main et griffonne sur un bout de papier le « lui » de demain. Musclé, avec les moyens de s'amuser. Formidable.
Il postule d'abord dans tous les fast food, est finalement pris dans une pizzeria miteuse en tant que livreur. Il avait eu de justesse le permis scooter à l'école. Au moins ça de gagné. De justesse, comme d'habitude.
Ensuite, il s'inscrit dans une salle de sport.
Il a beaucoup de mal.
Il est confronté sans cesse à ses échecs. Il voit qu'il n'y arrive pas. Il ne veut plus se lever pour le boulot. Il ne peut plus se regarder après s'être échiné une longue heure sur un exercice de bas niveau. Ca le mine, le tourmente. Il a accroché sur son bureau son futur lui même, si beau et si fort, si fier de ce qu'il accomplit. Ils s'observent longuement, cherchant à se reconnaître l'un l'autre comme n'étant qu'une seule personne, mais le mensonge est trop gros, trop lourd.
Il déprime, il cesse de communiquer, cesse de faire des blagues.
Il est étonné de recevoir autant de messages, de voir autant de gens s'inquiéter pour lui. Il est peut être une chaussette à rayures après tout. C'est le top du top de toutes les chaussettes. Peut être même qu'il a été tricoté en poil d'angora et qu'il est extrèmement chaud et doux. Mais il reste ce qu'il est. Un gars qui ne se plaît pas.
Alors un jour, alors qu'il regardait ses bras trop maigres qui ne gonflaient pas, ses cheveux trop gras qui ne se disciplinaient pas, son front trop gras qui luisait dans la semi obscurité, il prit une décision. Il jeta le moi-ballerine, le futur lui menteur. Il avait décidé d'une chose.
« Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras »
Il savait en quoi il était bon, il avait juste refusé de l'admettre tout ce temps. Qui voulait d'un lui costaud ? Lui, les autres ? En vérité tout le monde n'attendait qu'une chose, c'est qu'IL entre en scène. Qu'il soit enfin ce pourquoi il était doué.
Alors, il récupéra ses affaires derrière le comptoir de la pizzeria, donna ses baskets à un jeune immigré faisant la manche, et alla revêtir son plus beau costume.
Semaine 19 : Perruque (2255 mots)
Dans le château il y avait toujours eu deux clans, deux puissantes familles qui se disputaient les faveurs du seigneur. Il y avait les Gosh, verriers de père en fils, dont les vitraux étaient les plus beaux et les plus fins de tout le royaume, et au-delà. Il y avait les Forg, tisserands de père en fils, dont les tissus étaient les plus fins et les plus doux de tout le royaume, et au-delà.
Les deux familles avaient plus ou moins cohabitées quand elles restaient chacune dans leurs savoirs faire. Mais à mesure que le château et le village autour prospéraient, les besoins se diversifiaient aussi. Nul doute que des rapaces comme eux ne purent s'empêcher de songer à tout le bénéfice qu'ils feraient s'ils diversifiaient leurs investissements. C'est alors que débuta une guerre, d'abord froide et distante, puis de plus en plus franche et cruelle. Il y eu des magouilles, des ententes, de l'argent passé sous les tables, du chantage, de la démagogie. Mais ça ne suffit pas longtemps. Peu de temps après commencèrent les morts, les jouxtes dans les rues, les duels sanglants entre les partisans de l'un et de l'autre camp. Jusqu'à ce que le seigneur n'en puisse plus de ces querelles de coqs qui troublaient l'ordre de son paisible domaine. Il fit jeter les deux familles (qui représentaient une vingtaine d'individus de tout ages et sexes de chaque côté) hors des murailles, les enjoignant à se battre à l’extérieur et offrant la place de favoris au gagnant. Il n'envisageait pas alors les proportions que prendrait cette décision. Ce fut une véritable guerre de tranchée qui débuta.
Chaque famille construisit tout d'abord des camps de fortune pour héberger ses aînés et leurs femmes. Puis les hommes forts, ceux en age de se battre, se mirent à préparer le champ de bataille. Les fils de Gosh étaient de robustes gaillard, maîtrisant le feu. Les fils de Forg maîtrisaient les mécanismes fins et les pièges mortels. Chaque camp prit possession d'un côté des murailles. La partie gauche pour les tisserands, la droite pour les verriers. Ils bataillaient pour pouvoir contrôler l'entrée principale. Quelque soit l'homme qui osait passer le pont levis pour se rendre à l’extérieur, il était prié de rejoindre les rangs du camp dominant ce jour là, sous peine de graves dommages physiques. Le roi s'arrachait les cheveux, l'ampleur et le recrutement étant tel que même ses chevaliers ne pouvaient plus venir à bout des deux armées qui, s'assiegeant l'une l'autre, les assiegeaient eux aussi.
Les marchands venant des villes voisines furent d'abord menacés eux aussi. Puis la ruse et l’appât du gain propre à leur profession surent trouver un moyen d'exploiter au mieux la situation. Le château était réapprovisionné en même tant que le camp qui avait le plus à proposer en échange. Le début d'échanges fructueux était amorcé, les deux camps ressemblaient de plus en plus à de petits hameaux qui gagnaient en importance de jour en jour.
Pendant tout ce temps, la guerre continuait, mais sous une autre forme. Elle était moins sanglante, plus froide, plus compétitive. Il s'agissait de savoir qui aurait la plus grosse armée, qui gagnerait en puissance, qui prospérerait le mieux. Les combats, nécessaires au contrôle de l'entrée du château, étaient devenus plus ritualisés, plus officiels, une fois par semaine environ. Les deux équipes rivalisaient de stratagèmes davantage que de force brute.
Hans était du côté des verriers, les liens de sang ayant décidé à sa place son affiliation. Il avait acquis une bonne place au sein de l'armée car il savait viser avec précision et ses flèches de verre acérées faisaient des ravages. Il n'avait pas encore de recul depuis que les combats à l’extérieur du castel avaient commencés. Il n'avait cessés d'être occupé depuis. D'un côté, cela le changeait de la douce paresse dans laquelle il s'enfonçait auparavant, promis à une carrière glorieuse et ne manquant jamais de rien. D'un autre, il était encore si loin de pouvoir dormir dans un lit confortable qu'il regrettait parfois amèrement de s'être engagé dans tout ça. En tant qu'ascendant direct de Gosh, il n'aurait, de tout façon pas eu le choix.
Mais de plus en plus, il se prenait à jeter un œil au camp adverse. Il voyait des hommes comme lui, des femmes et des enfants semblables à sa famille, une grande famille qui s'affairait tout comme la sienne. Il prenait petit à petit conscience de l'absurdité de la situation, sans pouvoir encore le conscientiser. Et puis, quoi ? S'il osait en parler à l'ancien, ou même à un de ses frères, quelle serait leur réaction ? Il ne voulait même pas le savoir. L'homme se souvenait qu'avant, l'entrée du château grouillait d'activité, qu'il y avait des huttes tout autour des murailles, que les visiteurs arrivaient de tous les horizons. Mais depuis quelques mois, plus personne n'osait s'aventurer ici. Tous les hommes forts ayant mit un pied sur le chemin avaient soit été enrôlés soit gardés en otage et libérés en échange de rançon. Seuls les marchands avaient su se substituer à ce traitement.
Ce matin, pourtant, il vit une silhouette apparaître à l'horizon. Une silhouette fine, seule, qui ne semblait pas transporter de chariot ou de bagages. Piqué de curiosité, il suivit la progression lente de l'étranger à travers le chemin à travers la plaine. Hans entendit le bruit d'un sifflet venant des murailles, il en conclu qu'il n'était pas le seul à avoir remarqué le voyageur. Il regarda autour de lui et vit que les hommes du camp adverse, tout comme les siens, avaient lâchés leur besogne pour assister, eux aussi, à l'arrivée inopinée du personnage.
Cela faisait tellement, tellement longtemps que quiconque n'avait osé s'aventurer au château..
Pat était garde, gardien des murailles qui les protégeaient de l'envahisseur. Depuis plusieurs mois maintenant, il ne gardait plus rien et se contentait d’observer « la bande de ploucs » comme il disait, rivaliser d'imagination pour se mettre sur la gueule. Pat avait le temps de voir toutes les bonnes femmes qu'il voulait, et comme les marchandises étaient devenues rares, il économisait et pouvait se payer les mieux gaulées et les moins farouches. Il était heureux comme un coq en pâte, avait prit du ventre à force de rester assis à rien faire.
Il y avait une époque où ils devaient tous s’entraîner régulièrement, où il faisait pas bon être garde et être au premier rang en cas d'attaque. Mais maintenant, tout ça, à cause de cette bande de p'tits sauvage, c'était fini, ter-mi-né. Il n'avait pas touché à son arbalète depuis tellement longtemps que le bois s'était fendu avec l'humidité. Bah évidemment le seigneur le voyait pas comme ça, lui il enrageait davantage. Faut dire que c'était pas très bon pour le commerce. Et puis plus aucune nouvelle tête, il commençait à être monotone le castel.
Ce jour là, Pat était en train de boire une bière, contre la muraille, en galante compagnie. La petiote était une habituée, il était son client depuis un bout de temps maintenant et il commençait à s'en lasser un peu. Aussi quand la gueuse se mit à lui réclamer trois sous, fut-il enchanté de détourner le sujet en se penchant vers l'horizon.
« Ne vois-tu point quelqu'un en approche ? »
Effectivement, une silhouette isolée se dessinait sur les collines. Pat siffla ses compagnons un peu plus haut et leur fit signe. A l’extérieur de la murailles, les deux familles s'étaient tues, fascinées par le gaillard assez fou pour venir s'aventurer ici. Puis, à mesure que celui-ci approchait, les murmures montèrent de plus en plus haut. Pat dressa l'oreille, ne comprit pas, puis reporta son attention sur le voyageur et, comprenant soudainement, répéta la phrase qui s'élevait à la ronde : « C'est une femme ! »
Le seigneur avait fait de pester et ruminer son sport national. Il était en train de le pratiquer de manière intensive dans la froide salle du trône quand son bras droit entra. Il avait demandé à ne pas être dérangé. Mais il était déjà trop énervé pour s'emporter davantage. Ces histoires de familles concurrentes avaient brisées toutes ses aspirations de prospérité. Il s'était fait voler la vedette, les avaient laissés grandir, grouiller, gagner en puissance, pour se retrouver à la merci de leurs caprices. Maintenant, ils étaient tellement bien installés qu'il ne pouvait plus les déloger. Il allait être obligé de demander aux seigneurs des alentours de lui prêter main forte. Si le roi l'apprenait, il le désisterai. Les autres seigneurs se riaient déjà de lui, s'il leur demandait de l'aide il ne se relèverai plus, et c'est son nom et celui de ses héritiers qui serait à jamais marqué du sceau de la honte.
Il était impuissant à gérer la crise mais ne pouvait pas l'admettre. Alors il ruminait, encore et encore, attendant une sortie, espérant avoir fait les choses autrement, se lamentant sur son sort. Et il refusait qu'on le dérange, tous ces alliés stupides avec leurs solutions fumeuses, ces commerçants ne songeant qu'à leur propre sort, ces femmes qui jouaient sur ses nerfs à pleurer leurs maris disparus.
C'est donc avec un mutisme abscons qu'il s'apprêtait à recevoir son conseiller. Mais quelque chose était nouveau sur le visage du vieux soldat qui entra, un mélange entre surprise, espoir et inquiétude. Le seigneur su qu'il se passait quelque chose.
« Vous devriez venir voir ça, sire.. »
Sans mot dire, il le suivit et sortit sur la muraille.
Il y avait une femme qui s'approchait du château. Elle était seule, sans bagage, sans monture. Elle tenait emmitouflé un paquet entre ses bras, enroulé dans un long châle. Ses longs cheveux blonds volaient au vent, à peine retenus par le foulard qui lui dissimulait le visage.
Tout le château et ses alentours étaient silencieux, le monde retenait son souffle tandis qu'elle s'approchait des barricades et passait entre les deux camps ennemis. Aucun des Gosh ou des Forg ne bougea. Elle marchait, tête baissée, toute maigre, en tenant contre elle ce que le seigneur reconnu comme un petit enfant. Personne ne l'arrêta. Elle arriva devant les portes. Quelques minutes passèrent. Il fallait qu'il prenne une décision, et maintenant. Le souverain hurla « OUVREZ LES PORTES ». Un long silence suivit, puis le crissement du bois et de la corde retentirent. La femme entra, le passage se referma. D'un seul mouvement, les deux camps se réunirent en un seul près de l'entrée, cherchant à apercevoir l'inconnue à travers les meurtrières, discutant entre eux de ce qu'ils avaient vu ou entendu.
Le brouhaha montait, montait.
Sylvain était un bien pauvre homme, mais il était heureux. Il avait épousé il y a quelques années la plus belle femme du monde. Ils avaient cultivés la terre ensemble, avaient criés de joie lorsqu'elle s'est avérée fertile. Leur réussite égalait de peu leur bonheur. Et, alors qu'il n'y croyaient plus, le ciel leur donna encore un cadeau : un enfant à naître. Mais, car le mais arriva, tout ne se passa pas comme prévu. Sa bien aimée mourut en donnant naissance à une petite fille dans une mare de sang. Depuis, les affaires n'ont plus tellement marchées, la vie n'a plus été aussi facile, et Sylvain était resté un pauvre paysan, tellement heureux d'avoir une fille qu'il aurait fait n'importe quoi pour la gâter un peu plus.
Et aujourd'hui était un jour très spécial, car c'était le jour de ses quatre ans. Il ne voulait pas laisser passer une pareille occasion. Cela faisait longtemps qu'il lui avait promis de lui faire voir le castel, où il espérait trouver du travail et une meilleure vie pour elle. Et c'était quand il s'était sentit prêt que cette foutue guerre interne avait éclatée. Il avait eu peur, il avait attendu que les choses s'arrangent. Mais elles avaient empirées. Et le pauvre homme avait toujours sa promesse à tenir.
C'est en regardant l'enfant batifoler dans les hautes herbes, mal fagoté, avec son fichu de travers et rien dans le ventre qu'il se décida. Il sortit de la grande malle les vêtements de sa défunte épouse. Il s'arrangea avec une pauvresse des alentours, à qui il donna ses derniers deniers pour acheter ses cheveux blonds. Puis, ainsi paré, il enveloppa sa fragile progéniture dans le châle qui lui servait de couverture et se mit en route. Il ne possédait rien d'autre.
Il arriva en vu du château. Son cœur battait la chamade, ses jambes amaigries tremblaient sous son jupon. Il passa les premières barricades avec des sueurs profuses le long du dos. Il s'arrêta devant la porte, se mit à prier silencieusement. On le laissa passer. Le bruit grinçant des portes réveilla la petite, qui dormait jusque là. Il attendit que la porte fut refermée pour la poser à terre. Elle se frotta les yeux et regarda autour d'elle. « Où nous sommes ? » demanda-t-elle d'une voix fatiguée. Sylvain enleva sa perruque et prit sa fille contre lui. « Tu ne reconnais pas ? Le castel que je t'avais promis ! »
Il se mit à lui conter la vie rêvée qu'ils allaient mener à présent, elle devenant une dame, lui ayant de quoi manger chaque jour. Nullement impressionnée, la petite réclama les sucreries qui, paraît-il, emplissaient le château. Ils partirent en chercher et leurs silhouettes s’évanouirent au détour des petites rues.
Les Gosh, les Forg, restèrent figés devant la scène. La foule massée devant le pont levis n'avait plus rien de deux armées concurrentes.
Le seigneur ordonna qu'on rouvre les portes.
Sans mot dire, tout le monde rentra chez lui.
Semaine 20 : Orageux (483 mots)
J'aime les orages, ils me donnent l'impression de vivre de grandes aventures. Je me souviens petite, quand nous étions trois têtes blondes devant la fenêtre glacée, à observer du second étage les trombes d'eau qui envahissaient les rues. Nous avions l'impression d'être les seuls rescapés d'une arche à la dérive, malmenée, ballottée par les éléments furieux. Nous comptions les provisions, pensions à l'avenir en huis clos, réfléchissions à comment nous aménagerions la maison pour qu'elle siée au mieux à un usage communautaire. J'aime aussi le bruit des gouttes sur la lucarne, douce berceuse toujours égale, gonflant, s'apaisant, repartant, toujours avec la même voix douce. Elle me donne l'impression étrange et diffuse d'être seul au monde, seul avec la pluie et le toit entre nous deux. Une rencontre intime, tendre, juste entre elle et moi.
J'adore me faire surprendre par la pluie, arriver chez moi avec l'air d'un soldat ayant combattu l'ennemi, rentrant dans son chez lui en héros car il a survécu à l'averse ! Rentrant dans sa patrie où l'attendent avec impatience et transports de joie vêtements secs et chaleur douillette. Se faire un chocolat chaud en se disant qu'on l'a réchappé belle, repensant au moment où la distance entre la maison et soi était si grande qu'on n'espérait plus pouvoir la réduire sans se faire annihiler par l'averse. J'aime avoir l'impression que je vais m'envoler quand le vent souffle, se dire « oulà, ça a failli cette fois, j'ai bien cru ! » et s'imaginer ce qu'il se passerait si la bourrasque réussissait effectivement à achever son œuvre.
J'aime avoir peur de l'orage, quand je suis dans mon lit sous la couette, c'est comme avoir peur des monstres tout en se sachant en sécurité sous l'édredon. J'imagine alors tout le quartier privé d'électricité, les réserves d'eau et de nourriture dont je peux disposer, visualise l'emplacement des bougies ou m'imagine porter secours à un voisin non prévoyant. Et pendant que le chaos s'empare de la ville, je suis en sécurité dans mon cocon 100 % polyester, fabriqué en France et lavable à 90.
J'aime quand les rues sont saturées d'eau et que j'ai peur d'être emportée par l'inondation. Je pense à toutes les maisons de plain-pied qui longent les rues, j'imagine les habitants calfeutrant portes et fenêtres, avec leurs seaux et leurs serpillières. Je calcule combien de personnes je pourrai héberger si les intempéries finissent par avoir le dessus, je garde mon téléphone allumé la nuit pour pouvoir recevoir les appels de détresse. Et surtout je vais me coucher en me demandant : comment cela va-t-il tourner demain ? Me réveillerai-je au son de la pluie ? Quand je vais ouvrir les volets, y aura-t-il des bateaux pneumatiques remontant prudemment les rues ?
Je sais rarement comment expliquer que je préfère l'hiver à l'été, le froid à la chaleur. En réalité c'est parce que j'aime vivre de grandes aventures comme celles là.
Semaine 21 : Céphalées (1622 mots)
Le labyrinthe était immense, les haies hautes et épaisses, couvertes de feuilles brunes. Le ciel était bas, les nuages lourds, l’air poisseux. Au milieu de la vaste mer de ramage, j’avançais, le regard un peu vague, les lèvres pâles, en traînant des pieds, couvrant mes souliers de la poudre jaunâtre qu’exhalait le sable sur le sol. Plus j’avançais, plus le mal de tête se précisait. Et pourtant ce n’était qu’en trouvant la sortie, en comprenant le grand mystère qui se tramait sous mes yeux, que je pourrais m’en défaire.
Il se passait quelque chose à la maison, un drame se déroulait, mais je n’arrivais pas à en extraire la substance.
Si seulement, seulement j’arrivais à comprendre..
Tout avait commencé avec l’accident. Maman avait pris la voiture, j’avais entendu le crissement des pneus, vu l’éclat des phares se déplacer le long des fenêtres, puis cette forte accélération, aiguë, crissante, dont l’écho s’était prolongé dans la nuit jusqu’à ce grand choc qui a tout arrêté. Des bruits de pas qui se précipitaient, la porte de la maison qui claquait, papa qui appelait, dehors, “Rachel ! Rachel !”. La bonne qui se ruait sur moi, recroquevillée dans un coin du salon :
“Angèle, allez de suite dans votre chambre ! C’est une histoire d’adulte !” Et ce faisant elle décrochait le combiné du mur et composait un numéro qu’on m’avait fait apprendre par cœur en cas de danger.
Et j’étais monté dans ma chambre. J’avais entendu plusieurs sirènes, plusieurs voix plus ou moins graves, des pas très lourds dans la maison. La voix de papa, la voix de la bonne, mais pas celle de maman.
Ça a dû lui faire drôle, ce long séjour à l’hôpital. Elle se plaignait tout le temps de tout le monde. La bonne ne faisait pas son travail, papa était un incapable, le facteur incompétent. Personne ne l’aimait beaucoup à cause de ces remarques. Au milieu de ces murs froids et impersonnels, où elle dépendait de quelqu’un pour se lever, comment allait-elle vivre ? Je n’avais pas eu le droit de lui rendre visite, pour ne pas me choquer. Alors je me l’imaginais, agacée comme à son habitude, donner des ordres à la ronde en levant les yeux au ciel, au fond de son lit blanc.
Mais quand elle était revenue, étonnamment, elle avait le visage détendu, très calme. Elle souriait doucement à papa qui la couvait des yeux. Il avait pleins de petites attentions pour elle et tout ce qu’il faisait, lui ou la bonne d’ailleurs, convenait à maman. C’était un peu étrange, inhabituel, mais la maison était calme, tout le monde souriait, l’ambiance était paisible. Tata Josée est venue s’installer à la maison quand maman est rentrée de l’hôpital, papa disait qu’il ne s’en sortirait jamais seul avec la bonne. La bonne disait qu’elle ne faisait pas gardienne d’enfant et qu’elle avait besoin de son jour de congé. Josée avait ses quartiers dans la chambre d’ami et tout le monde l’avait appréciée pour son calme et sa diligence à aider les autres. Elle était déjà venu dans le passé, mais ça s’était mal terminé. Rien de ce qu’elle faisait ne plaisait à maman, elles avaient fini par se disputer et tata était repartie chez elle en pleurs. Maman la critiquait beaucoup aux repas, racontant qu’elle n’avait toujours pas de mari, pas d’enfants, que son boulot était médiocre..
Cette fois ci, elle se montra simplement un peu froide, mais ne fit aucun commentaire. C’est fou comment une maladie peut changer les gens.
Le mal de tête s’amplifiait, comme un étau qui se resserre petit à petit. Il y avait quelque chose qui se passait, et c’était bien au delà du mauvais caractère de maman. Et pourtant je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus. Le ciel était bas, l’orage grondait dans le lointain, et moi j’étais toujours bloquée au même point. Le labyrinthe ne semblait pas avoir de fin, les mêmes allées interminables se succédaient encore et encore, et je ne parvenais pas à trouver du sens à ce que je voyais.
Jamais papa et la bonne n’échangeaient d’autres mots que des salutations polies. Mais ces derniers temps, avant l’accident, plusieurs fois je les avaient surpris en train de discuter vivement à voix basse. La bonne avait les sourcils froncés, comme quand elle dit du mal de l’épicier, et papa regardait le sol en fulminant. Jamais je n’avais pu surprendre ce qu’ils échangeaient, mais ils avaient bien des affaires en commun puisque j’interceptais parfois des regards entendus entre eux.
Quelques jours après qu’elle fût rentrée de l’hôpital, je surpris à nouveau ces conversations secrètes entre deux portes. La bonne disait “Il est venu aujourd’hui”. Et papa la regardait comme s’il voyait un fantôme. Il s’était précipité dans la chambre de maman, n’avait rien dit puis était monté dans son bureau.
Quand je suis entrée voir ma mère, celle-ci ne me vit pas. Les larmes coulaient le long de ses joues, sans bruit, sans expression, de ses yeux perdus dans le vague.
Et alors que maman semblait de plus en plus conciliante et de plus en plus triste, il semblait que papa renaissait de jour en jour. Il s’était remis à siffler gaiement, effectuait de menus travaux dans la maison, saluant les voisins de bonne grâce, prenant même le temps de jouer aux échecs avec Tata Josée. Cela allait sans dire, cet accident avait bouleversé beaucoup de choses.
Et c’est en me faisant cette réflexion que le labyrinthe parut plus touffu encore. Des pointes acérées laminaient ma pauvre tête en ébullition, et pourtant au milieu de tous les indices, je ne voyais pas le fil rouge, celui qui expliquait tout. J’avais l’impression qu’aucune pièce du puzzle ne parvenait à s’emboîter, et pourtant je savais qu’il y avait une solution, quelque part, tout près, je pouvais le sentir, mais n’arrivais toujours pas à l’apercevoir.
Maman continuait à être très froide avec Josée. Elle lui demandait d’effectuer telle ou telle tâche d’un ton las, et sa sœur le faisait. Ça avait toujours été comme ça entre les deux, maman avait tout réussi et tata rien, ce qui faisait que maman se permettait des choses que quelqu’un d’autre ne se serait pas permis. Enfin ça, c’est les mots de la bonne.
Et puis un jour, pas plus tard qu’hier, elles se sont disputées. Josée avait crié “Non, toi tu arrêtes ! Ça suffit de toi et de ton bonheur, maintenant je pense à moi ! Ne crois tu pas que tu as suffisamment usé et abusé de ce que tu avais ? Tu n’as même pas su en prendre soin !”
Et maman avait répondu quelque chose, mais d’une voix beaucoup plus calme et glaciale, que je n’ai pas pu entendre. Les gens changeaient autour de moi. Cela faisait quelques temps que tata souriait davantage. Elle semblait plus heureuse, plus sûre d’elle même, elle prenait plus de temps pour sa toilette le matin, mettait de jolies robes… J’étais heureuse parce qu’elle prenait plus de temps aussi avec moi, à me coiffer, à m’habiller… nous étions devenus très complice. Papa disait que c’était une très bonne chose que l’on s’entende bien.
Maman n’avais pas prit la voiture par hasard ce soir là. Elle avait eu une dispute terrible avec papa. Il l’avait traité de traînée et de catin et elle l’avait traité d’incapable et de minable. Elle était partit en claquant la porte, et il avait crié à travers la fenêtre “Vas-y ! Va le rejoindre et rend toi compte de ta connerie ! Ah ! Ça te fera tout drôle !”
Et plus maman allait mieux, plus la bonne était rude, et sèche avec elle. Ça se voyait dans tout ce qu’elle disait et tout ce qu’elle faisait. Maman lui avait dit un jour, les larmes aux yeux : “Ne pensez vous pas que je suis bien assez puni, Hélène ?” et la bonne était sortit de la pièce en haussant les épaules.
Si seulement j’avais un petit sécateur, pour couper à travers cette haie si dense, pour aller au fond des choses sans faire de détour, ce serait tellement plus facile ! Tous les non-dits s’accumulaient, s’accumulaient dans le ciel lourd, pesaient sur mes épaules, enserraient ma tête et mes boucles blondes. Je pouvais prendre n’importe direction, je tombais toujours sur un mystère plus épais et plus inextricable.
Cela fait trois jours que papa jouait aux échecs avec Josée le soir. Ils avaient l’air heureux de pouvoir s’affronter. Tata avait les yeux qui brillaient, elle replaçait souvent sa mèche derrière son oreille. Après le repas, on me laissait jouer un peu, mais très vite, papa a pris l’habitude de me dire “Va te coucher, Angèle”. Je sais qu’eux ne se couchaient pas, mais j’entendais le bruit feutré de leur discussion tard dans la nuit.
Encore ce matin, j’ai vu maman pleurer. Elle ne parle plus à personne, ne me regarde plus. Le médecin a dit qu’elle pourra se lever très bientôt.
Papa a demandé à me parler ce matin. Il m’a dit que des choses allaient changer. Que Tata Josée allait rester un peu plus longtemps, que maman avait besoin de repos et allait partir à la campagne. La bonne fait ses gros yeux tout le temps quand elle passe à côté des adultes. Quand elle me voit elle me dit “Pauvre petite va !”.
Quelque chose va changer, quelque chose va changer mais je ne saisis pas quoi. Dans le labyrinthe, l’étau s’est desserré, comme si la clef était venue d’elle même, même si je n’ai toujours pas compris. Il me semble que cela n’a plus d’importance, les choses se sont faites, les choses vont changer, et j’ai l’impression que m’acharner à tout comprendre serai inutile. Je le ressens, tout simplement.
Semaine 22 : Comparaison n'est pas raison (382 mots)
Tu es contradictoire, tu dis que tu n’aimes pas le bruit. Tu fuis les endroits animés, grouillant de monde, de musique, le murmure des voix, des éclats de rire, des verres que l’ont fait tinter. Dès que j’élève la voix tu me supplie de la baisser, comme si cela te causait une souffrance insupportable. Je vois bien comment tu te déplace dans la maison : sur la pointe des pieds, attrapant chaque objets des deux mains, délicatement, pour éviter le moindre raclement, le moindre accroc dans le tissu de silence que tu aimes coudre dans la journée. Mais je te le dis, ça ne tient pas debout, ce n’est pas cohérent. Voilà que tu m’amènes près du fleuve, tu dis que c’est ton endroit préféré. N’entends-tu pas le grondement des eaux boueuses, et avec quelle force le courant arrache aux flots ce hurlement sourd et continu ? Moi j’ai l’impression d’entendre l’humanité toute entière crier à l’unisson quand je m’approche d’ici. Et toi tu restes là, les yeux rêveurs, à me dire à quel point tu apprécie le calme. Non vraiment, je ne te comprends pas. Pour de vrai, le silence te fais peur, j’en suis sûr. Je te vois quand tu es seul, tu chantonnes. Et quand tu ne le fais pas, je vois bien aux mouvements de tes yeux qu’il y a toujours quelques conversations au sommet, quelques débats intérieurs que le commun des mortels ne pourrait pas comprendre. Mais toi, je le vois, tu vibres à chaque argument, ton corps palabre, réagit, communique. Même quand tu en as l’occasion, il n’y a jamais de silence à l'intérieur de cette tête. Pourquoi ne pas l’assumer dans ce cas ? Même quand je te crois enfin apaisé, je te vois soudainement te mettre à rire, et je réalise que tu n’étais pas tout à fait avec moi mais ailleurs, t'immergeant dans un bruit rien qu’à toi, que je n’ai pas le droit d’entacher avec mes paroles. Partage un peu, ouvre toi ! Tu rejettes mes vibrations sonores, celles de tous les humains avec un petit froncement agacé des sourcils, mais tu conserves jalousement le tiens, il te procure toute satisfaction et tu serai bien ennuyé de devoir le partager. Non vraiment, tu as des réactions étranges, je ne te comprends pas.
Semaine 23 : Affres (662 mots)
Lucien vit avec une araignée à l’intérieur de son torse. C'était une grosse araignée noire, poilue, pas du tout méchante, mais qui fait du mal sans s'en apercevoir. La plupart du temps, elle est endormie, mais parfois, elle se réveille et se met à courir.
Le problème, c'est que chacune de ses pattes contient une épine, et chacun de ces épines s'enfoncent dans la chair à vif à chaque fois qu'elle fait un pas. Et cela cause à Lucien une douleur insupportable, aiguë, lancinante, affreuse. Comme un animal prit dans les flammes, son esprit n'a plus qu'une idée en tête : faire cesser tout ça, s'enfuir, courir !
Et pourtant, tout paraît si calme en apparence. Son corps va bien, le monde va bien, tout va pour le mieux du monde. Mais dans son âme se déroule la plus cataclysmique des souffrances, d'autant plus terrible qu'elle est totalement invisible. On ne peut pas la voir, la sentir, la toucher, la palper, on ne peut pas la traiter non plus. Pour un mal de ventre, un vrai mal bien concret, il aurait suffi d'un ou deux cachets. Mais il n'a même pas cette consolation.
De temps en temps, l'arachnide s'arrête et les épines s'enfoncent plus longuement à l’intérieur de lui, la douleur devient grave, défaitiste, désabusée. Dans ces cas le jeune homme souffle un peu, prend le temps de réfléchir à son malheur et devient plus sombre, plus aigri, franchement désagréable. Il s'énerve, s'isole et cherche le contact en même temps. Il ne se supporte plus et les autres partagent son sentiment. Mais, comparé, à ce qu'il peut arriver, c'est une situation plutôt confortable, dans laquelle le jeune homme espère rester. Hélas, ce n'est pas pour très longtemps. Souvent, après un court laps de temps, la bête reprends sa course brusquement, arrachant des lambeaux de chair sur son passage, faisant se tordre en deux son propriétaire, lacérant, laminant, rendant toute vie insupportable.
Quand l'esprit est malade, quand il est gangrené, pourri jusqu'à la moelle, ne faut-il pas l'amputer ? Impossible de penser à autre chose, autre chose à part faire cesser cette torture, arrêter d'implorer, arrêter tout. Une échappatoire. Voilà ce qu'il cherche dans ces moments-là. Une échappatoire, et vite.
Il l'a déjà trouvé, depuis bien longtemps, mais il n'ose pas le prendre.
Il tourne et retourne près de la fenêtre est ouverte, comptant les étages, calculant la chute. Le risque est grand : la douleur va-t-elle s'arrêter ou empirer ?
Autre chose le freine, c'est le ciel bleu, si calme, comparé à lui. Les oiseaux chantent tandis qu'il se ramasse sur lui-même comme une bête blessée.
Son corps hurle, se consume, tandis que dehors, la nature, tendre est apaisée, s'épanouit comme si de rien n'était. Il fait si bon aujourd'hui…
Ce paradoxe si cruel, cette sérénité de la création comparés à sa souffrance inqualifiable le font douter. Est ce que cette douleur est réelle ? Est ce juste dans sa tête ? Manque-t-il simplement de volonté ? Est-ce lui, l'araignée ? Est-elle sa création ?
Des millions de personnes souffrent, sûrement bien plus que lui. Mais les connaît-t-on ? Elles ne se plaignent pas, elles continuent à vivre sans rien dire. Est-il simplement trop douillet ? Doit-il apprendre à serrer les dents, à s'endurcir ? Peut-être que tout le monde est dans le même bateau, et qu'il est seul à s’apitoyer sur lui-même, à faire des histoires et à exiger une paix inatteignable. Comme un purgatoire où la résignation serait la règle. Y a-t-il une autre issue, de toute façon ?
La terre tourne, exactement comme elle l'a toujours fait. Le cycle de la vie poursuit, difficilement, mais avec ardeur, la tâche millénaire d'équilibre qui lui a été confiée. Tout le monde souffre, meurt, naît, dans un même cri silencieux. Tout le monde a son araignée.
Alors, Lucien serre les dents, sanglote comme un ballot de paille à la dérive sur les vagues de son tourment. Et la vie continue, comme toujours..
Semaine 24 : Main (984 mots)
Ils étaient quinze autours de la table. Des cols blancs, des cravates, quelques nœuds papillons, des boutons de chemise, des vestes sombres, les manchettes ajustées et les montres dorés. Ce qui frappait le plus, c'étaient les doigts boudinés et les cigares cubains, tous ornés de bagues épaisses, qui montaient jusqu'aux lèvres fines et sournoises de ces visages rubiconds et fat. Je faisais partie de ceux-là, j'étais l'un d'entre eux, et j'étais totalement semblable à leur description.
C'est alors qu'il est arrivé. J'étais à un bout de la table, il se plaça à l'autre. Je ne sais pas pourquoi, mais je l'ai trouvé différent, différent de nous tous. Il avait les mêmes manières, les mêmes mimiques, les mêmes vêtements, mais quelque chose dénotait en lui. Son demi-sourire et ses dents blanches me mirent mal à l'aise. Sa petite moustache et sa manière de fumer lui donnaient l'air d'un jeune aristocrate avec beaucoup de temps à perdre. Sa mise impeccable indiquait aussi qu'il n'avait jamais eu à se soucier d'argent. Il salua la compagnie de gros hommes que nous étions, pour la plupart ivres ou en phase de l'être, tentant avec peine de contenir nos ventres rebondis derrière la nappe rouge, à peine honteux de les laisser s'étaler vulgairement près des reliefs de notre repas. Les boutons de nos chemises ployaient sous ces lourds amas de tripes et de graisses, constitués au fil des années par des repas avec des premiers ministres, des notes de frais, des entrevues diplomatiques et par des cadeaux généreux. On déboutonnait discrètement nos pantalons pour pouvoir respirer. Des taches de sueurs sous nos aisselles, des gouttes salés qui coulaient le long de nos tempes trahissaient la proximité forcée dans laquelle nous nous trouvions depuis quelques heures : la chaleur était étouffante.
Mon esprit passa de ce constat à un autre par une association d'idées très simple : il y avait eu des putes avec nous à table, pour égayer le repas. Je les cherchais à présent dans la salle et n'en trouvait plus une seule. Cela m'inquiéta, davantage parce qu'on nous en avait promis tout au long de la soirée que parce que cette subite disparition ne présageait rien de bon.
Un tonerre d'applaudissement et de hourras me tira de mes pensées. Le nouvel arrivant avait sorti de derrière son dos une bouteille de prestige, aux arômes de toutes beautés qu'il avait bien tord de gâcher dans des gosiers grossiers comme les nôtres. Le gouverneur le gratifia d'une accolade chaleureuse tandis que notre diplomate tenta d'improviser un mot d'esprit qui tomba à l'eau. Il était visiblement aimé de tous.
C'est alors que je remarquai ses mains : des mains fines, aux gestes agiles, rapides, entourés de fins gants blancs. Il me fit penser à un magicien, tant ses mouvements étaient gracieux et envoûtants. Cette impression de malaise me reprit à nouveau : ce type me donnait froid dans le dos, et le plus inquiétant dans tout ça, c'était que j'étais incapable de m'expliquer pourquoi.
Il débouchonna d'un geste sûr le précieux breuvage. L'agitation de ces messieurs était à son comble : ils tapaient sur la table, chantaient, encourageaient l'étranger dans sa manœuvre, s'interpellaient. Ma tête bourdonnait, je ne pouvais détacher mes yeux de ces mains à l'ouvrage.
C'est alors que j'eu l'impression surréelle que quelque chose de dangereux se passait. Quelque chose que personne ne vit, que je n'aurai pas dû voir. Entre deux gestes charmants, quelque chose avait été glissé dans le goulot, quelque chose qui ressemblait à une poudre. Je restais pétrifié, incapable de réagir, incapable de croire à ce que j'avais vu. Autour de moi, on s'agitait, on riait, on réclamait la boisson à grands cris. Tout était parfaitement normal. Tout sauf cette putain de demi-seconde qui donnait à toute la scène une signification effroyable. Mes collègues tendirent leur verre, tendirent le mien aussi. Je ne réagis pas. Il les servit. Tous.
La demi-heure qui suivit ne sembla durer que quelques secondes. Je tremblais comme une feuille à l'idée d'être découvert. Je n'aurai pas dû regarder, pas dû remarquer. Silencieusement, j'avais pris mon verre et avais trinqué avec les autres. Puis j'avais répandu le liquide sur mes genoux, en feignant de le boire. Il me semblait que l'étranger me souriait, entre deux conversations mondaines. J'évitais soigneusement de croiser son regard.
Soudain, un cri, un cri différent des autres s'éleva. C'était le président qui se tenait la gorge. Ses yeux exorbités étaient remplis de terreur. Il s'écroula dans un râle sourd.
Tout d'abord, personne ne réagit. Puis, un à un, les invités réalisèrent ce qu'il se passait. Certains se levèrent, puis se mirent à hurler quand ils aperçurent les gardes armés près des portes. D'autres se précipitèrent pour vomir, mais furent terrassés à peine debout. Les femmes criaient et les hommes suppliaient. En moins de quelques minutes, ils étaient tous à terre, vomissant une mousse blanchâtre. Toute la scène était si surréaliste que je peinais à réaliser que c'était la mort qui passait sur ces visages congestionnés. Le silence soudain en était presque reposant.
Il ne restait que moi. Moi et le magicien.
Il me sourit derrière ses fines moustaches. Son visage fin était charmant, vraiment charmant. J'étais terrorisé. C'est alors que je vis ses mains, ces mains si belles et si délicates, empoigner une corde à piano. J'étais juste en face de lui, à l'autre bout de la table. Il monta prestement dessus, le bois grinça à peine, et se mit à avancer dans ma direction. Son sourire était carnassier. Il n'aurait aucun mal à se jeter sur moi. Et pourtant, tout aussi condamné que j'étais, je ne voyais que ces mains, lovées dans ces gants blancs, ces mains envoûtantes qui répétaient le crime qu'elles s'apprêtaient à commettre, avec la même grâce que s'il s'agissait d'ouvrir une bouteille ou de saluer une dame.
Et ma seule et dernière pensée, fut le regret. Le regret de n'avoir pas bu.
Semaine 25 : Radioactivité (1076 mots).
Il faisait sombre et l'air commençait à se rafraîchir. Je serrai contre moi ma large cape en laine, espérant qu'elle me protège des caprices de l'automne déclinant. Cela faisait plusieurs heures que je chassais, arc à la main, et les cadavres sanguinolents de quatre beaux lièvres pendaient à ma ceinture, attirant les mouches, laissant derrière moi une piste noire de sang séché.
J'aurai dû rentrer. J'aurai dû rentrer il y a plus d'une heure. Les bois étaient profonds, malheur à celui qui s'y faisait surprendre. Des bêtes, j'en ai vu de toutes sortes, mais dans ces bois, ces bois maudits, vivent de véritables abominations, sorties tous droit des enfers.
J'en ai rencontré une, une seule. Et je ne suis pas prêt de l'oublier.
La franche cicatrice sur mon front se mit à tirailler ma chair : à l'évocation de ce combat où je faillis perdre la vie, la douleur revenait inéluctablement, comme un mauvais sort qui viendrait me hanter. Les yeux de ce monstre étaient totalement noirs, plus noirs encore que les silhouettes des arbres décharnés autour de moi. Le démon lui-même n'avait pas autant d'obscurité dans son âme. De ses narines sortaient un feu brûlant et son haleine chargée de charognes exhalait la triste fin des créatures qu'elle avait lacérées et dévorées avant moi.
Mes jambes en tremblaient encore. C'était la toute première fois que j'allais dans le bois, le jour où je l'ai rencontrée. Depuis, je n'ai plus chassé qu'ici. J'étais le seul de ma tribu à l'oser. Certains m'évitaient, disant que j'étais maudit, dément. Mais depuis le jour où la mort m'a caressé, je n'ai pensé qu'à revenir, encore et encore, pour quémander d'autres baisers. Ce que j'ai vu dépasse l'entendement humain. Le frisson que j'ai ressentit à l'instant du coup fatal, était bien plus puissant que ce que mon corps de mortel pouvait ressentir. Je n'ai plus pensé qu'à ça. Retrouver, retrouver encore et encore cette sensation. Embrasser à nouveau de mes lèvres brûlantes la froide main de la belle faucheuse, me sentir partir.. et renaître. Oui, je ne suis plus le même depuis. Mon ancien moi est bel et bien mort sous les cornes de la bête. Mais depuis, je ne me suis jamais sentit aussi vivant.
Dès que mes blessures s'étaient refermées, j'avais repris mes armes, revêtu mon armure de cuir, et j'étais reparti chasser. Depuis, j'en ai affronté, des créatures. Des loups, des félins, des ours.. Mais jamais aucune n'a pu me défier. J'étais trop fort. Les tuer ne me faisait rien. J'avais besoin d'autre chose. J'avais besoin d'un combattant à ma taille. Je voulais revoir la bête.
Nous nous étions tous deux affrontés des heures durant, avec la même farouche détermination, et un seul but : la victoire. Nous étions gravement blessés, mais j'eus un instant de faiblesse qui lui permis de charger, de m'empaler avec ses cornes massives et de me soulever au-dessus du sol. J'avais alors saisi mon poignard et l'avais enfoncé dans un ultime sursaut de survie dans la peau épaisse de son crâne. Avec un mugissement de douleur, elle m'avait envoyé voler quelques mètres plus loin. J'ai perdu connaissance. Mais je n'avais pas totalement perdu. La bête s'était effondré juste après moi, vaincue par la plaie béante que mon instinct m'avait permis de lui infliger.
Les enfants avaient dansé, dansés autour de la dépouille. Les femmes avaient chanté des prières mystiques, pour protéger mon âme. Notre sorcier avait exorcisé le cadavre. Ses chairs étaient décomposées avant même que la nuit n'arrive. Quand j'eu la force de me traîner jusqu'à lui, il ne restait plus qu'un tas de chair et de tripes. Et des crocs. Je serrai mon collier contre moi. Je les garderais avec moi à jamais, pour ne jamais oublier.
Les nuits suivantes avaient été terrifiantes au village. Plusieurs attaques d'animaux sauvages. L'air était lourd, les bruits nocturnes redoublaient d'intensité. On criait à la malédiction, les gens avaient peur. Mais moi, je savais, je savais ce que cela signifiait. La forêt m'appelait. Elle appelait le nouveau champion en son sein.
Et j'ai répondu à cet appel.
Depuis que je chasse à nouveau, seul dans la forêt interdite, beaucoup de choses ont changé. En moi surtout, mais aussi dans la manière dont les autres me voient.
Le manque de lumière entre les arbres entremêlés a rendu ma peau pâle. Mes yeux se sont noircis. Dans ma fièvre de retrouver un adversaire à ma taille, je ne dors plus. Mes cernes sont brunes. J'ai laissé pousser mes cheveux, désintéressé par tout ce qui ne concernait pas ma quête. Depuis le combat, ils sont blancs-grisâtres. Ma barbe de trois jours ne pousse plus. Je suis extrêmement amaigri. Comment trouver l'appétit quand je pourrai marcher davantage et trouver ce que je cherche ?
Les enfants ne viennent plus vers moi quand je rentre le soir. Je les effraie. Quand j'entre dans une hutte, les gens se taisent à l'intérieur. Le chef du village me regarde souvent. Il veut me parler. Mais il ne le fait pas, parce que je sais ce qu'il veut et il sait ce que je vais lui répondre. Ils pensent que je devrais arrêter d'aller dans la forêt. Ils pensent qu'il y a là-bas quelque chose qui me rend fou. Ils pensent que j'apporte le mauvais augure au village, quand je reviens chargé de l'air vicié de la végétation malade. Toute la forêt semble malingre, frappée par le fléau. Mais en réalité, ce n'est qu'une apparence. Elle recèle bien plus de puissance qu'elle ne laisse paraître. Et c'est ça qui m'attire vers elle.
Les gens du village savent que je serai obligé d'écarter quiconque se dresserait sur ma route, entre moi et mon terrain de chasse, entre moi et la bête. Et ils savent qu'en tant que meilleur guerrier de la tribu, personne ne pourra m'arrêter.
Alors ils se taisent, et ils ont peur, je le sens. Je sens ce genre de chose, à force de traquer.
Quant à moi, prisonnier de mon désir, je sais que la fièvre est en train de me ronger. Je sais que la folie prend petit à petit le pas sur mon corps fatigué. Je sais que je devrai arrêter, avant qu'il ne soit trop tard. Je sais que j'attire le mal, non seulement sur moi, mais sur ceux qui vivent avec moi. Mais je ne peux plus, je ne sais plus lutter. J'ai besoin de cette puissance, dû-t-elle me tuer, je la trouverai. Et je l'affronterai.
Semaine 26 : Maton (1237 mots)
La salle de sport était calme, l'air aussi frais que le métal des barreaux. Les hommes s'entraînaient dans le calme, par petits groupes. Le bruit de leurs pas résonnait dans le grand gymnase.
Je jetais un oeil sur le gros Jim, qui hier à peine était sorti de l'isolement et qui pavanait parmi ses hommes. Mon regard se fit interrogateur :
« Est-ce lui ? »
« Non » firent ses yeux. Il regarda de l'autre côté de la pièce. C'était le nouveau. Entré depuis quelques semaines pour viol aggravé, torture, enlèvement. Mais ça, personne ne le savait ici, il avait été transféré d'une autre prison, d'un autre département, car sa vie était menacée. Tu m'étonnes.
Ici, il s'était montré très calme, très discret, très poli. Il me faisait penser à ces pédophiles qu'onreçoit et qui se montrent si civilisés qu'on peine à croire aux horreurs qu'ils ont commises.
Le type était souriant, il soulevait des haltères avec un groupe de jeunes, l'air de rien.
Je m'arrêtai et j'aspirai en moi ce silence qui me paraissait étrange, parce que derrière bourdonnait comme un mystère de voluptés et de dangers.
D'habitude, je ne cherchais pas à empêcher les choses d'arriver, les choses dont il me prévenait, parfois plusieurs jours à l'avance. C'était juste entre lui et moi, une confidence, une déclaration, un acte d'amour et de confiance, que de me révéler ce que je ne devais pas savoir en me laissant le choix d'agir ou pas. Jamais je n'intervenais, en général, et personne ne soupçonnait notre relation, nos conversations muettes, et encore moins les lettres passionnées que nous nous envoyions. C'était entre lui et moi, depuis toujours.
Mais devant cet homme au potentiel si dévastateur, je voulus creuser un peu plus, en apprendre davantage sur ce qu'il planifiait.
Tout en faisant semblant de discuter avec mes collègues, je l'observais.
« Peut-être qu'elle est devenue mauvaise, mais je... Je ne le crois pas.. Car, monsieur, elle était très bonne, très bonne... Mon contact est sûr et... »
Un coup, un cri. C'était encore le Rat, qui avait réussi à vendre sa came coupée à la merde à un gars en manque. Le client avait fait une saleréaction, il avait été malade toute la nuit. Les gardiens auraient dû appeler l'ambulance, mais ils ne l'ont pas fait, ils n'aimaient pas le type, ils voulaient le punir, lui faire comprendre qui commandait. Heureusement, il s'en était sorti. Il était dans un coin du gymnase, blême, les joues creuses et le regard fiévreux. Il avait eu la bonne idée de s'attirer les faveurs de plusieurs gros bras, qui réglaient maintenant son compte au dealer malhonnête. C'était un drôle de petit homme rachitique, les dents qui sortaient, pétri d'hypocrisie, de flatterie et de couardise. Le genre de type qui me sortait par les yeux. Mais on est quand même allé le sauver en gueulant. Il n'avait pas eu une vie facile, il était passé directement du foyer pour jeunes à la maison d'arrêt pour mineurs, et de là, il avait atterri chez nous naturellement, sans goûter à la liberté plus de six mois entre chaque transfert. Je pense qu'il se plaît ici, dans ce lieu fermé, sécurisant, qui l'empêche de partir en couille de manière trop flagrante. Il coopérait largement avec nous, rapportant, dénonçant, consultant, ça lui assurait un minimum de protection. D'un autre côté, il coopérait aussi avec quiconque pouvant lui assurer quelque chose en échange, ce qu'il fait qu'il était à la fois utilisé et protégé par tous. Un vrai Rat.
« S'il te gêne, je le mets dehors, ce chien. Il est là pour obéir ! Allons ! Bois encore un verre avec moi ! »
Mon collègue s'impatientait. Il avait apporté une bonne bouteille pour la pause midi, et était très frustré que personne ne loue son bon goût de connaisseur. Il s'agissait plutôt, selon moi, d'une demande de l'ivrogne au fond de lui qui avait besoin de l'approbation de ses pairs pour cautionner son vice. Mais j'ignorais ces pensées subversives et, après une négociation plus ou moins réussi, tout le monde retourna de son côté et je revins siroter le fond de mon verre gris.
Dans tout cela, je devinais des êtres fatigués, ne vivant plus que par habitude et mécaniquement. Dans les remontrances de mon collègue, dans la perpétuelle opposition de nos gars, dans le train-train quotidien, et dans moi aussi, au fond de mon âme, j'étais fatigué.
Mon ami allait sortir de taule, d'ici quelques mois. Nous qui n'avions eu pour tout lien que des lettres anonymes, à l'écriture maladroite que je tentais de contrefaire aux yeux de mes collègues, des lignes d'encre sur du papier jauni, des regards fugaces, timides, à peine osé et si vite rompus dans le souci de protéger l'autre, nous étions perdus. Notre vie avait pris ce pli confortable, ce quotidien rassurant, et aucun de nous ne savait de quoi l'avenir serait fait. Mais je devinais à présent que j'étais fatigué, fatigué de vivre de passion cachée et d'effusion secrète. J'étais content, que quelque chose bouge enfin. Et si j'en croyais son regard, quelque chose allait changer aussi dans la prison, quelque chose d'assez significatif pour qu'il ait pris le risque de venir m'en parler aujourd'hui.
Ces réflexions me portèrent jusqu'à la promenade obligatoire, après la sieste. Je me laissais porter par l'habitude, laissant à mes collègues le soin de réveiller les retardataires, le soin de crier et de menacer. Moi, j'étais ailleurs.
Arrivé dehors, il manquait un gardien, celui qui buvait trop. Je l'aperçus par la fenêtre de la salle de pause, déposer une bouteille toute neuve sur la table, puis tourner autour avant de se décider à l'ouvrir.
Puis je me mis à compter : 2-4-6.. le compte n'était pas bon. 2-4-6.. et ce n'était pas la fatigue qui m'arrachait cette constatation. Qui avait fait l'appel ? Je demandais à la ronde. C'était le collègue, celui en train de boire. Qui manquait-il ? Le nouvel arrivant, le violeur, celui qui avait découpé sa victime en plusieurs morceaux et l'avait laissé vivante. Lui, et un jeune homme, récemment arrivé aussi, et qui n'avait encore trouvé aucun soutien dans le groupe.
Un frisson me parcourut l'échine. Certaines personnes avaient droit à des « avantages », si elles savaient faire les bons cadeaux aux bonnes personnes. Comme celui de rester en cellule. Je pris à partie la nouvelle recrue, celui qui n'avait encore rien vu et je lui gueulais dessus : qu'il aille me chercher ceux qui manquaient. Il blêmit puis se précipita à l'intérieur. Je savais qu'il aurait eu du mal à cautionner la corruption. Je n'avais pas terminé ma pensée que l'alarme retentit. Ca y est, c'est arrivé. Je courus dans les couloirs. La première chose que je vis, c'est deux cellules ouvertes, les cellules des retardataires. Ensuite, je vis le sang, beaucoup de sang, qui dégorgeait de l'une d'entre elle. Et ce n'est qu'après que j'entendis les cris, les cris déchirants d'un homme que l'on vient de mutiler, les cris bestiaux d'un forcené que l'on arrache à son oeuvre, et les cris de détresse d'un jeune gardien qui vient de perdre confiance en la vie.
Drôle de vie que celle-ci. Mais les choses changent parfois, en bien, en mal, en pire.
Semaine 27 : Parchemin (2026 mots)
C'est une vieille femme qui écrit l'histoire de sa vie, dans sa maison.
Cette dernière ressemble à un antre, à une caverne remplie de trésor. Entassés, montant au plafond, classés ou stockés, c'est des décennies de babioles, de souvenirs ou d'artefacts qui ont été amassés dans la pièce. Mais c'est surtout des feuilles, des feuilles noircies de notes, des livres, des grimoires, des potions, des plantes séchées à l'aura mystérieuse, qui donnent à l'intérieur de la bâtisse un côté étrange et ésotérique.
Jadis, quand le menuisier vaillant avait posé la dernière planche de l'édifice, heureux et fier, il avait contemplé son œuvre et s'était félicité de l'avoir créée spacieuse, lumineuse. Il pensait certainement aux enfants qui grandiraient sous son toit, à la vie qui grouillerait sur le plancher, à ces générations de bambins qui croîtraient, se marieraient et vivraient dans ce lieu qu'il avait bâti de ses mains.
S'il revenait à présent, il ne reconnaîtrait sans doute pas la bâtisse vétuste, vieillie par les années, jamais entretenue, ainsi que la pièce étroite et sombre qui fut autrefois si glorieuse et à présent alourdit par le temps et exhalant une odeur de renfermé, d'encens et d'aromates.
Mais, à sa manière, la maison grouillait de vie, mais de vies passées, fanées, oubliées ou révolues. Et justement, la vieille femme au visage tanné écrivait pour ne pas oublier, pour ne pas qu'on relègue son parcours aux oubliettes en se focalisant sur ce qu'elle était devenue. Car derrière chaque grande dame, il y a eu une enfant, une jeune fille, une femme. Et ça, beaucoup de gens l'oublient.
Elle était confortablement installée dans son fauteuil de bois brun sculpté, tunnelé par les mites dont le tissu était décoloré, râpé par les années. Elle portait un châle rose qui avait été tricoté par la mère de sa grand-mère, il y a des années et des années. Il était vieux, un peu abîmé, mais très confortable et confortant, parce qu'il avait une histoire bien particulière et que les broderies qui l'ornaient semblaient mystérieuses et exotiques. Son visage serein était semblable à un vieux parchemin, ridé, froissé, décoloré. Son chignon gris se défaisait, ses cheveux étaient longs et forts comme ceux d'une jeune fille. Elle devait être jolie étant jeune. Son sourire était lumineux, un peu rêveur, comme ses yeux, qui se perdaient dans des dimensions parallèles lorsqu'elle cherchait à se rappeler. Ses mains étaient belles, longues, fines, parsemées de taches de vieillesse. Elle composait avec attention, application, comme un écolier qui écrit un devoir. Elle cherchait par où commencer. Quels étaient ses premiers souvenirs ? Ses yeux clairs se plissaient, son front se ridait. Le visage de sa mère. Est-ce vraiment un souvenir ? Ce ne sont que des bribes, des morceaux de scènes déconstruits, vus avec des yeux d'enfants, non compris, sans dessus dessous. Est ce vraiment un souvenir si aucun sens n'existe, si aucune émotion n'en est retirée, ni aucun enseignement ?
Elle réfléchit longuement, puis haussa les épaules et se mit à écrire, en grandes lettres bouclées et fines :
"Durant mon enfance, je ne comprenais pas beaucoup ce qui se passait autour de moi. Mais je sais que je me suis sentie bien, parmi les miens, sans stress évident, avec beaucoup d'amour ressenti, beaucoup d'aventures propres à mon âme alors jeune. J'aimais expérimenter, et j'étais fascinée par le mystère derrière chaque chose : une feuille d'arbre, un terrier, la pluie.. Je pense que cela a posé des bases, des bases pour la personne que je fus, en grandissant. Je ne sais pas si je me suis suffisamment appuyée sur ces bases durant ma vie, car, encore aujourd'hui, j'ai tendance à les considérer comme insignifiantes, alors que je comprends avec le recul qu'elles ne l'ont pas été tant que ça."
Elle reposa sa plume, s'arrêta un instant. Devait-elle expliquer pourquoi elle s'exprimait de la sorte ? Cela l’amènerait directement à des épisodes tardifs de sa vie. Il lui semblait qu'elle devait se contenter de tout écrire dans l'ordre. Elle reprit :
"Mon adolescence fut plutôt triste, à contrario. Je me souviens du pensionnat et des autres filles, elles-mêmes tristes. J'étais considérée comme une élève étrange, un peu hors du lot, mais mes camarades qui ne voyaient jamais rien de différent et de nouveau, m'adoraient. J'étais loin de ma famille et je devais me conformer aux exigences des bonnes sœurs qui s'occupaient de nous. Tout était austère et strict, je ne courrais plus, ne montais plus dans les arbres, j'ai appris à être une bonne ménagère, à lire et à compter. Ma famille me manquait et pourtant, tout comme elle, j'étais convaincue que cette école était le seul moyen de me garantir une vie stable et suffisante à mon entrée dans l'âge adulte. J'ai l'impression que cela a surtout effacé les couleurs vives de ma personnalité, les a gommées pour que je puisse me fondre davantage dans la masse. Ce n'est pas quelque chose qui s'est fait immédiatement bien sûr, les premières années j'étais infernale. Mon jeu préféré était, en cours de couture, de coudre discrètement un point sur la robe de la bonne sœur quand elle passait près de moi, et de laisser ensuite la bobine à laquelle le point était rattaché se balader dans toute la salle de classe au rythme des pas de notre surveillante, et se dérouler de plus en plus, s'emmêler, se défaire, tirer la jupe, sous le regard hilare de mes camarades. Ces vieilles peaux mettaient toujours un temps infini à s'apercevoir de ma facétie, elles ne regardaient jamais à leurs pieds et étaient bien trop hautaines pour le faire. Maintenant que me voilà âgée, je comprends que le mal de dos devait y être pour quelque chose aussi..."
Elle se redressa, pour illustrer son propos, et grimaça de douleur. Cela la fit rire doucement.
"J'aimais aussi fuguer de nos chambres le soir, pour monter sur le toit et observer les étoiles. C'est à cette période que j'ai communiqué pour la première fois avec un esprit. Il s'appelait Azaël et n'était pas étranger aux bêtises que j'inventais, il connaissait les lieux par cœur et me guidait. Un soir, je me suis endormie en regardant le firmament et me suis réveillée au matin, avec les bonnes sœurs entourant le bâtiment, effrayées que je puisse tomber, mais pas assez téméraires pour tenter l'ascension. La mère supérieure m'a reçu de longues heures, remontrances après remontrances, pénitences après pénitences. Après quelque temps, j'étais plus sage. Je crois que j'ai fini par oublier les choses qui me faisaient plaisir et que j'ai cherché à faire plaisir aux autres, et au modèle social que j'avais en tête."
La vieille femme médita sur ses paroles un instant. Un voile de tristesse s’abattit sur son visage.
"Si je savais tout ce que je sais maintenant, j'aurai osé faire tellement de choses ! Mais j'étais jeune et peu consciente de ce qui se passait. J'avais un don, ce don très spécial que peu de gens ont. Je m'en servais au départ, pour faire tourner en bourrique mes professeurs ou faire rire mes parents. Et cette chose, on me l'a présenté comme tellement honteuse que je l'ai reléguée tout au fond de moi, cachée, oubliée. Je n'avais pas compris que je vivais pour moi, et que je devais par ce fait, m'accepter tout entière. Je n'ose pas imaginer ce que j'aurai pu accomplir si j'avais osé, plus tôt, m'affirmer et me concentrer sur mes capacités. Quel gâchis ! Mais je ne peux pas revenir en arrière. Et puis, des choses très belles se sont passées, des choses que je ne regrette pour rien au monde, et qui m'obligent à accepter ce début de parcours, bien qu'un peu triste, mais qui m'a emmené à beaucoup d'autres choses par la suite."
Le trouble s'était apaisé, des étincelles s'étaient allumées dans ses yeux. Elle pensait à des choses heureuses.
"Une fois sortis de cette école, j'ai rejoint une congrégation. Je commençais à comprendre des choses autour de moi, mais j'étais effrayée. Ma soif de comprendre le mystère des choses grandissait de jour en jour, menaçant de percer la coquille de jeune fille de bonne famille que je m'étais créé. Mes parents insistaient pour que je trouve un parti, alors je me suis mariée et ai laissée de côté mes activités païennes. C'était un homme doux, peu bavard... Et nous avons eu deux enfants. J'étais vraiment partie pour avoir une vie tout à fait normale avec le commun des mortels."
Un tremblement la reprit, mais de manière plus sérieuse. Elle blêmit, se mit à tousser. Sortant son petit mouchoir de dentelle, elle en cracha du sang noir. Ses yeux s'exorbitèrent.
"Me voilà.. me voilà condamnée à être plus brève. Ce que je veux dire.. c'est que je n'ai jamais rien regretté. Ni la solitude, ni la vie de paria. Je n'en pouvais plus de ne pas être à ma place. J'ai acquis des pouvoirs, des pouvoirs immenses, j'ai étudié les forces occultes, je suis passée maître dans mon art. Je suis allé là où aucun être humain n'avait osé aller. Je suis, parmi mes pairs, considérée comme une icône, une référence. J'ai dû faire des sacrifices, on ne devient pas sorcière en élevant une famille. J'ai dû abandonner tout. Je n'ai jamais été plus libre, plus totalement maître de mon destin. Je me suis aperçue que la société m'empêchait de m'épanouir, de par ma condition de femme en premier lieu, mais aussi de par la chape de la religion et de la morale. Mais je m'en suis libérée, j'ai coupé ces liens.."
Elle fit le geste de manipuler une paire de ciseaux. Elle était très pâle, ses lèvres avaient bleuis ainsi que le bout de ses doigts. Elle tremblait de plus en plus, si bien qu'elle devait tenir sa main droite avec la gauche pour arriver à tracer des lignes droites.
"Et pourtant..." gémit-elle soudainement, au milieu des témoins inanimés de la scène. Et elle reprit sa plume :
"Je suis la personne la plus influente de la région. J'ai de l'or.. à ne plus savoir qu'en faire. J'ai des pouvoirs, j'ai l'intelligence, j'ai la renommée. Mais pourtant aujourd'hui, alors que je m'efforce d'écrire l'histoire de ma vie, je ne ressens pas de fierté, pas de contentement. Ce que j'aurai aimé, à ce moment précis où je sens mon âme quitter mon corps.. c'est sentir la main chaude de mon mari contre la mienne. Voir mes enfants et petits enfants, savoir qu'ils sont beaux et en bonne santé, savoir qu'ils vont grandir et fonder une famille à leur tour. J'aimerais tellement être entourée, par ces mortels que j'ai renié, rejeté durant toutes ces années. Mon savoir.. mon savoir, à présent que je suis au pied du mur me tourne le dos. Il reconnaît ma condition de mortelle et m'abandonne. J'étais tellement, tellement occupée à amasser des connaissances.. Même un animal, je l'aurai négligé. Et me voici, maintenant. Mes admirateurs sont légions, mais aucun ne viendra tenir la main à une vieille femme expirante, ils m'admirent pour la puissance et les capacités que j'ai lorsque je suis forte. Nombreux sont-ils, ceux qui attendent que je cède ma place. Les voilà contentés. Oui, j'ai bien vécu, j'ai accompli le travail d'un dieu, mais c'est en humain que je meurs et c'est seule que je pars. J'aimerais que celui qui lira ces lignes (ce sera sans doute le président du conseil des sorciers ou son assistant qui remarqueront mon absentéisme aux réunions), j'aimerais lui dire de se dépêcher, de renouer contact avec sa famille, d'oublier un instant son intellect et son orgueil, et de profiter de sa condition humaine. Prendre son petit-fils dans les bras, s'extasier de le voir sourire, féliciter sa belle-fille pour sa cuisine. Vivre, simplement."
La vieille femme se recroquevilla sur son fauteuil. Elle avait froid, et tirait sans succès son châle contre elle. Ses grands yeux effrayés et sa coiffure défaite lui donnait l'air plus jeune que jamais. Une petite fille effrayée par ce qu'elle voyait se profiler devant elle. Sa mâchoire trembla, une larme coula le long de sa joue tiède. Mais bientôt, les quintes de toux la reprirent. Sa longue agonie dura toute la nuit.
Semaine 28 : Corps (1614 mots)
J'allais bientôt atteindre le sommet de mon art, j'allais bientôt montrer au monde ce dont j'étais capable et en récolter le pouvoir qui m'échoyait de droit. Tout les outils nécessaires avaient été secrètement amassés dans ma cave, humble travail de souris de ma part qui allait porter, j'en étais persuadé, bien plus de fruits que les efforts que j'avais eu à fournir. Mes mains tremblaient, voilà sept jours que le sommeil m'avait fuit. Comment pouvait-il m'habiter, alors que pointait l'aurore d'un jour glorieux ? Mon esprit, éveillé par les rayons de l'astre à venir, astre qui n'était d'autre que la gloire dont j'allai être auréolé, restait obstinément, passionnément, assidûment en alerte, pour ne point perdre une miette du spectacle à venir. Et quel spectacle !
La gouvernante ne me quittait point des yeux, alors que je passais le portail du manoir encombré de paquets. Il est des petites gens qui, quand ils revêtent un uniforme, un tablier dentellé de couleur blanc cassé dans son cas, se pensent transformés et oublient leur manque d'éducation, se permettant d'exprimer sans honte ni gêne leurs sentiments rapaces. Un domestique devrait rester à sa place, hélas, pourquoi est-ce si difficile à comprendre ? C'est dans ce genre de situation que la supériorité naturelle d'un noble permet de rétablir un équilibre acceptable. Dans ses yeux porçins je vis apparaître une sainte terreur à la vue de mon regard fiévreux. Elle se signa tandis que j'approchais d'elle, la satisfaction que cela me procura prit la forme de sueurs profuses dégoulinant dans mon cou et sur mon front. J'étais parcouru de frissons. Plus je m'approchais, plus son visage se décomposait, elle se saisit de ses jupes pour pouvoir s'enfuir. J'exultais. Elle rentra prestement à l'intérieur, puis j'entendis le bruit familier de la vaisselle que l'on prépare, l'odeur d'un feu qu'on allume. Sans un ordre de ma part, elle se mettait à me servir. Mon pouvoir commençait à percer, ma supériorité à s'affirmer d'elle-même. Qu'il serait bon d'avoir des centaines, des milliers de servants comme elle, asservis, avili au moindre de mes souhaits… ! Encore quelques heures, seulement quelques heures, et ce doux rêve se fut transformé en réalité. Ma gorge se serrait à cette idée. Bientôt, bientôt..
Le postier est un gringalet au visage criblé de tâches cuivrées. Du haut de ses longues jambes, il parcourt des lieues et des lieues pour livrer le courrier des nobles locaux. Il aimait, quand feu mes parents étaient encore en vie, reposer sa maigre carcasse dans nos fauteuils de satin et tremper ses lèvres fines dans le plus délicat des thés de toute la nouvelle Angleterre. Le drame arriva, je me retrouvai seul, et ses yeux verts devinrent fuyants. Il déplaçait son poid d'une jambe à l'autre, se caressant l'arrière de la tête, prétextant mille et unes affaires nouvelles pour ne point rester. Je prenais un malin plaisir à le torturer, à le charmer de tous mes talents de flagornerie, à le supplier de s'attarder un peu plus auprès de moi, prétextant mille maux ou intérêts quelconques dans sa personne afin qu'il ne puisse refuser dûment. Quel plaisir était-ce de le voir rougir, bégayer, pâlir, puis reculer de quelques pas, attendant mon accord pour s'enfuir, se libérer enfin de mon emprise !
L'anneau méplat de ma clef à embase ordinaire pendait au lacet que je gardais toujours autour de mon cou. J'étais un être entouré d'autres êtres à l'intelligence inférieure, et j'entendais, j'entendais leurs voix résonner dans mon crâne. Ils avaient peur, ils se méfiaient. Ils voulaient me dérober la clef. Ils voulaient me l'arracher. Ils voulaient me réduire à néant. Mais ils me craignaient trop pour cela, car mon pouvoir, mon pouvoir commençait à transparaître.
Le soir venu, j'avais congédié ma domestique, elle m'avait regardé avec de grands yeux humides et j'ai lu de la reconnaissance sur son front humble. Elle était partie l'instant d'après. Pour l'aboutissement de ma condition, je voulais être seul, dans mon manoir, seul avec celui que j'allais devenir. J'allais enfin devenir Homme
« L’homme, étranger à soi, de l’homme est ignoré.
Que suis-je, où suis-je, où vais-je, et d’où suis-je tiré ?
Atomes tourmentés sur cet amas de boue,
Que la mort engloutit, et dont le sort se joue,
Mais atomes pensants, atomes dont les yeux,
Guidés par la pensée, ont mesuré les cieux ;
Au sein de l’infini nous élançons notre être.
Sans pouvoir un moment nous voir et nous connaître. »
Mes mains décharnées tremblaient tandis que l'exaltation gagnait mon être. Mes yeux, ces petites billes enfoncées dans leurs orbites, délicatement lovés au creux de l'écrin de velours noirâtre que formaient mes cernes, étaient plus brillants que jamais. Enfin, enfin, je me sentais vivant ! Quelle ironie, pour quelqu'un qui trouve son accomplissement dans la mort..
Le bruit de fond diffus des voix s'amplifiait. C'était le village, le village tout entier que j'entendais se lamenter. Ils pleuraient, ils pleuraient leurs enfants disparus. Leur esprit servile ne comprenait pas, ne pouvait pas comprendre le sacrifice nécessaire que j'avais été obligé d'accomplir. S'en doutaient-ils ? Certainement, j'étais craint. Pour eux, chaque rejeton est unique, alors que leur espèce se reproduit tel ces lagomorphes mièvres que je dégustais en civet. Un jeune humain de plus ou de moins, quelle est la différence ? Si mon génie ne les eut pas emportés, ç'aurait été la faim, le froid ou la peste durant l'hiver. Leur mort tragique dans l'enceinte de ma demeure avait au moins servi une cause plus noble que celle de remplir le ventre affamé des chiens errants.
Mes différents stratagèmes pour les attirer jusqu'à chez moi avaient tous échoué, depuis longtemps déjà, on se méfiait de moi. La peur est héréditaire, mais aussi la stupidité. Ce dernier point me permit de trouver un esprit faible à asservir dans la personne de Joris, l'idiot du village. Joris était l'ami de tous les enfants. Il était devenu le mien aussi, contre sa volonté qui était pourtant bien faible. Quand il m'eut apporté le cinquième enfant, je l'ai laissé partir, relâchant mon emprise. Le pauvre bougre s'était immédiatement jeté d'un pont, rongé par la culpabilité. Il faut dire qu'il était costaud, ce jeune homme, et qu'il m'avait bien aidé à maintenir mes victimes… Le pouvoir absolu demande toujours des sacrifices, ils semblent importants sur le moment présent, mais à l'échelle de l'histoire, ils deviennent de petites poussières, rapidement balayées, oubliées, au profit de la cause. La cause qui excuse tout. La puissance.
La lune était à son firmament quand je commençai mes prières. Mes mains égrenaient sur le sol souillé de sang diverses poudres dont la préparation m'avait demandé des mois et des mois de travail. Je répandis dans un même temps le sang pur que j'avais récolté, et le versai sur les ossements que j'avais déterrés. Tant de travail.. pour aboutir à l'excellence.
Quel fut donc l'élément qui transforma cette soirée glorieuse en descente aux enfers ? Enfers que je rêvais de contrôler et qui maintenant me contrôlent tel une marionnette ?
Je me souviens comme si c'était hier, les voix, les voix n'arrêtaient pas de pleurer.. Et j'ai récité, récité de mes lèvres tremblantes la formule que je ressassai depuis des semaines. J'avais en face de moi le cadavre du plus puissant seigneur du comté. Mort à la guerre, son éclat et sa puissance étaient encore inégalés.
Ma langue délia les paroles que l'étude assidue avait mise des années à traduire d'une langue oubliée.
« Astres célestes.
Lumières du jour et de la nuit.
Que l’âme endormie ici.
Par votre force soit réveillée.
Que son essence vitale me revienne
Qu'elle habite mon âme
Pour que j'en acquière le pouvoir
Telle est la requête qui en cette heure.
Vous est adressée. »
Un frisson me parcourut au dernier mot, je ne sentais plus mes membres, je ne contrôlais plus rien et une force obscure me jeta à terre. Incapable de supporter le chaos qui régnait dans mon être, je m'évanouis sur le sol humide.
Quand je repris conscience, mes yeux étaient déjà ouverts. J'étais en train de vaquer à mes occupations habituelles, je portais des vêtements que je n'aimais pas, j'étais coiffé d'une manière différente et un plat qui me dégoûtait au plus haut point était en train de mijoter dans la cuisine. Je voulus regarder autour de moi, mais mon corps ne répondait pas, continuait à vivre comme si je n'étais pas là. Je voulus crier, mais ma volonté toute entière ne put déplacer aucun de mes muscles..
Je ne puis décrire l'état dans lequel je me trouve depuis ce jour. Je suis là, je ne suis plus là. J'existe, je n'existe plus. L'autre a-t-il conscience de ma présence ? A-t-il conscience de ma souffrance ?
Jour après jour, j'apprends à connaître celui qui m'asservit. Je connais ses habitudes, ses goûts, son talent pour le combat. Je suis spectateur de ce que fait mon propre corps. J'ai quelques heures de répit par jour, quand il est endormi. J'use de ce temps avec parcimonie, car il est puissant, extrêmement puissant. Je ne sais s'il tolère ma présence ou s'il me croit mort. Mes faibles tentatives pour reprendre le contrôle n'ont eu aucun effet. J'écris ces lignes avec une main qui était autrefois à moi, et qu'à présent, j'utilise avec la crainte de celui qui use d'un bien qui ne lui revient pas.
Je suis si faible et si lâche, oserai-je attenter à la vie de ce corps qui est désormais ma prison ? Une sainte terreur m'envahit à cette pensée. Si mon corps meurt, nous retournerons tous deux au royaume des esprits, moi, et lui, le nouveau propriétaire. Les tourments éternels et la servitude m'attendent de l'autre côté si j'ose attirer son courroux. J'ai peur.
Semaine 29 : Mythe (1105 mots)
Ô toi ma bien-aimée, que ne puis-je contempler à nouveau ton visage diaphane nacré de larmes dans l'écrin de tes cheveux blonds ! Tes mains fines nouées autour de ce chapelet que tu affectionnais tant, qui fut tenu par les mains raides de ta mère décédée, par sa grand-mère, et puis par toi, belle enfant ! L'eau dégoulinait des parois de la caverne humide. Les stalactites, à ta droite, à ta gauche, en ton centre, palais blanc métaphorique taché de sang, de ton sang ! S'érigeaient encore et encore au fur et à mesure que les gouttes tombaient, forgeant les barreaux de ta prison.
Ton image, la dernière image que j'ai eue de toi, reste et restera à jamais gravée dans mon esprit, comme une marque au fer rouge, un stigmate. Tels les troupeaux que j'amenais à paître pour ton père le roi, mon âme porte l'empreinte indélébile de la jeune femme à qui j'appartiens. Fut-elle morte et réduite en poussière, je lui resterai fidèle jusqu'à la fin de mes jours. Oui, je te resterai fidèle à toi, mon amour, toi qui n'es plus qu'un courant d'air dans la nuit, qu'une réminiscence dans une foule , qu'une larme dans mes yeux.
Tout m'est si précieux ici-bas, depuis que tu es partie. Es-tu cette poussière que je déplace ? Ce rat que je chasse s'est-il repus de toi ? Ce volatile, est-il celui qui a crevé tes yeux vides ? La pauvresse qui mendie dans les rues, va-t-elle bientôt te rejoindre dans la mort ? Chaque chose se rapporte à toi, tu as toujours été le point central de l'univers, de mon univers, et tout objet ou esprit est imbibé de ta présence, comme tes cheveux étaient imbibés de ton parfum et mes lèvres des tiennes.
L'eau que je bois, elle me rappelle tant celle que nous recueillions sur les parois rocheuses ! Sais-tu que je ne mange plus ? Si ce n'est des baies, ces baies que nous avions cueillis ensemble avant de pénétrer dans le royaume d'Hadès. Nous avions si faim.. j'aime à sentir les affres du besoin déchirer mon estomac. Je me sens plus proche de toi, quand tu me regardais, pâle et chancelante, alors que toi et l'enfant en toi mourriez de faim.
Vois ! Tu m'accompagnes aussi dans mon sommeil. Voici ce dont j'ai rêvé cette nuit : j'étais dans une grotte, il faisait sombre, mes vêtements étaient déchirés, mes pieds en sangs, je n'avais qu'une poignée de baies en poche, pas d'argent, pas d'amis, et je ne trouvais plus la sortie. Mais cela ne me préoccupait guère. J'étais inquiet car ta main n'était plus dans la mienne. Je te savais tout près, je sentais ta présence, mais je ne te voyais pas. Je t'ai appelé, et tu as répondu par un gémissement. C'est alors que je me suis aperçu de l'eau qui gouttait du plafond et qui coulait allègrement sur mon visage. Je ne l'avais pas remarqué car je pleurais déjà, mes larmes étaient froides. Puis j'ai ouvert la bouche, mes lèvres ont goûté au liquide céleste et une saveur âcre, rouille a envahie ma langue. C'était du sang qui coulait. Je levais alors les yeux et je te vis, dans ton berceau de roches, dont une au milieu de ton ventre, juste à l'endroit où devait grandir notre enfant. Tes yeux étaient entrouverts, tu me regardais. Tu étais si belle ! C'est alors que je pris conscience du fait que j'étais penché au-dessus du précipice que tu n'avais pas vu, et c'est alors que je me réveillai.
Je fais le même rêve depuis vingt ans maintenant, et cela fait vingt ans et un jour que je vois cette scène.
Je t'aime, je t'aime tellement. Ma première pensée fut de me jeter avec toi, pour t'étreindre une dernière fois. Mais c'est ton souffle qui m'a sauvé, alors que ton dernier soupir venait de se dissiper dans l'air raréfié. Ce souffle que j'avais senti dans mon cou au moment où tu m'avais enlacé, cette pression de ta main contre mon bras, mon sourire qui avait répondu au tien. Je compris que mon corps était un temple, un temple dédié à toi, belle déesse. Une partie de toi vivait en moi, à l'endroit où tu avais saisi mon bras, dans mes cheveux que tu aimais ébouriffer, dans mes yeux où tu te perdais, dans le bruit de mes pas que tu guettais le soir. Si j'avais continué à respirer durant les années précédant notre amour, c'était pour t'apercevoir à la fenêtre du château, en rentrant des champs. Si le sang avait circulé dans mes veines, c'était pour alimenter mes jambes qui venaient soupirer sous tes fenêtres. J'étais un pur produit de ta création, une empreinte indélébile que tu avais laissé au monde. Les moutons en étaient une autre, et ce petit balcon où nous nous sommes embrassés, et cet arbre auquel je grimpais. La création entière menait à toi, comme une louange universelle. Je voyais chaque détail, chaque bribe, chaque individu qui avait mené, indirectement ou pas, à ton entrée dans le monde, puis à notre rencontre. Je voulais magnifier tous ces témoignages de ta souveraine place en ce monde. Je voulais respecter ce qui se rapportait le plus à toi dans mon esprit : la vie elle-même.
Alors je suis parti, je suis parti retrouver les moutons, les pâturages, et les champs. J'ai pénétré dans le château, et tout le monde te cherchait. Et moi, je contemplai les pavés, les pavés que ton pied délicat avait foulé, les échoppes où ton regard s'était posé, les paysans qui t'avaient un jour parlé, et je humais, je humais amoureusement l'air que tu avais inspiré, puis expiré pendant tes seize années d'existence.
Je suis à toi tout entier, dans la mort et dans la vie. J'erre, j'erre dans tous les endroits où tu es allé, tous les endroits où je t'ai aimé. Je me sens proche de tous les êtres misérables que ton cœur prenait en pitié et des puissants auxquels tu étais apparentée. Je suis avec toi quand je respire, quand je marche, quand la faim me tenaille et me jette à terre. Toi aussi tu es tombée n'est ce pas ? Tu étais toujours si distraite ! J'ai seulement erré quelques jours pour trouver la sortie, et j'étais avec toi quand je me délectais de la vision du ciel bleu que tu rêvais de revoir.
Ton souvenir me consume jour, nuit, dans la vie , dans la mort. Quand mon temps sera révolu, je serai satisfait, car j'aurai servi ta mémoire. Et, au moment d'expirer, je serai encore avec toi. Pour l'éternité.
Semaine 30 : Frontière (1216 mots)
« Bon c’est à toi aujourd’hui, j’espère que tu as préparé quelque chose ! »
-Bien sûr banane, tu crois que j’ai alzeimer ou quoi ? «
Théo illustra son propos en prenant un regard vague, déambulant, tel un zombie dans la petite chambre rose, buttant contre le lit et regardant Amélie avec un air surpris :
« Qui êtes vous madame ? Que faites vous dans ma chambre ? »
Il regarda autour de lui et la stupeur sur son visage décupla :
« Mais ? Mais ? » Il tournoyait sur lui même, jouant l’affolement :
« Mais ? Mais ? Ce n’est pas ma chambre ! Qui voudrait d’une chambre de fille ? Oh mon dieu, suis-je une fille ? » Il se tatta la poitrine, puis regarda son interlocutrice avec un air atterré :
« En tout cas, si j’en suis une, je suis une planche à pain ! »
Amélie, qui avait éclaté de rire dès la première mimique du jeune homme, n’arrivait plus à respirer tant elle trouvait cela drôle. La fin de la représentation se termina par un salut d’acteur, tel un comédien sur scène, ce à quoi la petite fille répondit par des « Encore ! Encore ! » enthousiastes.
« Encore ? Tu ne veux pas voir ce que j’ai préparé ? »
Le visage orné de boucles se troubla, en proie au plus terrible des dilemmes :
« Hum.. si je veux savoir ! Montre moi ! »
-Oui madame, à vos ordres madame ! »
-Roh t’es trop bête ! »
Théo s’assit sur le lit, sortant de sa sacoche en cuir brune un cahier de notes et un crayon gris. Amélie, débordante d’excitation, se redressa et arrangea ses oreillers pour être à la même hauteur. Ses yeux noisette brillaient.
« Alors le jeu aujourd’hui, c’est d’imaginer des retournements de situation. »
La fillette se figea instantanément :
« Quoi ? Mais c’est pas drôle ça ! »
-Mais si, tu vas voir. En plus ça va nous aider à arranger les choses qui ne vont pas, madame-je-vois-la-vie en noir
-Même pas vrai !
La remarque l’avait piqué, elle prit un air boudeur tandis que Théo commençait à tracer des lettres de sa belle écriture bouclée :
« Bon alors par exemple, une phrase toute simple : « J’ai perdu mes clefs » »
-C’est chiant !
-Le but est de rajouter une donnée qui va rendre la situation agréable.
-Hum.. j’ai perdu mes clefs de boite aux lettres ?
-… et je ne peux plus recevoir mes factures !
La fillette rit et battit des mains :
« J’ai compris ! Une autre ! »
-Hum.. Je n’ai plus rien à me mettre..
-Hé been.. Je suis maintenant à la mode en culotte !
-Quoi ?! Qui t’as appris ça ?
Théo gratifia l’enfant d’un regard sévère qui la fit mourir de rire :
« Tu trouves pas ? Maman m’a donné ses magazines, mais je n’aime pas. J’préfère les grandes robes avec des rubans... »
-...et les chambres roses et tout et tout.
-A moi de t’en donner une ! Hum.. Je.. je vais.. J’ai perdu.. mon portefeuille !
-Hum.. Je l’ai perdu.. dans ma maison... ce qui m’oblige…. à sécher les cours pour le retrouver !
-Mais moi j’aimerais bien aller à l’école..
Le regard d’Amélie devint triste, vague. Le jeune homme, conscient d’avoir dit une bêtise, tenta de rattraper le coup :
« Tu dis ça parce que tu n’es pas allé en médecine, tu y entres sain d’esprit et tu en ressors totalement frappadingue ! »
-Frappadingue toi-même !
Le mot avait fait rire, mais une ombre planait toujours.
« Bon je vais te raconter alors.. »
Il passa la feuille usagé derrière le carnet, révélant un nouveau champ de possibles totalement vierge.
« Bon, tu va te moquer de moi parce que je ne sais pas dessiner.. »
-Je me moque toujours de toi !
-C’est pas faux..
Il griffonna d’une main habile, en homme qui cerne rapidement les situations mais pêche pour repérer les détails.
« Bon, là c’est l’amphi, là l’estrade. Moi je me mets toujours là, c’est la meilleure place, mais il faut que j’arrive tôt pour l’avoir, c’est très convoité. »
-Et tu te bats pour l’avoir ?
Silence. Sourire évocateur.
« Ca ne m’est pas encore arrivé. »
-Je suis sûr que si..
-Je te raconterai ça une autre fois c’est promis.
-Non ! Maintenant !
-Bon ben c’était un combat entre moi et le major de promo, c’était rude, mais je l’ai remporté.
La fillette était éberluée :
« Toi, avec tes petits bras t’as gagné une bagarre ? Pas possible, maman t’aurait tué, tu serai rentré couvert de bosses ! »
-Rah mais les combats ne sont pas forcément physiques voyons !
Il toqua sur sa tête :
« Simple d’esprit va ! »
-Avec des sabres lasers alors ?
Ce fut au tour du jeune homme de s’écrouler de rire devant la remarque sincère et ingénue qui tombait comme un cheveu sur la soupe au milieu des conflits entre étudiants.
« On devrait te nommer ministre de la défense ! »
-Oh non c’est trop chiant de faire des discours ! Mais alors c’était quoi ?
-Bah un combat psychologique voyons !
-C’est nul ça !
-Ah non, détrompe toi ! Il faut un mental d’acier, travailler son jeu de regard, s’affirmer en tant que mâle alpha, s’imposer par son charisme et son attitude de vainqueur. Et si tu oses révéler une de tes failles, c’est foutu, ils se jettent tous dessus ! Mais l’astuce, c’est de semer des fausses pistes, du blé à moudre qui n’a aucune incidence sur toi, comme ça, tu les épuises et tu gagnes du terrain !
Amélie semblait impressionnée, ses yeux s’agrandissaient au fur et à mesure de la description.
« Mais c’est la vie sauvage là bas ! »
Rires.
« Presque.. »
-Bon continue le dessin !
-Bon, généralement, par là, il y a cet étudiant qui ne parle à personne. Il sent très fortement l’ail..
-Parce qu’il en mange beaucoup ?
-Ben.. je sais pas, encore un mystère..
-Il en cultive ?
-Bah je ne sais pas je t’ai dit ! Celà dit il cultive autre chose que.. enfin bref. Et là de l’autre côté, il y en a un qui est déjà venu une paire de fois en pantoufle, il est très distrait.. ou je-m'en-foutiste, je ne sais pas.
« Jemenfoutiste » répéta la petite fille, fascinée par le mot.
-Bon et ensuite, autour de moi là, bah y’a pas grand monde qui travaille. Lui envoie des textos, lui joue à Wow, lui se cure le nez..
-Beurk ! Moi aussi j’épongerai les cours !
-Sécher ! Pas éponger ! Tu l’as fais exprès là ?
Sourire espiègle et muet d’Amélie.
Soupir faussement désabusé de Théo.
« Qu’est ce qu’on va faire de toi.. »
Soudain on frappa à la porte, une voix forte, mature, cria par l’entrebâillement :
« Les enfants ! Au lit ! »
Les deux se regardèrent, déçus.
« Bon » commença Théo, « Je devrai y aller, demain je me lève ! »
-Tu me raconteras ?
-Comme si tu y étais !
-J’adore l’université !
Semaine 31 : Confusion (2329 mots)
Le petit chaperon rouge descend le talus qui mène à la forêt d’un pas maladroit. Elle doit avoir 13 ou 14 ans, un visage juvénile dissimulé sous son fard trop chargé, des cheveux blonds, des boucles en plastique aux oreilles. Ses vêtements moulent un corps encore informe et un manteau rouge est jeté sur ses épaules nues.
Elle porte un sac à main qui semble lourd et son visage se crispe sous l’effort tandis qu’elle jette des regards effrayés autour d’elle. Car les bois, les bois sont sombres et denses. Ils sont mal fréquentés. On ne devrait pas s’y promener quand on est une jeune fille.
À ses pieds, des talons trop hauts, avec qui elle a du mal à marcher. À ses poignets, des colifichets achetés au marché. Sa jupe est trop courte et limite ses mouvements. Sur ses yeux, le noir a débordé.
Le petit chaperon rouge s’habille comme une adulte mais n’en a pas encore l’étoffe. Et elle tente de se rendre chez sa mère-grand sans peur et sans crainte mais elle n’en a pas, plus, l’envie ni le courage.
Elle ressemble à une adulte mais plus elle s’enfonce dans le quartier, plus l’enfant en elle ressurgit. Et l’enfant, à chaque pas qu’elle fait, dit « cours , enfuis-toi », et ce même enfant l’instant d’après, s’exclame : « Mais je suis si petit et si seul.. Où pourrais-je aller ? ». Alors il finit par prendre des positions plus radicales : « Nous sommes bloqués, rentrons sous terre, disparaissons ! ». Et seul son désir ardent d’être enfin grande, enfin mûre, fait tenir la jeune fille debout.
Dans son sac, les bouteilles s’entrechoquent au rythme de ses pas, créant une curieuse marche funèbre.
Elle a mal au ventre. Ce n’est pas à cause de ce qu’elle mange car elle ne mange rien. Enfin, plus grand-chose. Et personne ne s’en est aperçu. Plus petite elle avait eu beaucoup de remarques sur son embonpoint, alors elle avait commencé pour maigrir puis c’était devenu une façon d’exister. Une façon comme une autre. Une tentative pour sortir de ses contradictions, via la non-existence. Et plus personne ne lui faisait de commentaires sur son poids.
Elle tente de faire disparaître ce corps, qu’elle déteste tellement, ce corps, si convoité par son ancien beau père, si maltraité par sa mère et sa grand-mère. Ce corps pourtant qui va la sauver, en la faisant devenir adulte, en lui permettant de dire non, en lui permettant de s’enfuir.
Il fait sombre, le chemin est éclairé par des lampadaires mourants, tous les cent mètres, en jaune. La jeune fille frisonne dans le vent frais de la nuit, et réajuste son grand manteau. Un vêtement trop grand pour elle, qu’elle a dû récupérer de sa mère. Un vêtement rouge, comme pour mieux signaler sa présence.
C’est alors que le loup entre en scène.
Le loup, sa vie, sa fierté, sa raison de vivre, c’était sa fille. « C’était » parce que maintenant il ne peut plus la voir. « C’était » parce que maintenant elle ne veut plus le voir, sa mère l’a monté contre lui. Elle était tout pour lui. C’est pour elle qu’il avait travaillé 20 ans dans la même usine, à respirer des produits toxiques et à signer sa mort prématurée. 20 ans à s’effriter progressivement les cervicales, à manipuler sans gants des agents cancérigènes, à dire oui à tout ce que son patron demandait, à rogner sur ses pauses pour produire plus, toujours plus. C’est pour ça qu’on l’avait gardé malgré son caractère, malgré les altercations avec ses collègues, malgré son odeur d’alcool. Parce qu’il s’échinait à faire toujours mieux, toujours plus. Pour sa fille.
À la maison, il était fourbu, fatigué, irritable, mais il avait toujours assez d’argent pour amener sa famille en vacance. Il leur avait fait découvrir des jolis coins, ça oui ! Et tous les étés ils partaient ! Et puis il avait payé les cours de danse, et de temps en temps, un cinéma. Ah ça oui ! Elle n’avait manqué de rien !
Puis un jour, un jour un seul, après 20 ans, il avait trop bu et il s’était réveillé dans un caniveau, à dix heures du matin, sans papiers et sans dignité. Il ne savait plus où il était, alors il a erré, erré, jusqu’à ce qu’il trouve un bar. Ensuite il a bu un peu, puis un peu plus, puis le serveur a voulu qu’il règle et il n’a pas réglé. Alors il a appelé les forces de l’ordre qui l’ont mis en cellule de dégrisement. Ensuite ils l’ont ramené chez lui.
Et à son retour, sa femme n’était plus la même, quelque chose avait changé. Et il avait compris, compris qu’il se manigançait quelque chose dans son dos. Son arrêt maladie fut court, mais les conséquences éternelles : un soir de dispute, sa femme est parti avec sa fille. Et elles ne sont plus jamais revenues. Même la justice a cautionné ça. Il s’est battu, battu, a déposé des recours, mais le juge refusait de le recevoir saoul, et plus l’absence de son enfant lui pesait, plus il buvait. Personne n’avait pu comprendre ça. « Allez donc vous faire soigner, monsieur Le Loup, ensuite nous verrons si nous vous la rendons. » « Mais si je suis malade c’est parce qu’on me l’a arraché ! ».
Rien à faire.
Aujourd’hui, il est seul. C’est son soixantième jour d’abstinence. Il est seul dans son appartement, dans sa vie, dans son lit, dans son cœur. Seul face à un verre désormais rempli d’eau, une eau fade et calcaire à l’image de ce qu’est devenu son quotidien. Au milieu des photos, des souvenirs, il se demande à quoi elle peut bien ressembler maintenant. Elle a dû drôlement changer. Est ce qu’il la reconnaîtrait ? Et elle, qu’est ce qu’elle dirait ?
Il avait continué à demander, à haranguer, jusqu’à recevoir une lettre d’une écriture malhabile, qu’il conserve précieusement dans sa table de chevet, comme on conserve l’arme avec laquelle on veut se tuer. Elle rassure et elle fait peur. C’est le dernier témoignage de vie qu’il a de sa fille. Mais le message qu’il contient avait signé son renoncement envers la vie. Elle ne voulait plus le voir. Sa mère, le juge, son beau-père, ils l’avaient montée contre lui. Le mal était fait.
Alors il avait arrêté de se battre, et quand il a été repêché par une association, il a essayé de se soigner, dans l’espoir de tenir jusqu’au jour.. ce jour où, peut être, elle reviendrait sur sa décision.
Et alors qu’il erre dans les rues infâmes et sombres du bois, incapable de savoir s’il va boire un verre ou se jeter dans le fleuve, il voit une jeune fille. Il croit que c’est la sienne. Il y a deux grands types près d’elle, un racket en bonne et due forme. Alors il s’approche et il gueule, comme il sait bien le faire : « Foutez-moi l’camp ! ». Il est connu dans ce quartier, parce qu’il se bat beaucoup. Et quand il est ivre, il ne retient pas ses coups.
Alors les deux voyous s’enfuient. Et le petit chaperon rouge s’approche, les yeux humides. Elle voit dans cet homme au visage buriné par le temps, son salut. Et le loup n’a jamais vu quelqu’un le regarder comme ça depuis des années. Il se sent autre, il se sent considéré pour la première fois depuis des décennies.
« Emmène-moi avec toi ».
Il sait bien qu’elle est trop jeune, il sait qu’elle l’oubliera bien vite, mais il veut y croire, juste ce soir. Alors, il l’emmène marcher le long du fleuve, et il l’écoute. C’est la première personne à qui la jeune fille parle depuis sa décennie et demi d’existence, la première à qui elle parle vraiment. En seulement deux heures, cet étranger est devenu le centre de son monde.
Et lui sait que ça ne marchera pas, mais il est heureux, tellement heureux qu’il ne dit rien, et il se contente d’écouter l’histoire tragique du manteau pivoine, en lui répétant à quel point il comprend.
Le fleuve gronde, et l’obscurité est trouble. Le chemin de terre résonne sous les pas des deux comparses.
Elle veut faire la dame, alors elle veut boire un verre. Lui sur le moment ne voit pas d’inconvénient.
Le barman le regarde d’un sale œil et le chasse. La fièvre le prend. Seulement quelques heures avec elle avaient suffi pour métamorphoser ses perceptions, il se sentait enfin digne. Le choc du regard des autres est trop fort. Il se dit qu’il doit tout faire pour le petit chaperon rouge, car elle est la seule qui mérite son aide et son attention. Il se dit que les autres ne valent pas la peine, et il se met à y croire.
« Mais où partais-tu ainsi ? »
« Je devais aller chez ma grand-mère. Je devais lui apporter des bières, parce que sans ça elle devient folle. »
« L’aimes-tu, ta grand-mère ? »
« Je la hais. Elle me bat, elle m’insulte. Je ne veux pas y aller. Je voudrais lui faire payer. »
Alors surgit dans l’esprit échauffé des deux amants une idée complètement irrationnelle, qu’ils ont tous les deux, au même moment. Ils se regardent et comprennent l’idée de l’autre.
« Sa maison, à ta grand-mère, elle-est grande ? »
« Oh oui, il y a tout ce qu’il faut à l’intérieur, on y serait bien ! »
« Et.. elle vit seule ? »
« Ça oui, personne ne peut la supporter ! »
Et ils continuent à discourir, de tout, de rien, mais le même sujet revient, encore et encore, de manière détournée, de manière cachée, et ils finissent par ne parler que de ça, tout en évitant soigneusement la question.
Et toute l’agressivité, la haine, le sentiment d’injustice qu’ils ont tous deux refoulés si longtemps, tout ce charnier d’idées noires refait surface. Un goût amer de fiel remonte dans leur bouche. Ils ont envie de se venger, de se venger et de reprendre tout ce qu’on leur a volé. Ils ont envie de vivre tout ce que la vie leur a refusé jusqu’à présent.
Ils se rendent chez la grand-mère. Elle est déjà très ivre, elle hurle et elle frappe. Le loup, qui ne pensait pas en arriver là, riposte sèchement, et la vieille dame tombe brutalement au sol.
Crac.
Silence.
Elle ne bouge plus.
Silence.
Le tic-tac de l’horloge.
Ils se regardent.
Le bruit de la télévision en fond.
Le chaperon sourit.
D’un signe de tête, ils la traînent dans le placard, ils referment à clef.
Ils avaient tous les deux espérés que ça se passe comme ça.
Puis ils vont dans la cuisine. Leurs yeux enfiévrés brillent, un sourire mauvais se dessine sur leurs lèvres. Ils ouvrent tout, fouillent tout, se servent de tout. Ils mangent comme ils n’ont jamais mangé, avec appétit, insouciance, dans un élan de liberté retrouvé. Ils mangent comme s’ils venaient de trouver la sortie d’un long tunnel. Puis ils sortent les bières et trinquent. Le loup à cause de ses médicaments et le chaperon à cause de son âge, l’alcool monte vite, ils titubent dans la maison en riant. Ils allument tout, fouillent toute la maison. Ils trouvent de l’argent, des objets de valeur, et ils font des plans sur la comète. Ils ont l’impression que tous leurs problèmes sont résolus. Et ils pensent que demain, ils se lèveront très tard, qu’ils mangeront beaucoup, et qu’ils recommenceront encore et encore.
La chambre est au niveau de la baie vitrée. Ils contemplent la voûte étoilés puis referment les rideaux. Elle souhaite tellement devenir femme. Lui est tellement confus. Il la prend dans ses bras et l’embrasse.
Le temps s’arrête, l’espace d’un instant.
Puis tout reprend.
Très vite.
Fracas de vitre.
Éclats de verre.
Coup de fusil.
« Arrêtez-vous ! »
Des bruits de pas sur le verre brisé.
Le loup est tombé, ses yeux sont ouverts.
Il lève sa main, elle est couverte de sang.
Le chaperon rouge est sur le lit, les épaules dénudées, elle ne comprend pas ce qu’il s’est passé. Ses yeux exorbités la confrontent à une réalité qu’elle n’avait pas perçue : cet homme beaucoup plus âgé qu’elle, allongé sur le sol, à l’agonie. Cet autre homme, une carabine à la main, qui lui demande si ça va. Elle est incapable de répondre. Elle se tourne vers la maison, elle a été mise à sac et pillée. Le butin trône fièrement sur la table. Puis le chasseur ouvre le placard et elle voit le cadavre de sa grand-mère. Et elle sait que tout cela, c’est elle qui l’a fait. Et elle sait que c’était une grossière erreur.
« Ça va mademoiselle, il ne vous a pas fait de mal ? »
Elle se tourne vers son sauveur, qui lui propose de remodeler l’histoire.
Elle peut s’en sortir, et oublier les évènements de cette soirée. Il suffit d’un mot, venant d’elle.
Elle articule péniblement : « Il.. il a tué... » «C’est bon mon enfant, inutile d’en dire plus. Vous êtes hors de danger maintenant. Cet homme, s’il est encore vivant, sera puni pour ses actes. La police est en route. »
Le chaperon rouge est une victime.
Durant les mois qui suivirent, tout le monde la plaint. Elle a vécu un traumatisme terrible. Elle est tellement reconnaissante envers le chasseur. Il vient souvent lui rendre visite, et il parle avec sa mère. Peu de temps après, il devient son beau-père. L’avenir semble enfin sourire à la pauvre jeune fille : elle doit être tellement contente ! C’est un homme si bon !
Et on la félicite d’avoir surmonté toutes ces épreuves, et de pouvoir, maintenant, jouir d’une vie de famille épanouie.
Tout est parfait, sauf quand le chaperon va se coucher le soir.
C’est à ce moment-là que, dans son lit, les yeux grands ouverts, elle se souvient de la vrai histoire.
Semaine 32 : Manchot (1098 mots)
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Voici Georges, George Lepingouin. C’est un manchot mais son nom de famille est Lepingouin.
« Mais qu’es-tu donc ? » lui demandent sans cesse ceux qu’il croise. Et George de répliquer, avec son accent campagnard : « Je suis un manchot, un vrai de vrai, de père et de mère manchot, né au pays des manchots ! »
Comme vous pouvez le voir à ses cernes prononcées, George est insomniaque. Il étudie chaque soir très tard la généalogie familiale, cherchant d’où vient ce fameux nom qui lui complique tant la vie aujourd’hui.
Passé ses problèmes de patronyme, c’est quelqu’un de bien brave, qui, tous les jours, va serrer la nageoire de ses voisins et s’enquérir de leur santé. Il va ensuite acheter son journal, boire un café frappé sur la place du village tout en le lisant, puis il part à l’usine pour la journée.
Le soir, il passe au glacier, s’enquiert de la santé des uns et des autres, puis il rentre se coucher en écoutant Radio Pôle Nord.
Le dimanche matin il chante des chants patriotiques dans sa baignoire puis va donner aux nécessiteux à l’église du village. C’est vraiment un gars bien.
Et puis un jour, il se lève, et quelque chose a changé. Le ciel est lourd, l’air froid incisif, le soleil ne semble pas avoir envie de se lever ce jour-là. Sur le journal, un seul et unique sujet, des mots en gras, en rouge, soulignés plusieurs fois. La place du village est déserte, le café frappé a mauvais goût, on dirait qu’il a été coupé avec de l’eau. Le serveur tremble en le lui servant, et rentre vite à l’intérieur. À l’usine, les murmures angoissés des travailleurs s’élèvent, accompagnant tout au long de la journée le bourdonnement des machines. La voix grave du présentateur radio est belle, le soir, alors qu’il annonce la nouvelle qui va faire s’effondrer tout un monde. La guerre.
Le sang ne fait qu’un tour dans le corps dodu de George. La guerre est là, aux portes du pays des manchots. Les morses, avides et affamés, attaquent une à une les petites bourgades et déciment les populations. Cela ne peut plus durer.
Alors George Lepingouin prend son courage à deux mains, et pousse la porte du bureau de recrutement.
Le général en chef doit faire dans les deux mètres. Son allure et son regard inquisiteur en feraient fuir plus d’un. Mais pas George. Il est déterminé à servir son pays. Il contient sa timidité et s’adresse au recruteur de sa voix chevrotante :
« -Je.. je…
-Eh bien quoi ? Que voulez-vous soldat ?! »
Le manchot rougit de plus belle, mais continu sur sa lancée.
« Je voudrais me battre aux côtés de vos vaillants guerriers. »
Le soldat se fige, puis se penche suspicieusement vers lui, le dardant de ses yeux cruels :
« Déclinez votre identité ! »
« Je..je m’appelle Georges Lepingouin, je suis un manchot de mon état, de père et de mère manchot, né ici même, à manchot-ville.. »
C’est alors que les choses se gâtent :
« Lepingouin ?! » s’écrit le colosse « Lepingouin.. c’serait pas un nom d’espion ça ? »
Et, avant que George puisse s’insurger et laver son honneur, son interlocuteur reprend aussi sec :
« D’toute façon mon gars, on t’la déjà dit, t’es trop gros et trop p’tit pour faire l’armée. Contente toi d’fabriquer des armes à l’usine, c’est la meilleure contribution que tu puisses apporter. Rompez les rangs !»
Ni une ni deux, l’ex-futur soldat est mis à la porte.
Que va-t-il faire à présent ? À présent que le don si pur de sa détermination a été refusé ? George se sent humilié, blessé, nié. Il se demande si le chef n’a pas eu raison, si sa seule utilité ne consistait pas à assembler des pièces de métal. Il se sent si triste et si petit, il a l’impression d’être seul au monde. Mais c’est alors qu’il lève les yeux vers le ciel limpide de la nuit, et qu’il voit les étoiles. Quelque chose au fond de lui brille en miroir avec les astres nocturnes. Quelque chose qui lui dit de ne pas abandonner. La larme chaude qui coule sur sa joue réchauffe aussi son cœur. Il veut y arriver, et il sait qu’il peut apporter sa pierre à l’édifice de la défense de sa nation.
Plusieurs mois passent. Le pays est à feu et à sang. Cela fait quelques semaines que plus personne ne voit George Lepingouin. Il ne prend plus de nouvelles de ses voisins, ne commande plus de café et ne pointe plus à l’usine. Mais peu de gens s’en préoccupent vraiment, car le sujet central des préoccupations est la guerre, la guerre et encore la guerre. Tous les autres détails semblent être devenus sans importance.
Au loin, dans le camp ennemi, les mastodontes assoiffés de sang se reposent de leur journée de pillage. Les morses ont gagné beaucoup de terrain, mais il reste encore quelques batailles stratégiques qu’il ne faut pas perdre. Des patrouilles gardent le sommeil des guerriers, tout le monde est à l’affût. La nuit est sombre et paisible.
Soudain, un des morses se réveille.
« Y’avez pas entendu qu’que chose les gars ? »
Tous les bestiaux se réveillent les uns après les autres avec des grognements.
« T’as pas encore fait un cauch’mar ? On a b’soin de repos nous aut’ ! »
Tous se taisent et se mettent à écouter.
Seul le vent sur la banquise ose troubler le silence.
Soudain, un crissement dans la neige.
« Qui va là ? » rugit le caporal.
Personne ne répond.
« Chef, quelqu’un est entré dans la tente ! »
Tous se précipitent, mais l’intrus est déjà reparti.
« Il a dérobé les plans de campagne ! »
Tous se regardent, interdits.
L’espion est passé par un minuscule tunnel à travers les murailles de glace. Comment peut-on être aussi petit et discret à la fois ?
George Lepingouin court sur la banquise. Au loin, il entend les morses beugler et s’invectiver. Il tient fermement contre lui des liasses de papiers noircis d’encre. Son cœur brûle à l’intérieur de sa poitrine. Il brûle de joie et de fierté. Le manchot le sait, la guerre va être remportée. Et ce sera grâce à l’incroyable avance stratégique que ces documents vont apporter. Il est heureux et fier, qui aurait cru qu’il jouerait un rôle si décisif ?
Et, alors qu’il rejoint la base dans laquelle il sera en sécurité, une larme chaude coule sur sa joue. Il est heureux.
Semaine 33 : Catastrophe (4 065 mots)
Aujourd’hui, à 17h, Hervé sera victime d’un arrêt cardiaque inexpliqué, que personne n’aura anticipé ou même soupçonné.
Pour le moment, il est 6h30, et son réveil sonne.
Le chant joyeux de mon réveil me tira de mon sommeil sans rêve. La mélodie ressemblait à un ruisseau qui dévale une colline fleurie sous un soleil de printemps, elle semblait vouloir m’entraîner avec elle dans sa joyeuse déambulation. Tant de bonne humeur dès le réveil me rendait malade. Il y en avait qui allaient travailler aujourd’hui, il y en avait qui n’étaient pas satisfait de leur vie, il y en avait qui se levaient pour passer le temps plus vite.. d’un geste rageur, j’appuyais sur « stop ».
Durant la nuit, j’avais reçu un message, un collègue qui me confirmait qu’on irait voir le foot ensemble ce week-end. Cette perspective détendit quelque peu mon front soucieux.
Je me redressais dans le lit, et me tournais pour voir Maria, à l’autre bout du matelas. Dos à moi, elle était recroquevillée, ne prenant de notre couche que la place strictement nécessaire à son petit corps maigre. Ses cheveux bruns et gras parsemaient son visage pâle, empêchant la lumière matinale de percer jusqu’à ses paupières. Elle portait une vieille nuisette rose décolorée, qui avait dû être jolie il y a quelques années. Sous la couette, je devinais qu’elle portait ses chaussettes trouées de toujours, faites dans un tissu rêche que plusieurs années de batailles quotidiennes n’avaient pu lui faire retirer. Ce genre d’habitude m’horripilait, sa présence, rien que sa présence, les plis qu’elle faisait dans les draps, le bruit de sa respiration, la masse de son corps que je devinais dans le lit m’insupporta. Je ressentais du dégoût pour son corps maigre, trop faible, son air de petite fille perdue, ses vêtements toujours démodés, sa bouche sèche qu’elle emplissait de fumée âcre, ses yeux sombres qui semblaient toujours larmoyants. Et ce qui m’énerva le plus à l’instant présent, c’était sa présence imposée par les évènements, cette cohabitation forcée qui mettait mes nerfs à vif.
Je me levais promptement pour échapper à sa vision. Je me forçais à me rendre sans bruit jusqu’à la salle de bain et cela m’énerva davantage. J’avais envie d’ouvrir les volets en grand, de mettre de la musique à fond, de chanter à tue tête en me rasant, de refaire le lit dans la foulée. J’avais l’impression que la présence de ce petit être dans mon lit me liait pieds et poings au sein de ma propre maison.
Je pissais, en prenant soin de refermer la porte pour ne plus sentir son lourd parfum ensommeillé, puis enfilais un short, un tee-shirt, et me dirigeais vers la cuisine. Je me servis un verre de jus d’orange, vissais mes écouteurs sur les oreilles et, enfin libéré, partit évacuer ma frustration dans mon jogging matinal.
Je délaissai l’ascenseur, dévalant d’une traite les trois étages. Je sentais qu’une énergie peu commune s’emparait de moi, et sitôt sur le pallier, je me mis à trottiner jusqu’au parc où j’inspirais de grandes goulées d’air frais. J’avais l’impression de revivre. Toute la tension que j’avais accumulée au matin se relâchait, s’évaporait entre les parterres de fleurs, le gazon et l’étang aux canards. Tout irait bien aujourd’hui, j’en étais persuadé. Pour Maria, c’était une question de quelques mois à peine. Je ressentis une bouffée d’affection pour celle qui avait partagée ma vie durant quatre ans. Ce n’était pas une bonne période, ni pour elle ni pour moi, et se retrouver coincée en France, avec seulement moi, son ex, comme point d’attache, ne devait pas être évident. Elle m’agaçait, cependant, avec son mal-être constant et ce laisser aller qui la caractérisait ces derniers mois. Elle n’avait pas toujours été comme ça.
Le 25 juin. C’est la date que je lui ai donnée. Le 30, quelqu’un d’important pour moi allait revenir en ville. Le 25 donc, elle devait avoir trouvé un emploi et un appartement. Nous étions en avril et rien n’avait vraiment bougé, je suivais anxieusement le cours des évènements, ou plutôt l’absence de cours des évènements, en poussant, de temps à autre, des gueulantes pour qu’elle se motive. Mais rien n’y faisait.
Justine avait été mon grand amour pendant toutes mes années étudiantes. Elle l’était toujours, mais ne le savait pas. Il y a cinq ans elle avait eu son diplôme d’ingénieur et était partie en mission à l’étranger. Il y a quelques mois, j’ai appris qu’elle revenait, seule, et avec un enfant. Je ne l’avais jamais vraiment oublié, et plus la date approchait et plus mon excitation augmentait. C’était pour elle que je m’étais mis à courir. Je me souviens du son de sa voix, lorsqu’elle m’avait appelée à l’impromptu ce matin-là :
« Hervé ? C’est Justine..
-Justine.. tu es où là ? Comment tu vas ?
-Je suis encore en Allemagne, je t’appelle parce que mon contrat se termine fin mai. Je vais revenir chez mes parents. Tu es toujours à Franville ?
-Oui oui, j’y suis toujours. D’ailleurs si tu as besoin d’un hébergement le temps de, tu sais que tu peux me demander. Ton arrivée est prévue pour quand ?
-Le 25 juin, j’arriverai à 17h à l’aéroport.
-Je viendrai te chercher !
-Non non, je tiens à voir mes parents d’abord, on doit parler...hum.. c’est pas facile à dire mais... Tu sais.. j’ai un enfant maintenant.
-… tu.. tu es mariée ?
-Non, le père est parti. Elle s’appelle Amalia, elle a trois ans.
-Si elle te ressemble un tant soit peu elle doit être adorable..
(rire)
-Justine je.. je suis désolée de ce qui t’est arrivé.
-Ce n’est rien, ça arrive. Mais j’ai besoin de me ressourcer dans la maison où j’ai grandi, avec ceux qui m’ont élevé. J’en ai besoin tu comprends ?
-Je.. je viendrai te voir.
-Je ne suis plus exactement comme tu m’as connu, tu sais ? Le stress et puis la grossesse..
-Je suis sûr que tu es parfaite.
-… Merci Hervé. Bon, je dois te laisser, il faut que je réveille la petite.
-Passe une bonne journée. À bientôt.
-Oui, à bientôt. »
Et elle avait raccroché. Sa voix était toujours aussi belle, mais elle semblait fatiguée. Celà faisait longtemps, très longtemps qu’on ne s’était pas parlé.
La première chose que je ressentis fut cette chaleur venant de ma poitrine, qui irradia tout mon corps. Comme une raison de vivre. Ensuite ce fut un sentiment de vide, de vacuité par rapport à tout ce qui n’était pas Justine.
Maria était arrivée à ce moment-là, souriante et apprêtée pour un entretien et m’avait enlacée tendrement. Je l’avais rejetée sèchement et je m’étais enfermé dans la salle de bain. Quel genre d’homme étais-je devenu ? Est ce que les raisons qui avaient poussé Justine à me rejeter à l’époque allaient persister ? J’étais à présent un trentenaire bureaucrate, pas spécialement beau et qui avait un peu de gras. Cette image me bouleversa : pas question qu’elle me voit ainsi.
C’est ainsi que j’avais commencé mes exercices quotidiens, que je me suis mis à réprimander Maria sur ce qu’elle mangeait et à la menacer sur les conséquences de son inactivité chronique.
Bizarrement, c’est à partir de là où elle s’était franchement laissé aller. Que ça avait empiré. Mais ça m’arrangeais en quelque sorte, je lui ai dit que ça n’allais pas entre nous, ce qui était vrai, et lui ai donné la date de son départ. Elle avait pleuré toute la soirée et ça m’avait énervé. Et depuis, c’était de pire en pire, elle devenait une loque, ne sortait plus, ne cherchait plus, mangeait n’importe quoi et pleurait à la moindre contrariété. Je n’en pouvais plus.
Après une grosse dispute, elle était allé passé quelques jours chez ma mère. Elles s’entendent bien toutes les deux, ce qui m’arrange et qui m’indispose à la fois. Fort heureusement, aucun de mes géniteurs ne se permettait de me donner des conseils sur ma vie sentimentale.
Ce séjour avait transformé celle que j’aimais autrefois : plus belle, dynamique, souriante, elle était plus séduisante que jamais. Je suis venu manger un soir chez mes parents, et elle était rentrée avec moi. Nous avions fait l’amour passionnément et je lui avais promis de ne plus la laisser tomber.
Le lendemain je m’étais souvenu de Justine et j’ai compris l’erreur que j’avais faite le soir d’avant. Je l’avais envoyée bouler dès le matin et elle s’était remise à pleurer. Et ce fut reparti.
Plus elle devenait minable et s’accrochait à moi, plus j’avais envie de m’en défaire sans jamais réussir à le faire vraiment.
Ces derniers temps, c’était difficile.
Mais courir me faisait du bien, d’autant plus que je savais pourquoi je le faisais. Cette date, ce retour annoncé, me portait bien plus haut que je n’aurai pu le croire. Alors que je m’épanouissais et récoltais des compliments de part et d’autre, Maria se flétrissait comme une fleur que l’on n’arrose pas.
Couvert de sueur, débarrassé de toutes pensées négatives, je rentrais après vingt minutes. Un coup d’œil rapide me confirma que le parasite dormait toujours, mais cette fois je ne me retins pas de faire le bruit que je voulais : sept heure était une heure très raisonnable pour se lever.
L’eau fraîche acheva de parfaire mon humeur : aujourd’hui allait être un bon jour. Aujourd’hui allait être un bon jour.
Je sortis en peignoir, ouvris grand les volets, lançais la machine à café. La forme dans le lit geignit.
« Tu crois pas que tu devrais te lever plutôt que de larver comme une incapable ? »
Elle ne me répondit pas, et j’achevais de m’habiller avant de passer dans la cuisine. Pain de mie, fruits, café. J’avais perdu plusieurs kilos depuis le début de mon régime, et je devenais vraiment beau garçon au corps bien dessiné.
Une collègue au boulot commençait à me faire les yeux doux. Je l’aurai bien invitée ici, à boire un verre un soir, juste pour un soir, si seulement… le sujet de mon ressentiment entra dans la pièce, les cheveux emmêlés, les yeux rouges, la bretelle de sa nuisette abaissée. Elle avait encore pleuré. Elle posa affectueusement la main sur mon épaule, je voyais dans ses yeux un amour implorant, comme un chien battu, qui ne me plût pas. Je détournais les yeux.
Elle s’assit en face de moi, sortit des céréales, de la pâte à tartiner et des petits gâteaux. Je lui fis les gros yeux : elle savait bien ce que je pensais de son alimentation dissolue. Baissant les yeux, elle se mit à beurrer ses tartines.
« J’ai un entretien ce matin..
-Bah il était temps ! T’as intérêt à bien te préparer parce que fringuée comme tu es personne ne voudra de toi ! »
Elle tomba sa tartine dans son bol, prit sa tête entre ses mains. Ses yeux devinrent humides.
« Je dis ça pour ton bien Maria, tu ne fais rien de bien depuis deux mois, on dirait que tu le fais exprès. A moins que tu sois une incapable, je ne sais pas moi, j’hésite. »
Elle ne répondit toujours pas, une larme coula sur sa joue. Elle m’énervait.
Heureusement, le temps joua en ma faveur. 7H40, mon tram passait dans cinq minutes. Je me levais sans adresser un regard à l’amas de négativité assis à ma table, empoignait mon attaché caisse, mes clefs, mon portable, ma veste, et sortit.
Certaines personnes ne savent vraiment pas se prendre en main, soupirai-je intérieurement en attendant l’ascenseur.
Le tram était un endroit où des milliers de personnes se retrouvaient chaque matin et chaque soir dans un même espace. C’est aussi l’endroit où j’étais le plus seul. Je ne regardais personne, ne parlais à personne, même pas une brève inspection mutuelle. Dans les transports en commun, je m’informais de l’actualité. Je regardais les messages Facebook de mes contacts, les liens qu’on m’avait envoyés, quelques vidéos, traînais sur les sites d’actualité et vérifiais mon agenda. Ma gorge se serra soudainement : j’avais rendez vous avec mon banquier cet après-midi pour ma demande de prêt. Je voulais acheter l’appartement dans lequel je vivais. Normalement, il n’y avait pas de soucis, mon dossier était irréprochable. Je chassais rapidement cette idée angoissante de mon esprit et pensais à ma voiture, qui était déjà garée en face de mon boulot. Je ne l’utilisais habituellement pas pour mes trajets quotidiens, mais hier je l’avais amené au contrôle technique, dans le garage en face de l’immeuble où je compulsais chiffres et statistiques matin et soir.
Ce soir, pas de tram. Je me réjouissais à cette idée, et notais immédiatement sur mon planning un mot pour me souvenir de faire quelques courses avant de rentrer.
« Bonjour » « Bonjour » « Comment ça va ? » « Ça va bien » « Bonjour ! » « Samedi le match ! » « j’y compte bien ! » « Salut ! » « Salut ! Tu vas bien ? »
Mains serrées, bises échangées, regards, hochements de tête, veste sur le dossier de la chaise, un détour par la machine à café, des dossiers à récupérer chez ma responsable, et enfin mon bureau, mal rangé, vieillot, mais mon bureau quand même. Je tirai la chaise et m’assis avec délectation.
Mon vieil ordinateur se mit en route bruyamment, avec la lenteur qui le caractérisait. Je soupirai. Il fallait vraiment que j’en reparle à Marc tout à l’heure.
Bruit de talons, battements de cils, regard langoureux. Elle vint se coller contre la mince cloison qui séparait son espace du mien.
« Salut mon grand »
« Viens me faire la bise toi ! »
Le sourire sur ses lèvres ne mentait pas, le baiser que je lui volais la fit rougir, ses jambes tremblèrent un peu. Si j’avais pu passer ma main sous sa jupe à ce moment-là, j’aurais pu attester de l’effet que je lui faisais. Puis elle se ressaisit, se mit à rire en se rejetant en arrière.
« Qu’est-ce que tu comptais faire là ?
-Oh, tu sais que je suis un peu maladroit.. »
C’est à ce moment-là que le drogué entra. Elle et moi nous tûmes et elle retourna travailler.
Le drogué c’était un jeune pétri de talent qu’il gâchait en achetant de la coke avec son salaire. Je le savais parce que c’était moi qui l’avais suivit un soir, après avoir nourri des soupçons durant plusieurs semaines. J’avais rapporté les faits au chef qui l’avait pris en entretien. Il avait été paternel, mais ferme. C’était soit la coke soit le boulot. Le pauvre gamin ne pouvant pas se payer l’un sans l’autre promis à cor et à cri qu’il allait se faire soigner.
Aujourd’hui, après quelques jours de mieux, il était à nouveau complètement détaché.
Je vérifiais mon rendez-vous avec Marc : dans deux heures. Il fallait que je lui en parle.
L’autre ne retenta pas ses approches, mais je savais qu’elle pensait à moi car au moindre de mes mouvements, je l’entendais tressaillir. Je jubilais, remplis de suffisance. Mais il n’était pas encore temps, je voulais la faire patienter davantage, pour qu’elle soit complètement à moi quand j’accéderai à sa demande.
Émoustillé, ma pensée se reporta sur Justine. Il y avait plusieurs années qu’elle avait délaissé les réseaux sociaux. J’étais vraiment curieux de savoir ce qu’elle était devenue. Une recherche de son prénom dans mon moteur de recherche me permit de tomber sur l’entreprise pour laquelle elle travaillait. Seul son nom et son poste étaient renseignés. Pas très intéressant.
J’eus la bonne idée de rechercher si elle n’était pas apparue sur une vidéo. Je fis mouche. Elle avait présenté, il y a trois mois, une conférence de presse à propos d’un produit qui venait d’être mis sur le marché. Je branchais mon casque, appuyais sur « play ».
Elle n’apparaissait pas de prime abord, mon impatience grandissait. Puis soudain, on annonça son nom. Mon visage se décomposa. Justine était autrefois une fille magnifique, svelte, gracieuse, un peu maigre même. C’était quelqu’un d’extrêmement orgueilleux, qui ne se donna jamais à moi, qui avait pourtant une réputation conséquente. Cette frustration était telle qu’elle se mue en béguin puis en obsession. Le port droit et fier, ses yeux gris se posant à peine sur son interlocuteur, tout ce qui avait intéressé Justine avait toujours été ses études, et rien d’autre.
Je m’acharnais pendant deux années de suite à me faire remarquer d’elle, jusqu’à son départ pour l’Allemagne. À partir de là je m’occupais à recoller les morceaux de mon ego brisé, puis je rencontrais Maria et les choses ont suivit leur cours.
La femme que l’on appela du nom et du prénom de celle que j’aimais ne ressemblait à rien à celle que j’avais connue. Certes, elle avait toujours de beaux yeux gris. Son corps s’était alourdi, déformé, son visage avait pris une teinte jaunâtre. Elle marchait péniblement, sans aucune grâce, et ses yeux cernés regardaient à droite, à gauche, tout autour d’elle sans se poser nul part. Mais ce n’était plus signe d’indifférence, mais plutôt une sourde appréhension. Ses épaules s’étaient voûtées, son front baissé. Elle avait perdu tout de son superbe d’autrefois. En quelques minutes d’observation, je compris ce qu’il lui était arrivé.
Elle avait rencontré un homme, le seul qui avait pu la séduire. Elle s’était donné corps et âme à lui, s’était avili, avait accepté d’avoir un enfant. Et lui en avait profité, profité, jusqu’à la détruire, la briser psychologiquement. Je ne voyais pas d’autres scénarios pouvant expliquer une telle déchéance.
Et elle en était arrivée là.
Et moi, je découvrais tout ça.
Je sentis un grand détachement se produire en moi-même, une certaine répulsion même, à l’idée de l’approcher. Justine a été et restera un fantasme inaccessible. La femme qui répondait aux questions de l’assistance n’avait plus rien à voir avec moi. Elle n’était plus ce qu’elle avait été.
Je restais sans voix devant les faits accomplis. C’était bel et bien fini.
Je me levais, pris un café pour me changer les idées. Je ressentais une vague tristesse, comme de la nostalgie, mais dans un même temps un grand sentiment de liberté. J’avais maintenant davantage de marge de manœuvre. Il me suffirait de ne plus répondre au téléphone pendant quelque temps, pour me faire oublier définitivement. Cette pensée me rasséréna, mon horizon s’était éclairci.
La matinée passa lentement, bercée par le bruit des claviers, les allers-retours à la photocopieuse, les regards discrètement échangés. À côté de mon bureau, ma collègue brûlait d’envie. Mais il n’était pas encore temps.
Demain, demain oui, elle serai à point. Avant de me rendre chez le grand patron, je me glissais près d’elle. Je ne dis rien, je passais simplement mes lèvres dans son cou et mes mains sous son chemisier. Je n’attendis pas sa réaction, je me redressais immédiatement et me dirigeais vers le bureau du chef. Demain il fallait que ça se passe mal avec Maria, et qu’elle aille chez ma mère. Je trouverai bien un moyen.
Marc et moi avions sympathisé. Nous avions la même vision des choses dans plusieurs domaines. La seule différence, que je ne lui pardonnais pas, était son niveau hiérarchique supérieur. Cela ne m’empêchait pas de lui serrer la main franchement, en espérant secrètement le détrôner un jour.
Est ce que le drogué va mieux ? Non hélas, je le crains, il a encore rechuté. Une promotion, pour lui ? Grand dieu, cet homme ne peux pas tenir des responsabilités. Oui ses chiffres sont excellents, mais son addiction demeure un problème majeur. Imaginons ce qui se passerait en cas de désistement de poste ? Et le scandale si ça se découvrait ? L’image de l’entreprise, et les pertes financières.. Oui oui je pense que c’est hasardeux comme projet. Si je veux bien prendre sa promotion ? Bien évidemment, pour l’entreprise je me dévouerai. Vous viendrez manger chez nous dimanche prochain ? Maria est une excellente cuisinière. Tout le plaisir est pour moi. Votre petit garçon a dû tellement grandir depuis la dernière fois ! Et non cet après-midi, j’ai posé un congé, rendez vous avec la banque, je vais devenir propriétaire. Ah oui c’est un investissement, mais mûrement réfléchi ! Je vous remercie, Marc. Oui oui, bonne fin de matinée. Oui dimanche prochain, à midi ça vous va ? Très bien. Au revoir !
Bon je n’avais pas parlé des ordinateurs. Je l’avais senti bien trop préoccupé par des histoires d’argent pour enfoncer le clou. Ce sera pour une autre fois. Peut-être durant ce fameux repas..
En revenant m’asseoir, le drogué s’était planté devant moi. Il était pâle, ses yeux étaient suppliants.
« Est-ce, est-ce qu’il t’a parlé de moi ?
-Oui nous avons parlé. J’ai essayé d’avancer les arguments en ta faveur, mais il a décidé de ne pas te donner ce poste. Il a peur que tu ne le tiennes pas.
-Mais mes chiffres..
-… Ils sont excellents, je lui ai dit. Et je lui ai dit que tu n’avais jamais raté un jour. Mais que veux-tu, les patrons ça ne pense qu’en matière d’argent, ils ne veulent plus prendre aucun risque. »
Il me regardait, je voyais le monde s’écrouler dans ses yeux. Sa lèvre inférieure trembla, il s’essuya les yeux d’un mouvement rageur :
« Merci, merci d’avoir essayé.
-C’est tout naturel voyons. Allons, une autre occasion se présentera. »
Je lui donnais une claque amicale dans l’épaule, il resta au milieu du couloir, prostré, sans réagir.
Quand je me rassis, je remarquais que quelque chose n’était pas à sa place. C’était un bout de papier plié en deux, un peu chiffonné, et un numéro de téléphone, d’une écriture ronde.
Parfait.
Mon esprit se mit à imaginer les scénarios possibles pour les jours à venir, puis il poursuivit son cours et remonta à la surface les souvenirs de Maria. Qu’elle était belle et soumise, que d’amour dans ses yeux, que de moments partagés !
Mon cœur se serra d’affection. Ce soir, je l’emmènerai manger quelque part. Je lui prendrai un bouquet en revenant des courses, je lui dirai qu’elle est belle et nous passeront une soirée délicieuse. Elle me regardera avec ses grands yeux tristes et se mettra à sourire. Et tout sera oublié, elle retombera dans mes bras comme au premier jour. Quelle adorable jeune femme. Je l’ai rencontré alors qu’elle était fille au pair en France, et c’est pour moi qu’elle a décidé de ne jamais rentrer. Douce Maria. Comme elle allait pleurer demain...
À midi tapant, je me rendis à la salle de sport. Je mangeais ensuite une salade diététique dans un comptoir New age, à un prix exorbitant. Je pris ma voiture, remerciais le garagiste, empochais la facture en essayant de ne pas trop y penser et me rendit à la banque.
L’hôtesse m’accueillit avec un grand sourire, une femme en tailleur vint me serrer la main et m’annonça que mon prêt avait été accepté. Un prêt sur 10 ans, à un taux préférentiel. Les mensualités de remboursement commençaient ce mois-ci.
J’étais l’homme le plus heureux du monde.
C’est sur un petit nuage que je signais les contrats d’engagement, et sur un petit nuage que j’appelais le notaire en sortant. La semaine prochaine qu’il me dit. Je notais le rendez-vous et notais mentalement la date du jour, jour où ma vie prenait une nouvelle tournure. Il était 16h. Intimement, je savais que je me souviendrais de ce moment durant de longues années.
J’étais l’homme le plus heureux du monde.
Emporté par ce flot de bonheur, je me fis plaisir au magasin. Bouteille de champagne, toast, saumon, caviar, bougies… et un bouquet de roses pour Maria. Ce soir allait être une fête sans précédent.
Je me garais en bas de l’immeuble résidentiel, sur ma place de parking nominative.
Je chargeais le sac de courses sur mon dos, gardais le bouquet sous le bras. Je levais la tête et vis que la fenêtre de l’appartement était entrouverte : elle était donc rentrée. Au rez-de-chaussée, la vieille voisine sourde avait laissé sa radio allumée, le dernier tube à la mode retentissait dans la cour. J’étais en sueur, la tête me tournait. Toutes les émotions de la journée se libéraient en cet instant précis. J’avais besoin de prendre une douche, de combler Maria de cadeaux, d’aller au restaurant, de faire l’amour, de m’endormir avec elle dans les bras.
Je souris et me dirigeais vers la porte d’entrée. J’entendis le présentateur radio annoncer 17h.
Semaine 34 : Eveil (443 mots)
C’est comme être, mais sans respirer. C’est comme sentir sans terminaison nerveuse. C’est juste avoir la conscience vague d’un monde, d'une fenêtre vers un univers, sans rien penser de plus. C’est l’état originel de la contemplation. Les pensées traversent la tête comme un troupeau de bisons. Elles broutent les connections nerveuses, foulent le champ des images, puis repartent comme si de rien n’était. Elles ne font qu’effleurer la conscience, sans jamais perturber la léthargie heureuse.
Il n’y a pas de passé, pas d’avenir. Le moment présent suffit, et il s’écoule imperturbablement, langoureusement, comme la trace brillante d’un gastéropode voyageur. Les cigales chantent et la coquille avance lentement. Le monde est de couleur pastel, teintes chaudes, chatoyantes, lever de soleil éternel, la peau baigne dans une volupté chaleureuse, comme bénie par l’astre ascendant. C’est comme être et ne pas être à la fois, mais être tellement bien que cela n’a aucune importance. N’être pas et pourtant être enveloppé de la douceur du soleil..
Prison d’esprit et de chair, toute pensée est soigneusement égrenée, libérée, envolée. Hirondelles voyageuses glissant sur l’azur célestes, à peine effleurent-elles le monde terrestre qu’elles sont déjà ailleurs, toujours plus loin. Et alors qu’elles disparaissent à l’horizon, en voilà d’autres, dans le clair obscur de l’aube.
A quel moment l’esprit s’est-il mit à enfermer le corps dans un influx continu de stresseurs ? Il suffit de tout laisser couler.. Il suffit de ne pas être tout en étant tout. Cette sensation de renoncement total quand une friandise fond sur la langue, et que plus rien n’existe à part ce plaisir sucré qui se diffuse dans chaque terminaison nerveuse, frissonnant, tremblant, irradiant à travers le corps, la tête, la colonne vertébrale, les membres.
Soudain, une vibration, une caresse, une onde vient perturber l’inertie du monde. Cette onde caresse la peau, la joue, crépite dans la tête. Un feu d’artifice de sensorialité. Du bleu, du rouge, du vert, qui se répand, recouvre l’espace et tapisse la chair. D’abord douce, sans danger, elle monte et crépite dans une envolée, avant de redescendre et de se faire plus tendre. Puis elle gonfle, rugit et grossit, avant de terminer son envol par un atterrissage langoureux. Comme un cœur qui bat, comme une respiration, comme une vie. Une main se met à tanguer légèrement, suivant le parcours de la musique enchanteresse. Puis un pied, une hanche. La mélodie et l’enfant ne font plus qu’un, unis par l’harmonie du moment présent.
Dans la chambre, Liszt joue son plus beau « Liebestraum ». La jeune femme étendue se redresse, pose la main sur son ventre avec un sourire émerveillé :
« Je le sens bouger ! »
Semaine 35 : Enfance (1 616 mots)
La mère de Thomas, c’est une « Fouteuse de merde professionnelle », lui a dit le monsieur. C’est une grande femme brune, aux cheveux bouclés, pétulante, souvent habillée de rouge. Elle a toujours sur elle un appareil photo, une caméra et un microphone. Dès que les choses ne se passent pas comme elle veut, elle hausse la voix et demande le responsable, sans oublier de filmer la scène et la réaction de l’employé qui aimerait rentrer sous terre. Elle cite le code civil comme elle récite son catéchisme : à l’endroit, à l’envers, et en sautant des lignes ! Quand elle a enfin réussi à trouver une faille, elle ouvre une procédure judiciaire. Tout le monde la connaît au tribunal, et elle gagne suffisamment pour recommencer encore et encore. Avant, elle changeait d’avocat comme de chemise, en les menaçant d’un procès. Depuis qu’elle a trouvé un jeune diplômé qui fait exactement ce qu’elle lui dit de faire, les choses se sont calmées. Elle est crainte et appelée « Madame » partout où sa réputation la précède. Jamais, au grand jamais, elle n’a baissé les yeux devant quelqu’un. Et le fils de cette femme remarquable, c’est Thomas. Un petit aux yeux toujours mouillés, avec de la morve qui s’échappe de son nez rouge. Effrayé par tout, même les pigeons, il passe son temps à se réfugier dans les jupes de sa mère au moindre danger, et à la suivre dans ses pérégrinations en pleurnichant tout doucement, pour ne pas être entendu.
Le père de Thomas, personne ne sait qui c’est. « Un lâche » lui a dit sa maman, « un bon à rien ».
Alors le petit, c’est à moitié un lâche, à moitié un emmerdeur, à moitié un bon à rien, à moitié une femme d’affaires. Il est bien avancé comme ça.
Le lieu préféré de sa génitrice, c’est le tribunal où elle passe la plupart de ses journées à témoigner, à accuser, et parfois à se défendre quand sa verve accusatrice va trop loin. Avant, son petit l’accompagnait toujours, sagement assis dans sa poussette. Depuis qu’il sait marcher et parler, elle le laisse les matins où il n’a pas école devant les imposantes marches de marbre qui mènent au bâtiment : « Soit sage, ne bouge pas, ne parle à personne ». Et elle s’en va, le laissant avec son petit sac à dos Mickey contenant un sandwich, un paquet de Petits Lu et une bouteille d’eau. Parfois, elle revient avant midi, mais le plus souvent, c’est vers 16 h.
Une fois, un soir d’hiver, la nuit commençait à être fort avancée quand elle est sortie, retrouvant son fils frigorifié, ayant pleuré toutes les larmes de son corps, transi sur un banc, à côté d’un SDF qui tentait tant bien que mal de le réconforter. Ce jour-là, elle s’était occupée de Thomas pour la première fois de toute sa vie. Elle l’avait ramené chez eux, l’avait aidé à prendre sa douche, lui avait apporté des vêtements confortables, et avait préparé des poissons panés pour le repas. Ils avaient mangé en regardant les dessins animés, puis ils avaient fait une partie de Petits Chevaux. Il était aux anges, et avait même eu droit à un câlin. Ce soir-là, ce fut la première fois où une pensée chrétienne le traversa, et il remercia dieu du fond de son lit d’avoir une maman si formidable. Le lendemain, encore sur son petit nuage, il voulut raconter au moment du petit-déjeuner les rêves qu’il avait eu, mais se retrouva face à un mur froid et rigide : elle n’avait pas le temps pour ces histoires, beaucoup de travail, mange plus vite, on va être en retard, ne t’en met pas partout, dépêche toi !
Les jours de pluie, Thomas a une nounou qui passe son temps à critiquer sa mère et à l’appeler « Pauvre petit ». Elle le pourrit de friandises et de bonbons, le laisse s’abrutir des heures durant devant sa télé, accède à toutes ses demandes. Mais elle parle trop et tout le temps, jamais elle ne prend le temps d’écouter.
À l’école, c’est un petit garçon moyen, bien trop gauche, pleurnichard, que les autres enfants n’incluent pas trop dans leurs jeux. Il s’entend bien avec l’ATSEM, celle qui reste tard le soir à la garderie. Elle a les cheveux courts comme un homme et n’a qu’une obsession : « Faire moucher ce gamin ! Il a toujours d’la mecque sur le museau !».
Thomas est souvent le premier arrivé et le dernier partit de l’école.
« Pauvre petit »
Durant les longues heures passées devant le tribunal, sur la grande place légèrement boisée qui lui fait face, il a développé deux passions, deux choses qui le rendent vraiment heureux.
Il y a l’homme qui vend des glaces dans sa petite roulotte. C’est un ancien marin qui sent fort le tabac et qui porte un béret. Très vite, il a installé pour Thomas une petite chaise pour qu’il puisse rester avec lui dans la camionnette pendant qu’il servait. En fin de journée, il sort une petite table pliable, et ils dégustent tous les deux une glace accompagnées d’un soda. Le vieux Jim appelle ça « débriefer sur la journée entre hommes ». Et ils s’échangent leurs impressions sur les clients du jour, ou théorisent sur les parfums qu’ils aimeraient proposer. Le petit garçon se sent tellement important dans ces moments-là, qu’il irradie de joie.
Mais des fois, le vendeur n’est pas là, où il part trop tôt et il doit rester seul. Entre deux observations zoologiques craintives sur la vie des pigeons, il s’abîme dans la contemplation d’une statue représentant un général des armées. C’est une statue si vieille et si abîmée, qu’une précédente restauration n’avait pu sauver le pauvre général, laissant donc seulement son cheval cabré sur le grand piédestal, ainsi que quelques morceaux de ses bottes, seul témoignage d’une occupation antérieure de la selle vide.
Ce cheval, ce cheval tout particulièrement lui plaît. Il est fougueux, imposant, fringuant.. celui qui en est le propriétaire doit être un grand homme, un génie qui multiplie les exploits militaires, un héros..
Depuis ses yeux mouillés se construisent alors mille et unes aventures, toutes plus fantastiques les unes que les autres. Il s’imagine grand, fort, sûr de lui, monter sur ce cheval blanc et briller par sa prestance. Il s’imagine qu’il sait un nombre incalculable de choses, qu’il se meut comme une anguille entre les rochers, et que sa force n’a d’égal que son courage et que sa taille atteint les nuages.
Et même qu’il aura des vêtements assortis à la crinière de son cheval, pour qu’ils puissent déambuler tous les deux de manière flamboyante dans les rues de la ville, sous le regard admiratif des passants. Même qu’ils iraient faire des ballades ensemble, qu’ils traverseraient des monts et des merveilles, et découvriraient des territoires inexplorés.. Et puis ils iraient tellement vite sur ce cheval qu’ils pourraient faire le tour du monde. Thomas serait enfin heureux.
Combien d’heures a-t-il passé le nez en l’air, à contempler, tremblant d’admiration, son rêve éveillé ?
Ce matin-là l’air est frais. La rosée délicate recouvre les parterres sages devant le tribunal. Quelques oiseaux chantent, le vacarme ronflant des voitures n’a pas encore débuté. Il est très tôt, à peine croise-t-on des lèves-tôt marchant rapidement sous les rayons de l’astre endormi. Quelques fêtards, encore ivres, qui font beaucoup de bruit puis disparaissent au fond d’une allée. Hier, les étudiants en école supérieure ont reçu leur diplôme. Une partie de la ville a donc fait la fête toute la nuit, laissant des reliefs, canettes, bouteilles, boites en cartons, disséminés le long des trottoirs.
Thomas pense à sa prochaine aventure avec son fidèle compagnon. Il l’a appelé Flamme.
Soudain, alors que les juges et magistrats sortent à peine de leur lit, une silhouette s’avance vers le bâtiment. C’est un jeune homme d’une vingtaine d’année, brun, élancé, plutôt séduisant.
Il porte l’uniforme d’une université réputée, une bouteille de bière sous le bras et un sac en plastique contenant des vêtements crottés. Sur sa tête, le fameux couvre-chef de ceux qui ont réussi.
Il s’arrête juste devant le banc où le petit garçon rêve depuis si longtemps. Il fait craquer ses doigts, s’étire et lève les yeux vert la statue grisée par le temps. Il sourit. D’un pas athlétique, il fait quelques pas en arrière, prend de l’élan et s’élance. Le rebord du promontoire est facile à attraper, se hisser, à partir de sa prise l’est beaucoup moins. Après quelques contorsions, il parvient à se hisser à côté de l’équidé figé.
En bas, près de l’herbe, son sac s’est renversé et révèle, à côté de son diplôme, des vêtements d’équitation. Le badge d’une multinationale reconnue est également tombé. Un badge d’employé.
Le jeune homme prend le temps d’admirer la vue à quelques mètres de hauteur. Puis il prend une grande inspiration et, après quelques essais, trouve un appui solide. Il saisit la crinière du cheval pétrifié et, s’appuyant sur les restes du général, se hisse sur la croupe.
Un sourire immense, authentique, irradie son visage. Il assure son assise, tâte sa monture, puis regarde le soleil se lever sur la ville..
En bas, les yeux écarquillés de Thomas ne peuvent croire à ce qu’ils voient.
« Tu peux t’en aller maintenant, je l’ai fait ! » lui dis l’homme assis tout en haut.
Le petit garçon avait grandi. Apaisé, il lance un sourire reconnaissant à son sauveur, puis détourne les talons et s’éloigne.
Et tandis que Le Docteur Thomas F. regardait son enfance s’en aller, il sentit arriver en lui une fierté et une complétude qu’il n’avait jamais connu auparavant.
« J’ai réussi » dit-il à mi-voix.
Semaine 36 : Ecran (1300 mots)
«Jaden! Jaden ! »
« Quoi encore ? »
Je soupirai. Cela faisait plusieurs mois que l’idiot de la tour, un prénommé Revan, m’avait prit en affection. De ce fait je devais, une à plusieurs fois par semaine, supporter ses élucubrations insensées jusqu’à ce qu’il soit apaisé par mon mutisme et mon je-m’en-foutisme à son égard. Il partait ainsi du principe que, si je ne m’affolais pas, il n’y avait aucune raison qu’il ne s’affole également. Et il rentrait chez lui guilleret, non sans me remercier une bonne dizaine de fois de sa voix de nounours.
Il faut dire que j’avais rarement l’occasion d’avoir du contact humain « réel », c’est-à-dire sans l’intermédiaire d’une technologie quelconque (hologramme, jeux vidéo, speed dating virtuel..), et que mes capacités relationnelles étaient un peu rouillées. J’avais donc pris mon mal en patience en me disant qu’au moins, avec Revan, j’entretenais un capital d’interactions sociales qui pourrait me servir un jour.
Je déconnectais le casque avec lequel j’étais en train de choisir mon menu du soir, et m’asseyais sur mon lit-canapé-salle de jeu-baisodrome-salle de détente convertible non sans cacher mon agacement.
Bien sur, cela ne gêna pas le moins du monde mon visiteur inopportun. Ça aussi, ce n’était pas trop mal : face à quelqu’un aussi médiocre que lui pour se tenir en société, je me sentais presque bon.
« Jaden ! Jaden ! C’est terrible ! »
C’est ainsi que commençait toutes mes conversations avec mon cher voisin.
« J’vais mourir Jaden ! La police va m’tuer ! »
La tour était un immeuble plutôt luxueux pour la ville. On était un millier à s’y entasser pour un loyer assez élevé, mais qui nous garantissait une habitation individuelle, aussi petite qu’ergonomique. Malheureusement, sur aucune des clauses du contrat on ne nous garantissait que les voisins n’étaient pas emmerdants. Ça aurait été trop beau.
Je pianotais sur mon portable pour me commander un soda, et me levais paresseusement pour le récupérer dans le réfrigérateur. J’entendis le bruit caractéristique du container d’aluminium qui tombait dans le bac à boisson. La semaine dernière, un petit malin avait piraté le système et tout l’immeuble avait été privé de livraison intra-muros pendant trois jours. J’avais dû commander dans un des rares magasins en ligne utilisant encore la livraison robotisée, et j’avais choisi Amazon qui s’en servait pour les colis volumineux. Une expérience dont je me passerai volontiers à l’avenir. Après avoir scanné un à un tous mes articles, j’ai bataillé une demi-heure avec l’intelligence artificielle de mon frigo quant au placement des différents produits. Il me rappelle ma mère parfois, ce putain de frigidaire.
« Les policiers vont m’tuer parce que j’ai désobéi ! Faut qu’tu m’aides Jaden ! »
Tiens, je ne connaissais pas cette histoire-là... Alors que je me retournais, boisson en main, une tâche noire sur la moquette attira mon attention. À vrai dire, c’était plus important qu’une tâche. C’était une traînée sombre sur le sol. Je demandais à l’ordinateur central de monter la lumière. Revan avait cessé ses jérémiades et geignait dans son coin, ce qui n’était généralement pas le monde opératoire qu’il employait pour m’ennuyer. Bon. Mieux éclairées, les traces suspectes étaient rouges. Je me penchais pour renifler et fus surpris par la forte odeur de fer qui s’en dégageait : du sang, à n’en pas douter. Je suivis les gouttes successives du regard et elles me menèrent droit sur mon canapé, où mon invité d’honneur était recroquevillé, en boule, en train de sangloter.
Tout à coup, son histoire m’intéressait beaucoup plus.
« Revan qu’est ce que tu as fait ? »
Il gémit :
« -C’est pas ma faute ! J’voulais juste aller voir les animaux dehors, j’voulais plus rester en ville !
-Mais putain tu sais que c’est interdit non ? C’est rempli de radiations là-bas. Combien de fois je te l’ai dit ? C’est en voulant escalader une barrière que t’as fais ça ? Montre ! »
Mon ami le malfaiteur se replia sur lui-même face à ma main inquisitrice, me repoussant brutalement :
« Non j’ai mal ! »
La blessure semblait provenir de son abdomen, mais je n’avais aucune certitude. C’est à ce moment-là que je m’aperçus qu’il était très pâle, tremblant, et qu’il suait à grosses gouttes. Cependant ce constat ne m’avança à rien car il vint avec deux autres pour le moins accablants : 1) Je n’avais jamais vraiment regardé Revan depuis que je le connaissais ; 2) Il aurait pu être tremblant, suant et ensanglanté tous les autres jours, je n’aurai rien remarqué si cela n’avait pas détérioré ma déco intérieure.
M’efforçant de contenir mon impatience, je m’assis, et pris ma voix la plus mielleuse :
« -Tu sais que tu peux me raconter, tu viens souvent pour me parler, je ne t’ai jamais engueulé pas vrai ?
-Oui mais cette fois-ci, j’ai fait du mal, j’ai désobéi. On va venir me chercher Jaden, faut que je me cache..
-Bon bon arrête de t’affoler ça mènera à rien. Raconte-moi depuis le début !
-Bah.. Bah j’voulais voir les animaux de la télé.. J’m’en foutais des radiations d’toute façon les aut’ disent que j’ai un pet au casque. C’pas grave pour moi les radiations.. J’voulais vraiment caresser un animal.. Alors j’y suis allé cette nuit, j’me suis pas fais r’pérer j’te jure. J’avais la campagne juste d’vant moi, et puis..
-Puis t’as fais une connerie..
-Non non ! J’me suis cogné !
-Cogné ? Trébuché ?
-Non non, cogné au ciel.
-QUOI ?
-Bah oui, l’ciel et la campagne que j’voyais.. c’était pas vrai. C’tait des écrans. Des grands écrans. Regarde j’ai la bosse encore. »
Il releva sa tignasse drue (tiens, il a une tignasse), et me montra un beau bleu sanguinolent.
« -J’l’ai cassé l’écran, alors ça a fait du bruit et l’alarme a sonné. J’me suis affolé et j’ai couru, et on m’poursuivait avec des fusils.. »
L’idiot termina sa phrase par un regard appuyé vers son abdomen et se mit à sangloter bruyamment.
«-Revan ? Revan ! Réponds moi. Qu’est-ce qu’il y avait derrière les écrans ?
-Y’avait pas d’animaux ! (sanglots) Y’avait rien de ce qu’y disent à la télé ! (sanglots) C’est rien qu’des menteries tout ça. »
Un secret d’État bien gardé.. Une sueur froide parcourue mon dos.
« -T’as été suivi jusqu’ici Revan ? »
Il secoua la tête négativement :
« J’ai couru vite.. »
Je me levais précipitamment, ouvris la porte de l’appartement. Le robot d’entretien était en train d’effacer la traînée rouge qui allait mener les enquêteurs droit à moi. La lentille multi-focale de notre femme de ménage électronique balayait le couloir sombre, je savais qu’elle avait tout enregistré. Moi, le sang, Revan. Et comme c’était très suspect tout ça, les images avaient directement été envoyées au centre de surveillance. Combien de temps allait-il leur falloir pour remonter la piste jusqu’ici ? Une heure, deux peut-être ?
Je me réfugiais derrière la porte :
« Il faut partir Ro.. »
Il était étendu, inerte, pâle comme la mort, au milieu de la mare de sang qui coulait de son flanc.
Pourquoi était-il venu chez moi cet idiot ? Pourquoi m’impliquer dans cette histoire, moi qui ne demandais qu’a être un citoyen modèle ? Je me précipitais vers mon dressing quand la sonnette de l’appartement retentit. Un écran s’afficha en face de moi, me montrant les deux individus patibulaires qui attendaient devant ma porte. Ils étaient vêtus de longs anoraks qui ne laissaient aucun doute sur le genre d’armes qu’ils dissimulaient en dessous.
« Police, ouvrez ! »
Dans quatre minutes, si je ne faisais rien, l’ordinateur central allait laisser entrer les forces de l’ordre. Simple mesure de sécurité.
Revan avait rejoint le pays des anges. Et moi, bon gré mal gré, j’allais devoir m’y rendre aussi.
Semaine 37 : Cadre (653 mots)
C’est un tableau bleu gris, avec un cadre doré tout fin, tout simple, sans vitre pour le protéger. De peinture, il n’y en a pas, il s’agit d’une simple toile imprimée, où aucun peintre n’a jamais posé son pinceau. De la toile ? Que dis-je ? Ce serai bien encore trop cher pour un tableau de si mauvaise qualité. Il s’agit d’un papier fin, gondolé, froissé par endroits.
Au dos ou dans les coins, pas une marque, pas une signature, rien.
Personne n’a été fier de cette image, personne n’a glorieusement apposé son nom sur le dessin.
Personne ne l’a aimé non plus, puisqu’il a été laissé ainsi, à l’abandon, dans l’humidité et la poussière.
Pour couronner le tout ? Il a été abandonné, négligemment dans une décharge, et vendu pour une bouchée de pain au tout-venant.
Non désiré, non célébré, non aimé, non soigné, et surtout non gardé, dans quel état psychologique devait se trouver ce tableau quand je l’ai recueilli ?
Je ne suis pas un artiste, mais l’art japonais m’a beaucoup appris. J’ai donc suivit le principe du kintsugi qui consiste à magnifier le passé d’un objet, sans pour autant mettre la main à la pâte par incompétence. Mon adhésion silencieuse à cette philosophie m’a longtemps suffi à voir d’un autre œil cette pauvre estampe élimée par le temps.
Elle est exposée au milieu de mon salon, glorieuse dans sa misère. Son état déplorable prête à l’élaboration de toutes sortes d’élucubrations. Par quelles embûches est-elle passée pour arriver jusqu’ici ? Son anonymat la rend précieuse. Après tout, qui sait qui a pu la peindre ? Sa modeste parure la rend touchante : qui aimait à ce point cette image pour l’encadrer sans moyens ?
Le soir au coin du feu, ce tableau et moi avons de longues conversations. Quelque chose en émane, quelque chose de doux, de profond, un labyrinthe à pensées où elles se perdent, un hamac pour l’esprit où il s’y délasse.
Je ne sais ce qu’il pense de moi. M’est-il reconnaissant de l’avoir sauvé ? A-t-il honte d’être exposé dans cet état ? Aspirait-il au repos éternel que je lui dérobe au profit de ma décoration ?
Ma maison est jonchée d’antiquités comme lui, d’objets jetés au rebut que j’ai soigneusement récupéré, d’art passé de date que je ne me lasse pas d’aimer.
Les artistes sont des inconscients, ils ne saisissent pas la responsabilité qu’implique la création. Ils créent puis ils oublient, sans autre forme de procès.
Quand une belle chose émerge de vos doigts, comment pouvez-vous négliger cet instinct paternel qui vous dicte d’en prendre soin ? Insensés ! Cœurs de pierre ! Croyez vous que ça m’amuse, de réparer vos bêtises ? Tout le monde a bien le droit d’être aimé et choyé. Même vos croquis ratés et vos vases ébréchés ! Et d’autant plus, peut être, ceux qui ont vécus et qui sont vieux maintenant. En vieillissant, on acquiert une âme. Ma maison est remplie d’âmes, qui ont vécu, aimé, mais jamais reçu d’affection. Des fois, le soir, je pleure avec elles, et nous nous consolons tous ensembles.
Mais je sais pourquoi je suis capable de les comprendre. Moi aussi j’ai une âme, elle est vieille et poussiéreuse, un peu cabossée, absolument pas encadrée. Personne ne l’a aimée si ce n’est les autres éclopés de la vie. Quand on est jeune, beau, populaire et talentueux, l’on doit être à des lieux d’imaginer ce que l’on peut ressentir quand on est si abîmé.. Heureusement, nous nous serrons les coudes.
Voilà ce tableau cher ami, pensez-vous pouvoir lui refaire une beauté ? Voilà un an que je l’ai acheté, je voudrais célébrer notre belle amitié à tous les deux. Oh je sais que je suis un original, ne me regardez pas comme ça ! On me le fait bien comprendre. Que voulez-vous, chacun a ses blessures, et cette peinture sait très bien de quoi je parle.
Semaine 38 (changement de thème) : Bouteille à la mer (932 mots)
C’est un bar miteux, criblé de coléoptères qui rongent le bois des chaises, des tables, des murs. Le comptoir en zinc est poisseux. L’air est suffocant, une antique marmite en fonte exhale sans interruption un fumet lourd et épais, relents de bouillon passé, de légumes un peu fanés et d’eau non salée. L’humidité s’accumule sur les poutres du plafond, formant de fines gouttelettes qui échouent sur le carrelage terreux, créant une fine couche de boue et de sable perpétuelle, constamment renouvelée par les bottes crottées de la clientèle.
La soupe « maison » est servie pour une bouchée de pain à ceux qui osent y goûter, principalement les clochards du coin, quelques miséreux et ceux qui demandent la charité. Elle a un goût rance et insipide.
L’établissement se trouve non loin de la jetée, près du bord de mer. Certains soirs, le vent tourmente la bicoque à deux étages à tel point que les planches craquent et que le toit menace de céder.
D’autres fois, les vagues sont si hautes qu’elles lèchent la porte d’entrée.
La maîtresse des lieux, peu commode, ne parle qu’aux habitués. Les étrangers sont regardés de haut, on crache à leurs pieds, leur jette des œillades assassines, et la plupart ont tôt fait de décamper avant même de terminer leur breuvage.
Le gérant n’est guère plus aimable, il négocie sa piquette un peu partout dans les alentours et est sans arrêt en déplacement. Il trompe sa femme de manière éhontée, mais personne ne se permet de le juger car sa femme est parfois très hospitalière..
L’enfant de ce couple au caractère bien trempé est une petite fille de douze ans, fort aimable et très maladroite. C’est elle qui fait le service dans la salle après l’école. Elle manque souvent de se prendre les pieds dans les chaises, de se cogner aux tables, une vraie tête de linotte. Personne ne tient rigueur à la petite, qui montre d’ailleurs un désir de bien faire et une application à l’ouvrage digne des cœurs purs.
Elza, car c’est son nom, a deux consignes : quand c’est des habitués, elle va dans la cave, sort une bouteille de vin et sert les clients.
Quand c’est des étrangers, elle va dans la réserve, prend une bouteille vide dans laquelle elle met un fond de vinasse, puis complète avec de l’eau.
C’est un signe ostentatoire pour décourager ceux qui se penseraient bienvenu dans ce lieu.
Ce jour-là, des pontes sont arrivées dans le village, des hommes endimanchés dans des gros costumes noirs, enrobés d’un pardessus, avec des gros doigts et un air suffisant. Ils semblaient souffrir le vent piquant de la plage et se réfugièrent d’un commun accord dans la vieille bicoque, pensant y trouver un accueil plus chaleureux que le temps dehors.
Quels naïfs !
Mais ces gens-là ne sont pas le genre de personnes que l’on effraie facilement. Face à l’accueil glacial, ils restent de marbre, se contentant de renifler l’air avec une moue de dégoût. Ils s’installent à une grande table. La tenancière leur siffle qu’elle est déjà réservée. Eux de répondre du tac au tac qu’ils se lèveront quand les personnes ayant fait la réservation seront arrivées. Après une brève discussion entre eux et des regards suspicieux vers la marmite, ils font signe à la petite serveuse d’approcher.
Effrayée, elle s’exécute. Ils lui commandent du vin, et du bon !
Alors qu’elle retourne derrière le comptoir, sa mère l’attrape par le bras et la prend à part.
« Ceux-là, lui dit-elle, ceux-là tu remplis pas leur bouteille de flotte, je veux que leur boisson soit absolument imbuvable. Ils me sortent par les yeux ! »
Elza approuve en silence, et disparaît dans l’arrière-salle.
Quelques minutes passent.
Les gros messieurs cherchent la gamine des yeux avec quelques signes d’impatience. Plusieurs autres longues minutes s’écoulent sans aucune trace d’elle. La patronne n’ose pas aller voir, mais elle aussi jette des regards inquiets en direction de la porte du fond.
Au bout de quinze bonnes minutes, alors qu’un malaise se faisait clairement sentir et que la tenancière se décidait à quitter le bar pour aller voir, la petite revient en tenant dans ses mains une bouteille qui semble neuve. Elle est toute fraîche, ses joues sont rouges et un sourire radieux illumine sa figure enfantine.
Ce qu’elle porte n’est clairement pas le vin à l’eau que l’on sert habituellement, la bouteille semble plus trouble, mais aussi plus foncée.
Elle sert les clients, puis revient vers sa mère avec un sourire victorieux.
Étonné, le premier homme porte le verre à ses lèvres. Il ingurgite une gorgée, fait tourner le liquide dans ses joues. Encouragés par ce geste, les autres font de même.
Soudain, le premier devient rouge, puis vert, puis blanc, et recrache bruyamment sa boisson à même le sol. Petit à petit, telle une chorale, différents bruits de toux, d’éructation et même de vomissement se font entendre.
Parmi les habitués attablés, les plaisanteries montent doucement.
Le chef de la bande en costard se lève, livide. Il pointe un doigt accusateur vers la petite serveuse :
« Tu, tu.. de l’eau de mer ! Tu as coupé le vin à l’eau de mer ! »
C'est cette fois des rires francs qui s’échappent du gosier des autres clients, jusqu’aux larmes pour certains. On se répète la phrase, on se re-raconte la supercherie.
Rouge de colère et de honte, les étrangers se lèvent, quittent le bar sans dire un mot.
La fillette est acclamée et félicitée de son ingéniosité. Les « hourras » fusent.
Depuis, cet établissement miteux propose une formule très spéciale, pour les étrangers.
Semaine 39 : Déménagement (1097 mots)
« Vous dites que je vais rajeunir un peu tous les jours ? » demanda le vieillard, un peu éberlué.
Appuyé sur sa canne, à l’ombre d’un grand arbre, bien assis sur sa chaise de jardin ferronné, il n’en revenait pas.
« C’est cela oui » lui répondit le blondinet en souriant.
« Ah ben ça tombe bien parce que là.. outch, mes lombaires ont pris un sacré coup !
-Je pense que dès demain, je ne vous verrai plus vous masser le dos avec cet air dépité, dès demain la sera douleur devenue supportable, après demain presque invisible.. et ainsi de suite jusqu’au recouvrement complet de vos facultés. »
Les yeux du vieil homme brillaient :
« Ça c’est.. c’est vraiment chic !
Le jeune homme acquiesça avec politesse, rajustant sa chemise blanche :
« J’ai été comme vous.. les premiers changements sont rapides, j’avais l’impression de naître à nouveau.. »
Le grand-père laissa son regard vaquer autour de lui, sans contraintes, sans se presser. Le soleil du printemps caressait ses rides profondes, le léger alizé lustrait son crâne presque chauve.
Il finit par reprendre, les yeux brillants, la voix étrangement roque, déformée par un enthousiasme sourd :
« Dites je voulais vous demander, il y a d’autres résidences j’ai remarqué ? »
L’accueillant marqua une pause. Sa bouche rose se tordit légèrement, son regard se baissa, sa voix devint plus grave :
« Je sais ce que vous allez demander.. on me le demande toujours.. non vous ne trouverez personne que vous connaissez ici, c’est comme ça.. »
Un voile passa sur les yeux fatigués de l’aîné :
« Ah.. ben oui forcément je me suis demandé. Quel dommage. Vous ferez remonter ça à vos supérieurs ? »
Le regard gêné se mua en sourire tout aussi embarrassé, mais aussi amusé :
« Faire remonter le.. enfin oui je peux le faire, ce serait cocasse. Vous savez, les voies du Seigneur, impénétrables, tout ça tout ça..
-Ah ! Excusez moi ! J’me suis pas trop occupé de ces choses là de mon temps.. en fait j’ai surtout suivi ma femme tout du long, j’étais pas très investi..
-Moi non plus je vous rassure, et pourtant nous sommes tous les deux là, comme quoi il ne faut pas se fier aux apparences.. »
Le grand-père à nouveau, observa le paysage bucolique, mais avec une excitation, une vigueur nouvelle. Comme un enfant, il se tournait et se retournait sur sa chaise pour englober dans sa totalité la charmante banlieue qui l’entourait.
« Mais dites, j’ai encore une question. Là où j’vais habiter, c’est inoccupé c’est ça ? Vous n’arrêtez donc jamais de construire ? Enfin, construire, j’sais pas comment vous vous y prenez mais vous avez compris ce que je veux dire !
-Non tout reste à taille humaine, vous avez la forêt à deux pas, et je suis moi-même votre voisin. Votre nouvelle maison était habitée autrefois.. son propriétaire a jugé qu’il avait rattrapé le temps perdu et qu’il pouvait s’en aller sans regret.. ce qu’il a fait sans plus tarder. »
Le jouvenceau se tut, caressant sa barbiche naissante d’un air pensif. Finalement, il s’avança sur sa chaise, rabattit une mèche blonde derrière son oreille, et regarda son interlocuteur droit dans les yeux :
« Partir, c’est ce que font la plupart des gens ici, au bout d’un certain temps. Ce n’est pas un lieu éternel, c’est simplement une transition. Pour moins regretter sans doute.. Quels sont vos regrets Maurice ? Ne cherchez pas d’aspirations métaphysiques, je vous parle de ces petits renoncements quotidiens, de rêves d’enfant balayés, de petits luxes refusés, de plaisirs remis à plus tard, de vocations jamais exploitées..
-Oh.. »
La discussion laissa place au silence, le silence au piaillement des oiseaux, puis au vent dans les feuilles, puis au bourdonnement des insectes. Puis l’aïeul répondit, calmement, lentement, avec un peu d’hésitation :
« J’ai renoncé à beaucoup, beaucoup de choses.. mais, si vous parlez de choses du quotidien, vraiment anodines.. Enfin il n’y en a pas qu’une bien sûr.. Mais je pense à cette envie que j’avais d’avoir mes propres poules et de m’en occuper.. Entre autres bien sûr, mais c’est ce qui me vient au moment où vous m’en parlez.»
Le chérubin sourit :
« Oui ce sont des petites choses comme ça que vous pourrez réaliser ici, en soignant les petits regrets on soigne aussi les grands par projection. Avez-vous d’autres questions ? Je reviendrai demain, quand vous vous serez un peu reposé, cela doit faire beaucoup d’informations d’un coup..
-Oh vous savez à mon âge, le changement n’agit plus comme il le faisait. Je me sens serein et alerte. De mieux en mieux même ! Et j’ai une question, peut-être un peu indiscrète. Mais m’excuserez si je vous dévisage depuis tout à l’heure, mais votre moustache là..
-Ma moustache ?!
-Ben oui elle m’intrigue, du temps de mon grand-père on ne la portait déjà plus coupée ainsi, c’était démodé. »
L’ange éclata de rire.
« J’étais mort bien avant que votre grand-père naisse, c’est très probable.
-Et jamais vous n’avez réussi à combler ce vide qui vous empêche de partir ?
L’homme resta interdit.
-J’ai bien compris le système, reprit le vieillard, mais ce que je comprends aussi c’est que vous n’avez pas trouvé satisfaction, du coup après tout ce temps, vous faites un peu partie du personnel si je ne m'abuse. Mais au départ vous étiez comme moi, peut être plus torturé et triste, si ce lieu merveilleux n’a pas pu vous combler.. »
Les yeux de l’éphèbe s’humidifièrent : son corps ne devait pas avoir plus de 20 ans, mais son regard, et son air abattu, eux, semblaient usés par des millénaires.
Un long soupir mélancolique, un peu tremblant, comme pour consentir à cette version de l’histoire. Ou pour avouer, avouer que l’on regrette quelque chose sans oser le dire tout haut. Peut-être aussi pour protester, sans oser faire autre chose qu’accepter son sort et errer.
Puis il fronça les sourcils, fâché, selon toute apparence, d’avoir été démasqué si vite, et de s’être abandonné à la confidence d’un sanglot à peine étouffé.
« Dites donc, ma moustache est très bien ! Et puis c’est de vous qu’on parlait, pas de moi ! Je vous monte votre valise, vous avez besoin de repos, vous êtes ici pour ça ! »
Avant de s’éloigner, comme pris de remords, il se retourna vers le vieil homme avec un sourire étrange :
« Et je vous souhaite un bon séjour au Paradis. »
Semaine 40 : Jalousie (2001 mots)
J’ouvris les yeux dans un compartiment exsangue, oscillant au rythme des cahots sur les rails, sur un siège en tissus jaune décoloré. Je mis quelques instants à me souvenir où j’étais. Le train. Celui qui allait changer ma vie.
En même temps que ma mémoire se solidifiait, me revenaient tout un tas d’émotions négatives que mon bref assoupissement avait eu le bonheur de me faire oublier. Je pris mon sac à dos contre ma poitrine et m’y recroquevillais avec un sanglot. Je serrais contre moi tout ce qu’il me restait d’une vie désormais révolue. Une vie gâchée, misérable, désastreuse. Le languissant ronronnement des machines me réconforta, la médiocrité relative des locaux aussi.
Tout était désormais derrière moi. J’allais devoir tout reconstruire, petit bout par petit bout, et reconstruire en mieux. Je pense que même si j’essayais, j’aurais du mal à recréer un environnement aussi destructeur que celui duquel je venais de fuir. Sans espoir, je n’en étais donc pas moins optimiste quant’ à l’avenir. Il ne serait pas pire, mais serait-il mieux ?
Tandis que je jetais un œil distrait sur la mer de collines que nous traversions, une vague de nausées m’envahit, souvenir de ma soirée de la veille.
Titubant, je me précipitais vers les toilettes pour m’asperger le visage. La sensation était abominable. Je restais là, pendant une dizaine de minutes, penchée sur le petit évier beige, à ne pas savoir si la prochaine secousse allait avoir raison de mon estomac ou non. Indécision insupportable dont mon parcours était le reflet. Enfin, jusqu’à ce matin.
Je sentais mauvais, une odeur aigre de transpiration avec des relents d’alcool. Ma peau était d’une pâleur livide, mes cernes formaient de petits vaisseaux sombres en dessous de mes yeux rougis. Mes cheveux étaient gras et frisaient. Oui, les deux en même temps.
Bravo, beau départ. C’était une super tête pour affronter ma nouvelle vie. Enfin, si le contrôleur ne me choppait pas sans billet. J’eus alors la certitude que ma sinistre prédiction allait se produire, pour la simple et bonne raison que j’avais enchaîné échecs et déceptions de manière quasi-olympique depuis quelques mois. Et la loi de Murphy disait que ça allait continuer. Hourra.
Je retournais sur mon siège en traînant des pieds. Le wagon était presque vide, à peine pouvais-je deviner une ou deux têtes dépassant près de la porte du fond.
Abandonnant la contemplation du paysage, beaucoup trop risquée pour mon système digestif, je laissais mon regard se balader et épouser le papier peint vieillot, les sièges élimés, la canette de coca oubliée par terre. En face de moi, à quelques mètres, un compteur indiquait la vitesse du train : 280 kilomètres/heures.
J’avais presque fait ça un jour, sur l’autoroute. Je transportais la fille de Jeff et j’étais bourrée. Je n’avais pas été attrapée, mais mon amant était devenu fou quand il m’a vu arriver.
Il m’avait jeté à la porte en me criant de ne plus approcher son enfant.
Jeff c’était mon professeur de philosophie à la fac . J’ai été sa maîtresse de longues années, longues années où il me promettait de quitter sa femme et de venir vivre avec moi. Et moi, comme une idiote, je le croyais et souffrait en attendant ce grand jour. Puis la douleur a été si forte que je me suis mis à l’atténuer par tous les moyens : les médecins me prescrivaient à tour de bras des calmants, j’en ai un peu profité. Puis après un surdosage mal contrôlé et un séjour à l’hôpital, j’ai été étiqueté toxico avec en prime les regards méfiants de tous les pharmaciens du coin. Alors du coup, comme il ne fallait pas d’ordonnance pour acheter de l’alcool, je me suis rabattu sur ça.
Si j’écrivais mon histoire, les gens se diraient que je suis vraiment une merde pour m’être laissée plomber par une histoire d’amour. Mais non, il n’y avait pas que ça, ç’aurait été trop facile.
Par où commencer ? Bah tiens, par le commencement pour une fois.
Ma mère a quitté mon père quand j’avais deux ans. C’était un conducteur de train, et il a fait une erreur de pilotage qui a coûté la vie à une centaine de personnes. Bah d’ailleurs c’était sur cette ligne, celle où j’étais actuellement, que l’accident avait eu lieu. Ça avait fait un gros scandale à l’époque. Apparemment la femme du fautif n’avait pas supporté le déshonneur et était partit, mais moi je crois que c’était surtout une bonne excuse. J’ai plus eu de nouvelles de ce père après ça, je crois qu’il a pas bien tourné. À 14 ans j’habitais chez mon copain de l’époque, et j’étais en froid avec toute ma famille. Et cela n’a jamais vraiment changé. Ensuite au bout de quelques années de déboires, d’un projet d’enfant littéralement avorté et une dépression, j’ai fini par avoir un bac de bas niveau.
Et puis là, un rayon de lumière. J’étais célibataire, je vivais dans une coloc de 7 étudiants, j’ai commencé la fac sans trop y croire, et il était là.
Pendant un moment, il m’a porté, m’a aidé à revivre. Je m’imaginais vivre dans une grande maison avec lui et nos enfants. Puis j’ai désenchanté petit à petit. Ça a commencé subtilement, presque sournoisement. Par des regards un peu agacés, des longues absences sans nouvelles, des silences face à mes supplications. Au début, trop amoureuse, je n’y voyais que du feu. Puis petit à petit, j’ai commencé à appréhender l’effroyable réalité : je n’étais qu’un passe-temps pour lui. Après un DEUG décroché de justesse, je me suis mise à travailler à plein temps dans une librairie, et toujours aucun retour de sa part. Il était distant, lointain, jusqu’à ce que je craque. Puis il se faisait cajoleur, me promettait de tout arranger, et moi j’acceptais. Et cela a duré plusieurs années.
Je vais passer sur mon appartement insalubre, sur mon proprio magouilleur, sur mon chef lubrique, sur mon manager abusif et sur tous les gens à qui j’ai cru pouvoir faire confiance avant de le regretter amèrement.
Les choses se sont vraiment accélérées quand je me suis mise à boire. J’étais pas alcoolique, pas du tout. Je buvais jusqu’à m’écrouler et je faisais des choses absurdes dont je ne me souvenais pas. Ou j’arrivais au boulot sans avoir décuvé, ou j’insultais ma mère au téléphone. Enfin, ce genre de conneries. J’avais l’alcool mauvais, mais j’avais la vie plus mauvaise encore.
Hier avait été le point de rupture, de moi par rapport à mon existence et de l’existence par rapport à moi. Au lieu d’en finir j’avais décidé de partir et de tout recommencer. L’avenir me dirait si mon choix avait été une énième bavure ou pas.
J’ouvris les yeux brusquement, lorsqu’un cahot me tira de ma rêverie. Je me sentais embrumée, fatiguée, comme si je m’éveillais d’un long sommeil. Devant moi, le compteur kilométrique indiquait 301 kilomètres/heure.
Je sursautais en m’apercevant qu’une femme s’était assise à côté de moi pendant mon sommeil. Elle s’était placée contre la fenêtre et regardait à travers celle-ci.
Contrariée, j’allais me lever pour changer de place quand je m’aperçus que le wagon était bondé : un peu partout, je voyais des têtes et des chapeaux dépasser des sièges. Mon assoupissement avait été beaucoup plus long et profond que je ne l’avais cru.
Je soupirais, frustrée. Mais j’avais de la ressource : après quelques minutes de recherches intensives puis de démêlage acharné, je vissais mes écouteurs dans mes oreilles. J’étais bien décidée à ne pas entreprendre le moindre acte de sociabilité aujourd’hui.
Alors que je m’évadais sur du Metallica, je sentis une légère pression sur mon épaule. De toute évidence, ma voisine essayait d’attirer mon attention. Coupant ma musique, je me retournais.
L’interruptrice devait avoir 40 ou 50 ans. Elle portait une robe très très vieux genre, le genre que même en brocante on en trouve plus, un chapeau noir, de même acabit que la robe, mais avec le mauvais goût en plus. Ses cheveux blonds, emprisonnés dans un chignon négligés, frisottaient de toute part, rajoutant un air négligé à sa pâleur maladive. Charmante compagnie. Je me demande si Jeff aurait essayé de la sauter celle-là. Il en aurait été capable.
Mais voici que la créature remuait faiblement les lèvres. Le brouhaha ambiant m’empêchait de saisir quoi que ce soit. J’approchais mon oreille et demandais de répéter, une fois, deux fois. À la troisième, j’entendis distinctement sa voix tremblotante :
« Vous devez plaire à mon mari.. »
Interloquée, je la dévisageais. Je n’avais pas remarqué à quel point son visage était émacié. Ses yeux, fines fentes noires, brillaient d’un éclat mauvais qui me dérangeait. Elle avait retroussé ses lèvres pour parler, révélant des dents rachitiques, légèrement pointues, un peu jaunâtres.
Ne sachant que répondre, je balbutiais un « Je ne comprend pas », qu’elle interrompit immédiatement en me saisissant le bras. Sa main était décharnée, d’épaisses veines bleues la parcouraient. Ses ongles, trop longs, s’enfonçaient dans ma chair et me meurtrissaient. Je voulus me dégager et fus surprise par sa force. Ma respiration s’accéléra. Je pris soudainement conscience que ma vessie était lourde, très lourde. Crispée comme j’étais, je me retins sans mal. Est ce que c’était moi ou est ce qu’elle semblait avoir pris 20 ans en quelques minutes ? Son chapeau était tombé dans l’empoignade, révélant des cheveux poivre et sel. Sa peau ridée et flasque entourait une bouche à moitié édentée, dans laquelle je percevais une salive noirâtre. Elle se rapprochait toujours plus de mon visage.
« Mon mari.. Il était dans le train avec moi, et il m’a quitté, il est allé voir des filles.. »
Muette de terreur, incapable de crier, je continuais à lutter contre son emprise sans succès. Quelque chose n’allait pas, quelque chose n’allait vraiment pas. Je sentais tous les poils de mon corps se hérisser d’horreur.
Je jetais un coup d’œil autour de moi, espérant l’aide d’un passager, mais aucun ne semblait nous avoir remarqué.
Lorsque je retournais mon visage vers mon agresseuse, un spasme d’horreur m’échappa, ainsi que le contrôle de ma vessie. De peau, il ne restait que des lambeaux sur ce visage moribond, décomposé par le temps. Les mains squelettiques qui me retenaient n’avaient plus que des tendons pour tenir. Une odeur fétide se dégageait de sa personne, sa bouche béante sécrétait un liquide putride qui coulait le long de son menton à vif.
Sa voix s’était muée en un feulement grave, qui n’avait plus rien d’humain.
« Il m’a laissé ici, lors de l’accident, il n’est pas venu me chercher.. Qu’est-ce que tu dois en avoir de la chance d’être vivante, tu dois bien en profiter avec lui hein ? »
J’étais paralysée par la peur, mon jean était trempé, et je sentais mon estomac abandonner la partie lui aussi. Si seulement je pouvais…
… Crier.
Je me réveillais dans le wagon vide en hurlant. Il était pratiquement vide, il n’y avait personne à côté de moi.
Le compteur kilométrique indiquait 280 kilomètres/heure.
En catastrophe, je me précipitais vers les toilettes où je rendis mes tripes. L’horreur de ma vision était encore vivace dans mon esprit, l’odeur affreuse ne quittait pas mon nez. J’avais besoin d’uriner, ce fut avec soulagement que je m’aperçus que je n’étais pas mouillée.
Tremblante, je restais enfermée quelques minutes, m’aspergeant le visage d’eau fraîche, remettant mes vêtements en place, attachant mes cheveux.
Soudain, je sentis en faisant un mouvement une légère brûlure au niveau de mon avant-bras.
J’enlevais ma veste pour observer de plus près le phénomène. Sur mon biceps ensanglanté, cinq traces de griffes avaient lacéré ma peau.
Quand je suis sorti de ce train, j’ai senti le vent sur mon visage et le sol sous mes pieds. J’ai commandé un café et je l’ai davantage savouré que tout ce que j’avais bu jusqu’alors.
J'ai regardé mes mains, mes mains jeunes et fermes, avec mes yeux, mes yeux fonctionnels et bleus.
Je ne savais pas ce que j’allais devenir, mais j’avais un atout incontestable de mon côté : j’étais vivante.
Semaine 41 : Mémoire (3309 mots)
Que feriez-vous si vous étiez en face de la personne qui est vouée à détruire le monde ?
Ici, on la dézinguerait sans hésiter.
Mais pas n’importe comment. Pas n’importe qui. Chacun a une place et un rôle et c’est ainsi que le monde fonctionne, disait ma grand-mère.
Ceux qui s’occupent de cette sale besogne, ce sont les Prêtres. Ils nous protègent et nous permettent de vivre de longues et belles années en paix.
Ils ressemblent à des militaires, mais leurs vêtements sont complètement noirs. Ils ont aussi des lunettes de soleil. Ma mère m’a expliqué un jour que c’était pour qu’on ne puisse pas les reconnaître, et donc se venger de l’un d’eux s’il a tué quelqu’un que l’on aimait. Je lui ai demandé comment on pouvait aimer quelqu’un qui était emmené à devenir un monstre, et elle m’a répondu que je comprendrais quand j’aurais des enfants.
Moi je ne savais pas encore si j’étais un être de lumière ou d’ombre. Je ne savais pas si j’étais foncièrement bon ou pas. Si j’allais être un gagnant ou un perdant.
Dans quelques jours, j’allais avoir 18 ans. C’était un âge crucial.
Un peu avant leur majorité, les Prêtres voyageaient dans le futur des citoyens. Ils regardaient ce qu’ils avaient fait, et ce qu’ils allaient être amenés à faire sur toute la durée de sa vie. Ils cherchaient le moment de la prochaine apocalypse et comment on allait y arriver. Après plusieurs mois d’enquêtes et de délibérations à n’en plus finir, ils décidaient si la personne devait être tuée au nom de la survie de l’humanité ou non. Et si elle était tuée, c’était le jour de son anniversaire. Ni avant, ni après. En pratique, peu de gens mouraient. S’ils découvraient que j’allais tuer ma femme ou effectuer un braquage, ça ne les concernait pas. Eux ceux qu’ils voulaient, c’était la survie de l’espèce humaine. Rien que ça. Donc à moins que je fusse directement responsable d’un génocide, d’une guerre ou d’une catastrophe de grande ampleur, j’avais des chances d’en réchapper.
Mon père m’avait donné une statistique un jour, je ne m’en souvenais plus très bien, de l’ordre d’un cas sur 100 mille, quelque chose comme ça. Même avec des proportions aussi faibles, ça changeait beaucoup de choses.
Quand on devient parent, on perd un peu de sa raison. On arrive plus à penser correctement, on devient biaisé et irrationnel. C’est comme ça.
J’ai donc eu le loisir durant ma tendre enfance d’observer un peu les déboires de mes géniteurs et de ceux des autres, et ai élaboré un inventaire précis de leurs turpitudes. On me disait souvent que je parlais bien, que je devrai faire de la politique. Enfin bref, là n’est pas le sujet :
Le problème : Mon enfant a une chance sur cent-mille de mourir le jour de ses dix-huit ans.
La solution rationnelle : Se dire qu’une chance sur cent-mille ce serai vraiment pas de bol que ça tombe sur lui, et puis de toute façon on peut rien y faire donc autant faire comme si de rien n’était.
Les solutions des parents :
-Se dire que le mal sur terre est un problème d’éducation, et élever ses gosses dans des conditions plus strictes que dans un couvent. C’est comme ça qu’a été élevée Elsa, ma bonne amie. Pas le droit de sortir, une obligation d’excellence dans tous les domaines, une culture trois fois supérieure à la normale et une connaissance des codes sociaux à faire pâlir tout bon diplomate. Ah, et une haute moralité aussi, enfin, en théorie. C’est la fille la plus dévergondée que j’ai connu, sous son air de bonne petite fille. Je pense que ses parents n’avaient pas prévus ça et que cette méthode est donc totalement inadaptée.
-Il y en a qui se disent que, comme la vie de leurs bambins risque d’être courte, autant en profiter un maximum et leur donner tout ce qu’ils désirent tant qu’il est encore temps. Mon pote Joachim, il sait plus quoi faire de ses vieux. Dès qu’il émet un désir il est exaucé. Ça le rend malade parce qu’il sent bien le caractère superficiel de ces dons. Alors il déconne, exprès pour avoir un peu d’attention authentique. Mais comme ses parents se sentent coupables et ne veulent surtout pas le contrarier, ils
laissent faire. Ce qui le fout davantage en rogne. Bref, c’est un garçon avec pas mal de problèmes qui croule sous les biens matériels. Une réussite donc.
-Bon et du coup il y a l’effet inverse, se dire que, comme on risque de perdre la personne aimée, autant ne pas s’attacher. Magdalena, elle connaît davantage sa nounou que ses parents. Elle n’a pas beaucoup d’amis car elle est très possessive et envahissante. Dès qu’elle a jeté son dévolu sur quelqu’un elle ne le lâche plus d’une semelle et pique des crises de jalousie si jamais l’élu a le malheur de l’oublier un instant. On essayait d’être sympa avec elle, car ça se voyait qu’elle souffrait, mais elle était incapable de nouer des relations saines et finissait toujours seule.
-Et ensuite il y a moi qui ne suis pas trop mal loti, vu que mes parents ne se sont jamais mis d’accord sur ce qu’ils devaient faire. Donc mon père a décidé de ne pas s’attacher et ma mère de nous couver mon frère et moi. La vie tient à peu de choses. J’ai l’impression d’être un peu plus heureux que la plupart de mes camarades. Surtout qu’avec le temps, mes parents ont déteint l’un sur l’autre. Ce qui fait que je peux avoir des conversations politiques avec mon père de temps en temps et que des fois ma mère décide de me priver de sorties quand elle voit mon bulletin. Elle le regrette souvent, mais moins quand elle s’aperçoit que je fais le mur.
Mon frère il a cinq ans de plus que moi. C’est un gars sympa, qui parle pas beaucoup et qui est consciencieux dans ce qu’il fait. Il a rejoint les Prêtres l’année dernière. C’est une grande fierté dans la famille, ne rejoint pas l’Ordre qui veut. Il est encore en formation pour l’instant, et vient nous voir durant ses permissions. Il nous dit que l’entraînement est à la fois physique et mental, qu’il faut savoir contrôler son corps et son esprit, et surtout avoir un sens du devoir incorruptible pour juger chaque situation avec équité. C’est tout ce qu’il a dit, ils ne lui ont pas appris à être plus bavard.
Je savais qu’il n’étudierait pas mon dossier à moi, car c’est bien trop dur d’enquêter sur un membre de sa famille.
Je n’ai pas vraiment peur de l’échéance. Il y avait une théorie qui disait comme quoi les mauvais gênes sont familiaux. Aucun de mes ancêtres n’avait été tué. Enfin si, en remontant au moins au quarantième degré on avait un oncle par alliance qui avait eu un demi-frère qui a été éliminé. Rien de bien alarmant quoi. Puis j’avais cette superstition un peu idiote qui consistait à dire que, comme mon frère était Prêtre, je ne pouvais pas être bien mauvais étant donné que nous avions un patrimoine génétique proche.
De toute façon on ne savait pas.
Il y en avaient qui en devenaient malades et qui ingurgitaient tout un tas de cachets pour se calmer. Après leur majorité, ils se rendaient compte qu’ils étaient toujours là et étaient d’autant plus mal qu’ils se demandaient quel était le sens de la vie et à quoi bon mener une existence paisible si elle ne menait à rien.
En voilà qui n’étaient jamais contents de rien.
Moi si je survivais, j’avais prévu un grand voyage. J’avais économisé beaucoup pour ça. Et je voulais demander à Elsa de venir avec moi.
Elle me plaisait cette fille, et pas que physiquement.
Hier alors que nous terminions notre petite affaire dans les toilettes entre deux cours, j’ai voulu l’embrasser. Elle m’avait repoussée. Je l’avais alors prise dans mes bras et je lui ai dit que je tenais à elle. Elle s’est à nouveau débattue vivement et m’a regardée furieuse :
« Ne dis pas des choses comme ça ! »
Et elle était partie.
Moi j’ai pensé qu’elle m’aimait bien mais qu’elle avait peur. Mon anniversaire était dans cinq jours. Le sien avait eu lieu il y a deux mois. C’était idiot de s’engager maintenant sans savoir. Tenter une approche à ce moment-là n’avait pas été ma meilleure idée. Mais au moins avais-je eus le goût de ses lèvres pour espérer..
Quelques mois avant la date fatidique, on avait tous un entretien avec une dame en blanc pour savoir comment on le vivait. Elle m’avait dit « Vous êtes un rigolo vous ! ». J’ai pensé qu’elle m’avait bien cernée, ça m’a fait plaisir.
Faut pas croire que ce système de voyage dans le temps était accepté par tous. Y’en avait qui vivaient en autarcie pour espérer échapper à la sentence. D’autres s’organisaient et luttaient dans l’ombre. Quand je n’étais qu’un mioche, mon père faisait partie d’un de ses groupes. Sa théorie était que la navigation temporelle n’était qu’un coup monté et que l’état se servait des Prêtres pour éliminer de futurs-potentiels opposants.
Il partait souvent le soir, avec un gros sac à dos et ne rentrait que le matin, épuisé, tout blanc, avec un peu de barbe.
Un jour il était rentré en criant et en pleurant. Ma mère l’avait déshabillé et mis au lit mais il ne tenait pas en place, il racontait n’importe quoi, il délirait. Au bout de quelques jours à le soigner, ma douce maman avait réussi à comprendre ce qu’il demandait : il voulait qu’on lui efface la mémoire.
La voisine nous avait gardés, moi et mon frère, et mes parents sont partis quelques jours dans un centre. En revenant, mon père était calme et souriant. Il brandissait une lettre manuscrite où l’on pouvait reconnaître son écriture, et où il s’expliquait à lui-même pourquoi il avait décidé d’oublier ce qu’il avait appris cette nuit-là.
Il m’a semblé vaguement avoir réussi à déchiffrer la missive, qu’il gardait encadré dans le salon, mais ne pas y avoir trouvé d’informations déterminantes. Ce qui m’avait étonné par contre, c’est qu’il commençait sa lettre ainsi : « Cher Fred ». Ce qui m’embêtait, c’est que mon père s’appelait Antoine, Fred étant son deuxième prénom. Personne n’avait su me l’expliquer et ce mystère anodin était resté irrésolu jusqu’à ce jour.
Le changement notable, depuis cet effacement, c’était que notre paternel s’était mis à parler politique avec nous et à cautionner le système sur lequel il crachait auparavant. Il avait même félicité mon frère quand il avait été accepté chez les Prêtres. Je m’étais donc dit que ce dispositif devait être bénéfique en beaucoup de choses, même si je n’avais pas l’âge de comprendre.
Bien sûr à l’école, on nous expliquait le pourquoi du comment, mais ce n’était pas la même chose. Je me souvenais de quand nous avions étudié les deux derniers cataclysmes : le premier ayant abouti à la mort de trois milliards d’humains et le second ayant détruit le continent Nord-Américain. Et les analyses montraient évidemment qu’une ou deux personnalités étaient responsables à titre individuel de ce qu’il s’était passé. On avait regardé un très long documentaire récapitulant les preuves.
Ce qui a été plus inquiétant c’est quand on s’est mis à nous parler de la troisième apocalypse qui était prévue dans le futur. Nous avions eu droit à des images absolument insoutenables où nous voyions nos parents, notre ville, certains se sont même reconnus un peu plus âgés, en train de périr dans d’affreuses souffrances. Ces images tournées par des Prêtres en mission n’allaient heureusement jamais se concrétiser, puisqu’une heure et demi de documentaire plus tard, on nous prouvait par A plus B que le principal responsable du massacre à venir était un de nos contemporains, et nous avions eu l’honneur d’assister à la retransmission de son exécution. Il avait l’air d’un type adorable.
Des cauchemars horribles ont longtemps accompagné mes nuits de petit garçon après ça.
Malgré mon apparente bonhomie, je commençais à avoir les chocottes. Je le savais parce que je me jetais sur toutes les sucreries qui traînaient, ce qui n’étais pas vraiment mon habitude.
Cinq jours avant mes dix-huit ans, j’ai déposé une poignée de cinq bonbons dans mon placard. J’allais avoir droit à un par jour. C’était à la fois pour limiter ma consommation de sucre et à la fois pour me raccrocher à un rituel rassurant.
Le matin de ma majorité, c’était avec une solennité religieuse que j’avais défait le papier glacé entourant la dernière sucrerie. Le goût douceâtre n’étais pas aussi apaisant que je l’avais espéré. Résolu à en profiter, je me concentrais longuement sur la sensation du dragée fondant dans ma bouche, sans parvenir à en tirer une once de plaisir.
La veille mes parents avaient fait un repas plus festif que d’habitude. Ma tante était passée, puis la voisine et deux-trois amis.
Avec Elsa, on avait fait l’amour comme jamais. Puis elle m’avait embrassée, les larmes aux yeux, avant de s’enfuir en courant. Je m’étais effondré en silence.
Personne n’avait parlé de l’échéance. On était dans les souvenirs passés, dans la nostalgie, comme une veillée funèbre. Je savais qu’ils étaient tous venus pour me voir une dernière fois, au cas où. Je ne pouvais pas leur en vouloir.
Étonnamment, j’avais dormi. Un lourd sommeil donc j’ai eu du mal à émerger. J’allais passer la journée seul, comme il était d’usage. Personne n’avait envie d’être là si… Évidemment ils faisaient ça bien les Prêtres, c’était pas des bouchers. De ce que j’avais compris ils avaient un petit pistolet à fléchette qui contenait une substance qui stoppait le cœur immédiatement. Indolore, rapide, et ils se chargeaient d’emmener le corps.
Je n’étais malheureusement pas aussi enthousiaste que j’aurais dû face à cette technologie.
Où voudrais-je mourir si c’était le jour ? Peut être dans un parc. Oui un parc. Au milieu des arbres, avec le chant des oiseaux, le bruit de l’eau qui coule... Mes yeux s’emplirent de larmes.
J’allais noyer tout ça sous ma douche.
Je ne voulais pas sortir de chez moi. Mais il fallait le faire. Je pensais à la troisième apocalypse et à la survie de l’espèce et je sortis.
Dehors le monde continuait à tourner, le vent soufflait doucement, les enfants jouaient, tout était exactement comme à l’ordinaire. Sauf moi. Mes jambes tremblaient davantage que pour ma première fois. Je suais à grosse goutte et pourtant, j’avais des frissons.
Un pas, deux pas, trois pas. Je descendis le trottoir.
Une main gantée noire se posa sur mon épaule. Je me désintégrai intérieurement.
J’allais mourir.
Et soudain, au milieu du tourbillon de néant dans lequel j’étais tombé, une grande lumière pâle me submergea et balaya ma pauvre existence. Soudain il n’y eut plus rien, si ce n’est le calme, le vide, le repos.
Le temps se mit à passer lentement, très lentement. Je songeai à ma vie et ne trouvais nulle raison d’être anxieux. J’avais terminé mon parcours sur terre, j’avais laissé, comme des milliards d’êtres humains avant moi, une trace minuscule mais perceptible.
Mes proches m’aimaient, je n’avais manqué de rien, j’avais eu des bons moments.
Je pensais à tous les mecs qu’Elsa se ferait pour se consoler de ma perte. Cela m’excita et m’emplit de tendresse à la fois. Oui, moi aussi j’avais aimé. J’avais eu une belle vie, je pouvais partir tranquille. Je me sentais libre et serein, et prêt à en finir.
Je me retournais calmement, et souris à l’homme en noir qui m’avait intercepté. Il me désigna sans un mot un camion qui stationnait sur le bas-côté. Je vis un second gros-bras arriver derrière moi, pour éviter ma fuite sans doute. Cela n’avait aucun intérêt. C’est de mon propre chef que je me rendis à l’intérieur. Je me sentais plein de douceur et de compassion, quelque chose de chaud qui irradiait dans ma poitrine.
Nous roulâmes environ vingt minutes, il me semblait vaguement que nous nous rendions au siège des Prêtres locaux. Ils travaillaient par petits groupes de trois ou quatre et n’avaient en général aucun compte à rendre, sauf cas difficiles. Je savais que ce n’était pas leur manière de faire habituelle et que quelque chose ne tournait pas rond. Mais cela ne me dérangeait pas, la vie suivait son cours, tout se passerait exactement comme il fallait que ça se passe.
On me débarqua dans des locaux austères que je ne connaissais pas. On me pria silencieusement d’entrer dans une pièce ayant pour seul mobilier une chaise usée. Je m’y assis et attendis.
En face de moi, contre la seule porte, un Prêtre me gardait, le visage impassible, les yeux cachés derrière ses lunettes sombres. Ne rien faire ne me paraissait pas désagréable, au contraire j’y trouvais là l’occasion rêvée de renouer avec mes sensations et l’instant présent. Un sourire béat apparu sur mes lèvres.
Quand je rouvris les yeux, je vis une larme couler sur la joue de mon gardien. Emplis de sympathie, je me levais doucement et posais ma main sur son épaule. Il me laissa faire puis s’effondra à mes pieds en gémissants. Agenouillé devant moi, m’agrippant la jambe comme un miséreux supplierait son maître, il pleurait à chaudes larmes en répétant : « Dēbatā ! Dēbatā !». La surprise me sidéra.
Pour cet homme, j’avais l’impression d’être une divinité. Il se prosternait devant moi en multipliant les actes de déférence. Je pensais d’abord qu’il avait perdu la raison, puis je me demandais ce qu’il avait bien pu voir de si impressionnant dans mon futur.
Je ne pu pas développer davantage mon idée car j’entendis des bruits de pas et de voix venant de l’autre côté de la porte. Le Prêtre se redressa prestement, couvert de larmes et de morve, puis sortit en refermant. J’entendis des cris, des disputes, des gémissements de douleur, puis plus rien. Le silence était retombé aussi sûrement qu’il avait été perturbé.
J’attendis prudemment, ne voulant me mêler de rien. Mais rien n’arriva.
Seul avec moi-même, je réalisais que j’avais soif. Terriblement soif. Le mal asséchant ma gorge prit de l’ampleur au fil des minutes, me dévorant l’œsophage. N’y tenant plus, j’entrouvris avec prudence la porte de ma cellule improvisée : elle n’était pas verrouillée.
Devant mes yeux ahuris, trois corps étaient étendus sur le sol.
Tous trois étaient habillés de noir : des Prêtres.
Je reconnus celui qui avait pleuré. Une fléchette était plantée dans son crâne. Les fameuses fléchettes létales. Inutile de préciser qu’il était mort. Son meurtrier semblait être un des deux hommes qui étaient arrivés en faisant du tapage tout à l’heure. Ils portaient tous deux des armes mortelles, dégainées, prêtes à l’emploi, et gisait inconscients. Cependant, leur poitrine bougeait encore. L’un d’eux avait effectivement tiré sur son acolyte larmoyant. Je remarquai alors que mon protecteur lui, possédait un pistolet d’une toute autre nature. Il ne me fallut pas plus de quelques secondes d’examen pour reconnaître un modèle que mon frère avait ramené à la maison lors d’une permission : celui-ci paralysait les victimes pour un temps limité. C’était avec ce genre de munitions qu’avaient été touchés les deux inconnus.
Le calcul se fit rapidement dans ma tête : s’ils étaient venus pour me tuer et qu’ils n’avaient pas réussis, c’est que le troisième homme les en avaient empêchés en leur tirant dessus, ce qui lui avait valut une riposte mortelle. S’ils n’étaient que paralysés ils n’allaient pas tarder à se réveiller et donc à finir la besogne. Le temps n’était plus à la réflexion mais à l’action. Je me saisis d’un des pistolets à fléchette et tirais à bout portant sur les deux types.
Je soufflais longuement.
C’est à ce moment-là que j’eus l’impression de revenir à la réalité.
J’avais soif, terriblement soif. Et j’avais chaud, terriblement chaud.
Semaine 42 : Abandon (297 mots)
Un roquet édenté
Sur le trottoir mouillé
Un pelage dru et sale
Qui sillonne le dédale
D’une ville inconnue
Aux maisons biscornues
Une langue pendante
Une silhouette errante
Un collier cassé
Des canines acérées
Il cherche son chemin
Et lutte sans lendemain
« Maître pourquoi m’as tu...
… Abandonné dans la rue ? »
Il gémit et pleure
Ce toutou a un coeur
A quand la chaleur bienveillante
D'une maison accueillante ?
Pour se consoler
Il n’a que pavés
Comment espérer ?
Epleuré il se plait
À s’imaginer qu’à chercher
Il va finir par trouver
Un jour le mauvais sort
Le tourmente encore
Et le pousse à admirer
La vie qu’il espérait
Dans une maison huppée
Dans un jardin coquet
Devant lui se dresse
Un beau canin en lesse
Dans une niche dorée
Entouré de jouets
Avec pour seule ordonnance
D’aboyer avec sens
Le perdu sans maison
N’en peut plus d’oraisons
Dans un élan effronté
Il franchit le pallier
Aborde insolemment
L’individu opulent
« Quelle étoile te guide
Pour que ton ciel soit limpide ?
As-tu donné la patte souvent
Pour qu’on te récompense rondement ?
Pourquoi t’as t'on gardé ?
Pourquoi m’a-t-on jeté ? »
« Hélas » répondit l’animal
« Tu juges bien mal,
Voilà moultes nuitées
Que je veux m’échapper
Vivre enchaîné m’effraie
Prendre ta place me sied ! »
Aussitôt dit, aussitôt fait
Le mendiant et le replet
Échangent rôle et place
Entre rue et palace
L’accord est fait
Les partis satisfaits
Se quittent en gaussant
Le plan est puissant
L’idée est charmante
Le corniaud enchante
Le plan est parfait
Pourquoi s’inquiéter ?
La vue des hommes est perçante
Et la différence est criante
De racé il devient bâtard
De chiot il devient vieillard
Il s’endort sans se douter
De la triste réalité
Semaine 43 : Yaourt Allégé (684 mots)
« Ah ! Aujourd’hui c’est plus comme avant, j’te raconte pas. Enfin si, si tu veux, j’te raconte et tu me paieras une bière en retour. Ouais voilà on fait ça. Bon, dis-toi qu’à mon époque, c’était beaucoup plus simple que ça l’est aujourd’hui. Les humains mangeaient avec rien et ils étaient heureux ! Un yaourt, c’était un yaourt, tout ce qu’il y avait de plus simple, on cherchait pas de midi à quatorze heures !
Comment ? Toi, produit de la nouvelle génération ? Ah non non, toi c’est différend, t’es aromatisé à la banane mec, t’aurai jamais dû exister, t’es une erreur de la direction marketing. Bah ouais puisque je te le dis ! Et puis sinon tu serais pas en train de faire le pilier d’bar à m’écouter élucubrer mes histoires de vieux schnock hein ? T’aurai une vie si t’étais un vrai laitage, crois moi. Bah oui mais bon faut que tu fasses avec mon gars, l’être humain a ptet un millier d’inventions géniales par siècle alors t’imagines bien qu’à ce compte-là y’a forcément des ratés… Ah ben pleure pas non, sinon tu pourras pas écouter la suite de l’histoire ! Rah là là des mijaurée j’te jure. Moi non plus, personne me veut. Un yaourt nature, je suis dépassé, « mainstream » comme disent les jeunes. Ils savent plus apprécier les bonnes choses authentiques de nos jours.
T’as d’ja vu la dernière génération ? Au crumble, à la crème… C’est une toute autre catégorie, on a perdu l’essence même de ce qu’on était au départ. Tu parles ! Ça a le cul truffé d’gateau, c’est ultra calorique et ça passe en te jetant un r’gard dédaigneux qui veut tout dire ! Moi j’aime pas ces filles trop superficielles comme ça, moi j’dis ce qui est simple est bon ! Déjà qu’avec l’avènement des yaourt aux fruits ça a été l’enfer… J’avais une nana à l’époque, à la framboise qu’elle était. Elle passait sa journée à r’garder ses rondeurs et à complexer ! « Chéri tu trouves pas que mes fruits sont trop gros ? Hey, t’as pas l’impression que j’ai trop de peau ? » Et moi j’lui répondais « Mais non mon amour t’es parfaite, j’aime tes rondeurs, j’m’en fout que tu sois pas lisse comme un velouté moi, j’aime quand y’a du corps, d’la matière ! ».
Bah tu sais quoi ? Ça a jamais fonctionné et elle a fini par me quitter parce que je « la tirais vers le bas » .
Et ouais, la vie c’est vache, c’est comme ça.
C’est comme l’autre jour j’ai rencontré un ami merguez, j’étais super content de le voir ! Ah bah lui il avait pas le moral et j’vais te dire pourquoi ! Il avait rencontré une fille superbe en boite, trace de grill sur peau brune, tenue parfaite, un canon. Et elle l’avait draguée toute la soirée. Lui l’était trop content, tu parles, ça faisait des années qu’il était célibataire. Il l’invite chez lui, et là qu’est ce qu’il découvre ? Elle était au soja la salope ! Ah elle s’est bien foutu de sa gueule, il a fini la soirée seul et le moral dans les chaussettes. Ah bah oui c’est la vie. Toi si tu fais pas attention, avec ta gueule désespérée, les yaourt au lait de riz tu vas y avoir droit ! Mais bon ils sont encore facilement reconnaissables, si tu vois pleins de feuilles et des hippies sur l’emballage c’est qu’il faut que tu te méfies. Si y’a pas une vache de représentée, c’est qu’y a anguille sous roche crois moi.
Bon je parle je parle, mais elle est où ma bière hein ? Serveur ! Une autre !
Ah là là, voilà un peu le tableau, de plus en plus d’innovation mais pas pour notre bien. Les filles veulent plus de nous, elles sont toutes à fond sur les allégés. Allégés en gras ouais peut-être mais aussi en personnalité moi j’dis ! Peuh, que des produits insipides maintenant sur le marché, les valeurs se perdent, et nous, on fermente !
11:30 - 17 août 2017
Peux-tu indiquer de quand à quand vont chacune des semaines ?
Il se pourrait bien que la pluie m'inspire finalement...
09:53 - 19 août 2017
Alors j'ai eu un débat intérieur très mouvementé.
J'ai vu que des équivalent de projets Bradburry avaient été lancés déja auparavent, mais qu'à chaque fois la deadline était reportée à cause des retards des participants et finalement pas complétés.
J'avais donc dans l'idée que chaque participant gère son propre calendrier (par exemple moi j'ai commencé la semaine 1 du lundi 14 au lundi 21, mais toi tu peux commencer du samedi 19 au samedi 26), et que ce topic serve surtout de "compte rendu", où on peut tous s'encourager à poursuivre même sans avoir les mêmes plannings.
Si tu veux avoir les mêmes dates que moi cependant c'est possible, elles sont notées ci dessus :)
(Edit du post principal avec ajout du contenu de ce message)
15:41 - 20 août 2017
Nom : El Joy Bear
Durée du défi : 5 semaines (5 nouvelles)
Thème proposé : la tête dans le brouillard.
Semaine 1 : La pluie (343 mots)
Tout les habitants inspectaient, réparaient et vérifiaient les collecteurs de pluie, nettoyaient les toitures, remplaçaient les bardeaux abîmé, sortaient jarres et tonneaux, qu’ils déposaient sous des bâches légèrement détendues et percées et leur milieu.
La mousson était sans le moindre doute l’évènement de la décennie et tout les habitants savaient à quel point elle était importante et permettrait, du-moins pour une poignée de mois, de vivre une période de faste, de planter les graines interdites et de varier son alimentation.
Mais les plus jeunes d'entre eux ne l'avaient jamais connue, leurs expériences se limitaient aux journées torrides, aux vents de sable, aux terres arides et à la sécheresse quotidienne.
Beaucoup d'entre eux furent conçu durant la dernière mousson, quand la foule, ravie que ses incessantes prières soit enfin exaucées, s’adonne dans la plus grande béatitude à des actes charnel, à même le sol fraîchement boueux, sous le regard bienveillants des dieux, pour les remercier de cette pluie providentielle.
Les enfants les plus menus sont descendu par les puis creusés vers la nappe phréatique dormant sous la ville, vérifiant qu’aucun animal n’ai eu l’idée de venir mourir au sein d’un des boyaux ou d’unes des chatières de l’immense aquifère.
À la surface, les jeunes filles préparaient les champs longeant l’urbs, plantant tout les deux pas, les graines de maïs, d’orge et de blé conservés depuis la précédente récolte, souvent antérieure à leur naissance.
Leurs mères quand à elles, préparaient les festivités, les abords du temple étaient décorés de milliers de drapeaux de prières, des amphores d’alcool, soigneusement conservées sous le temple, étaient remontées et dépoussières, destinées à être bues en grande quantité lorsque la foule accueillera les premiers signes de la mousson.
L’agitation ne cessa que tard dans la nuit, quand, peu à peu, les habitants épuisés par les préparatifs allèrent s’effondrer sur leur matelas de pailles, l’esprit bouillonnant d’excitation et d’espoir.
Au loin, les rayons de l’aube filtrent à travers d’épais nuages.
Semaine 2 : Un choix décisif (1039 mots)
La sonnerie du vactrain, celle qui prévenait les passagers une trentaine de seconde avant chaque phase d’accélération ou de décélération, retenti alors que je traversais encore l’étroit couloir longé d’accoudoirs, rejoignant ma place.
Une jeune femme bardée de morpho-tatoo, couronnée d’un imposant casque audio, s’étalait de tout son long entre le siège vide et moi, j’eus un moment d’hésitation, ne souhaitant pas la déranger, quand elle rabaissa son casque et me prit à partie.
- Oh pardon, s’exclama t’elle, asseyais vous, je ne vais quand même pas vous laisser passer le voyage debout tout de même. Sur ces mots, elle replia ses jambes et s’empressa de débarrasser son sac à dos de la place libre.
À peine ai-je pus m’asseoir et de boucler ma ceinture que je me retrouva pressé contre mon siège par l’accélération, et alors que mon visage affichait mon léger malaise, ma voisine ne semblait pas gênée le moins du monde par cet abrupt changement de vitesse, elle étendit ses jambes à nouveau et reprit sa lecture, qui semblait, par les illustrations de l’article, avoir pour sujet quelque nouvelle techniques de culture hydroponiques en milieu spatial, sujet probablement passionnant si on prend le temps de s’y intéressé, ce qui n’étais pas encore mon cas.
Une fois accommodé de l’accélération, je me mis à l’aise en rehaussant l’appuie-tête et me mis à observer sans grande attention les paysages fantaisistes défilant sur la simivista.
Après que le tranquille défilement du paysage offert par la simivista m’eut quelque-peu assoupi, ma voisine, qui avait vraisemblablement terminé la lecture de son article, combla son ennuie en me faisant la conversation, des tenants et aboutissants de nos voyages respectifs, de nos emplois et autres banalités, mais de fil en aiguille, la conversation devint plus intéressant, plus personnelle, plus passionnée.
Malgré nos apparences respectives bien distinctes, elle, jeune botaniste au look grunge, percée de toute part et couverte de morpho-tatoo oscillant du tatouage japonais traditionnel aux motifs abstraits, et moi, conservateur d’art approchant lentement la quarantaine, petit gilet, chemise repassée, épinglée d’un stylo d’un autre temps, celui ou l’encre et le papier avait encore un usage courant, nous nous passionnions peu à peu l’un pour l’autre, comme si, sans le savoir, nous eûmes toujours rêvé de vivre la vie de l’autre, comme si nous nous étions trompé de chemin jusqu’alors.
L’avertisseur sonore du vactrain résonna, les 90 minutes qui séparaient Paris de Moscou s’étaient écoulées sans même qu’on ne les vîmes passer. Alors que tout les passagers se préparaient à débarquer, nous continuions à discuter, jusqu’à la sortie du train, puis le long du quai, puis dans la gare puis…
Ce qui se passait était clair pour nous deux, il y avait quelque chose entre nous, quelque-chose d’indescriptible, quelque-chose de fort, quelque-chose de merveilleux, mais aussi quelque-chose d’interdit.
Une heure et demi à discuter nous avait suffisamment appris sur les mœurs de chaque-un de nous pour savoir que des choix antérieurs, jamais regrettés jusqu’alors, interdisait à notre relation d’aller plus loin.
Il était facile de voir sur nos visages un tiraillement entre des émotions opposées, entre l’existant et le possible, entre la sagesse et la bêtise, entre la modération et l’insouciance, entre la vertu et la faiblesse.
Après un moment interminable à se fixer du regard, sans se voir, en ne contemplant que nos choix passés et nos futur regrets, nous nous dîmes adieu, prenant tout deux le plus grands soin de taire toutes informations permettant une autre échange, une autre rencontre, un avenir.
Nous hélâmes chacun un robotaxi en séparant nos chemins, les véhicules nous approchèrent, j’entrai dans le luxueux habitacle, saisi les coordonnées de mon hôtel, hésita longuement à valider l’adresse ou à sauter hors du véhicule et me précipiter vers le sien, mais il était déjà trop tard, son taxi s’était mélangé dans l’océan de métal, des milliers d’automobiles identiques, sillonnant les artères de la ville enneigée.
Après un ample et douloureux soupir, je validai à contre cœur mon trajet, je bouillonnai, je détestais le choix que j’avais fait, je détestais le choix que je n’avais pas fait, je me détestai, je détestais tout.
Le robotaxi s’immobilisa finalement devant le North Tsar Hotel, je quitta la chaleur de l’habitacle pour rejoindre à grand pas celle de la réception, m’empressais de m’annoncer et de récupérer mon passe, quand, du coin de l’œil, je remarqua un silhouette familière.
Elle était là.
Elle était là, dans la file voisine, à deux pas, nos regards se croisèrent au moment où les hautesses nous annoncèrent nos chambres respectives : 227, 229.
Pas un mot ne fut échangé dans l’ascenseur, ni dans le couloir, ni quand, dos à dos, nous glissâmes nos passes dans leurs serrures magnétiques, ni quand les portes claquèrent.
Je jetai ma sacoche à travers la pièce avant de me jeter sur le lit, contemplant le plafond immaculé, y cherchant inconsciemment la réponse à mon dilemme.
N’en trouvant aucune, je me m’y a fixer le réveil, toujours avec le même espoir, les minutes semblaient interminables, mais elles étaient toujours, inlassablement, dessinées par les petits segments rougeâtres du cadran lumineux :
23:11
23:12
23:14
23:15 était en chemin quand on toqua à la porte.
Mon cœur se figea, ma respiration se bloqua, je m’avança lentement, ne sachant pas si je devais souhaiter ou non sa présence, et si ce n’était pas elle, si je devais être déçu ou soulagé.
Un regard hésitant dans le judas répondis à mon interrogation, c’était bien elle, partageant le même regard, incertaines de sa décision, craintive de la mienne.
Elle, le silence, une porte, moi.
Elle, le silence, une porte, moi.
Elle, le silence, une porte, moi.
Vendredi 17 décembre 2083, 23:16 :
Je prend la plus grand décision de ma vie et j’ouvre une porte.
Semaine 3 :
Tirer les vers du nezLa page blanche (322 mots)Tout autour de moi, l’incessant bourdonnement des centaines de stylos, étalant frénétiquement leur encre sur le papier, copie double, lignées, 80g/m², fournis d'office à l'entrée de la classe, à coté d'une pile de stylos à billes, noir, pointes fines, corps et capuchon coloré du gris réglementaire marquant le seul matériel autorisé pour les tests de cette fin d'année.
Alors que mon voisin de droite souillait à nouveau une énième copie vierge, je n'avais toujours rien écrit, pas une ligne, pas un mot, pas même un gribouillis ou une rature, ma copie était immaculée, mise à part ces lignes préimprimées, rigoureusement identiques et parallèles les unes aux autres et dont la perfection semblait me juger.
Trente rangées de dix élèves, et partout où mon regard se posait, tous écrivaient, tous semblaient inspirés, tous semblaient compétent, tous sauf moi.
J’étais comme une ligne mal imprimée, spoliant une page de sa perfection, deux-cent-quatre-vingt-dix-neuf petites ligne parallèles, et au milieu d’elles, une ligne baveuse et oblique.
Je fixa à nouveau mon regard sur l’horloge, suivant nerveusement la course folle de la trotteuse, infatigable segment qui marquait de ses révolutions chaque minutes gâchées de mon existence, chaque minutes où, à la même place, avec les mêmes feuilles et le même stylo, n’importe quel autre élève aurait, sans se forcer, coucher sur papier les théories les plus brillantes, noter des équations d’une justesse déconcertante et tracer les schémas des plus fin et des plus précis.
N’importe quel autre élève, mais pas moi, moi j’étais tout juste bon à regarder les aiguilles tourner, témoin de la fuite du temps, de la vacuité de chaque instant, spectateur de ma propre existence, juge , témoin, coupable et victime de mon perpétuel échec, aussi sûr et précis que les bonds millimétrés de cette aiguille qui obsédait mon regard.
Semaine 4 : Matin (230 mots, fait à l’arrache (ISO-1664) pour ne pas être à la bourre sur la semaine)
Je quitte à regret la chaleur de la couette pour m’aventurer sur le carrelage froid, les yeux mi-clos, évitant tant bien que mal que mes orteils rencontrent les pieds de meubles minant le chemin de la cuisine.
Quelques manipulations plus tard, la cafetière se met en branle, préparant lentement la drogue qui me maintient en vie jours après jours, je la laisse tranquillement travailler et je me dirige cahin-caha vers la salle de bain, réglant machinalement la température de l’eau, le regard perdu dans les interstices du carrelage fissuré, ne prêtant aucune attention aux vapeurs ammoniaques, ça économise une chasse.
Je m’enroule d’une épaisse serviette et contemple mes cernes dans le miroir embué, je discipline mes cheveux en bataille, retire les piercings qu’il aime tant et nettoie de mon visage les traces de son amour. Quelques couches de maquillage pour cacher ma fatigue, quelques contorsions pour enfiler mes sous-vêtements, un tailleur à manches longues pour cacher mes tatouage et des lunettes pour finir de me travestir.
Le café bouillant brûle en moi, j’enfile d’inconfortables talons et scelle le rituel magique du matin, j’ai fait disparaître une personne et fait apparaître une employée.
21:27 - 28 août 2017
Nous comptons pour le moment deux membres actifs qui en sont à leur seconde semaine de projet. Nous serons heureux de vous accueillir si vous souhaitez vous lancer !
21:35 - 28 août 2017
Attends, attends qu'on revive après notre irl mouvementé et on arrive!
12:08 - 29 août 2017
Je l'avais bien compris que cette IRL ne serai pas sans conséquences x)
(Semaine 3 postée !)
12:52 - 29 août 2017
C'est chouette de lancer un projet Bradbury !
15:11 - 29 août 2017
Je crois que j'ai trouvé ce qui va m’intéresser dans ce jeu :
Je vais reprendre ton plan comme titre de partie d'une plus longue histoire. Le titre induisant la conduite du récit.
Je peux faire ça et rester dans le sujet ?
si oui ma semaine 1 sera cette semaine.
Semaine 1 : La pluie
Semaine 2 : Un choix décisif
Semaine 3 : Tirer les vers du nez
Semaine 4 : Matin
Semaine 5 : Une sacoche en cuir
Semaine 6 : La clef
Semaine 7 : Un repas
Semaine 8 : La tête dans le brouillard
22:00 - 29 août 2017
Le thème est seulement une idée pour inspirer, on peut le tourner ou le transformer comme on le souhaite !
Bienvenue dans ce cas ! :D Quelle sera ta deadline ?
00:03 - 30 août 2017
Si j'avance à raison d'un texte par semaine, la deadline du projet sera le 22 octobre.
Je vais tâcher de m'y tenir
11:50 - 1 sept. 2017
Bon courage pour votre Bradbury (:
C'est trop rigoureux pour moi comme projet et j'ai trop de textes en attentes pour m'y lancer (c'est surtout ça).
11:03 - 2 sept. 2017
J'ai pas trop compris le principe du thème en fait. Il s'agit d'un thème commun à tout le monde ? Ou chacun peut choisir son propre thème d'une semaine à l'autre ?
"J'ai une âme solitaire"
12:55 - 2 sept. 2017
J'ai marqué "Exemple de thème", ça veut dire que j'en propose certains, libre à vous de les suivre ou pas, de composer votre propre liste...
J'aurai dû appeler ce sujet "Centralisation de projets bradbury individuels", car en fait, il s'agit d'un défi personnel dont on définit individuellement les conditions (thèmes, durée, deadline), et on s'engage à le tenir ici.
Ensuite, on poste le résultat chaque semaine sur le sujet. Ça permet aux autres membres de suivre la progression et de t'encourager si jamais tu manques une deadline, pour que tu n'abandonne pas.
Je vous promet, un jour, ça sera clair.
(je vais éditer le sujet principal pour que ça soit plus cohérent)
12:16 - 3 sept. 2017
Pas vraiment inspiré par le sujet de la semaine, j'ai donc pris le manque d'inspiration et la frustration qu'il engendre comme sujet.